Hocine Ait-Ahmed: Pourquoi l’omerta sur la Françalgérie ?

Pourquoi l’omerta sur la Françalgérie ?

Hocine Aït-Ahmed, 28 juin 2004*

Il me revient, je crois, d’expliquer pourquoi un État peut massacrer 200 000 person-nes, affamer la moitié de sa population alors qu’il est assis sur un baril de pétrole et inspirer à l’occasion quelques bombes dans ce qui fut son ancienne métropole. Le tout sans que cela ne dérange personne et sans en subir aucune conséquence.
Le temps qui m’est imparti étant court et l’affaire complexe, j’essaierai d’aller à l’essentiel. L’Algérie a vécu schématiquement trois drames. Et chacun a contribué à rendre l’Algérie un peu plus taboue au sein de la communauté internationale. Jusqu’à arriver à la situation actuelle : un consensus général pour fermer totalement les yeux sans la moindre gêne sur le sort des Algériens.

Premier drame : la guerre de libération
Elle a été atroce, on le sait. Quarante ans après l’indépendance, la France n’a tou-jours pas réussi à passer d’un vague regret à un repentir conséquent, seul gage d’une réconciliation saine. Du coup, les séquelles de cette guerre hantent toujours les rapports entre les deux pays. Problèmes politiques, psychologiques, réels ou instrumentalisés : tout a été fait pour que les rapports franco-algériens soient englués dans un pathos où se mêlent la culpabilité, les vieux réseaux sentimentaux et pécuniaires de la « Françalgérie ».

C’est exactement ce qu’il fallait pour instaurer un début d’omerta sur notre pays et pour que les « amis de l’Algérie » tolèrent chez nous des atteintes aux droits de l’homme qu’ils ne toléreraient ni chez eux ni ailleurs. Et je pense là très précisément à l’assassinat d’Ali André Mécili en avril 1987 à Paris. Ce n’était pas seulement l’exécution d’un opposant politique. Ce n’était pas seulement le meurtre de mon com-pagnon le plus cher. Ce n’était pas seulement la volonté de priver l’opposition algé-rienne d’une indispensable relève de génération.

C’était un acte fondateur de la complicité de deux services de sécurité. Cet acte fondateur a scellé cette « première » omerta, produit d’une guerre de libération non assumée et de quelques « services » rendus par Alger au Liban ou ailleurs à ses « amis » français de la DST.
Le peuple algérien en a payé directement le prix en octobre 1988 : pas un mot, pas un reproche pour les centaines de jeunes fauchés alors à la mitrailleuse lourde. C’est ce silence qui a donné aux généraux l’impression qu’ils pouvaient tout se permettre dans l’impunité absolue et qui a entraîné les violences qui ont conduit, inexorablement, à notre deuxième drame.

Deuxième drame : la guerre contre les civils de la décennie 1990
Le pouvoir algérien a cyniquement joué sur les peurs et les fantasmes face au danger islamiste. Le message était clair : « Mieux vaut des généraux corrompus qu’Ali Benhadj au pouvoir. » La France l’a reçu cinq sur cinq. Et tant pis si c’était loin de correspondre à la situation ! Mais ces signaux avaient, il est vrai, de quoi séduire… et dissuader : pétrole, gaz et… menace grossièrement exprimée d’exporter la guerre en France.

Cette menace est d’ailleurs devenue concrète quand la guerre civile a pris une trop sale tournure. Et que l’opposition a eu le mauvais goût de se réunir à Rome en 1995 pour tenter d’arrêter le massacre. On se souvient du détournement de l’Airbus, de l’assassinat des moines, des attentats sanglants à Paris : la France a payé un lourd tribut pour les velléités de prise de distance que les généraux lui prêtaient.

Elle n’a pourtant rien entendu, fait comme si de rien n’était, ravalé son exaspération face aux manipulations d’Alger et gardé bouche cousue. Seul un Premier ministre nommé Lionel Jospin aura osé formuler publiquement ce chantage aux attentats en affirmant que la parole de la France était « contrainte ». Incroyable aveu, certes. Mais cette lucidité n’a pas empêché que Paris devienne la gardienne du temple, la bouée de sauvetage d’un régime totalement coupé de la population.

Je n’en citerai que deux exemples : son activisme auprès de l’Europe afin d’empêcher toute conditionnalité politique à la renégociation de la dette au milieu des années 1990 et ses efforts pour combattre toute idée de commission internationale d’enquête sur les massacres. Des massacres qui, il faut le rappeler, ont eu lieu aux portes d’Alger et au cœur de la zone la plus sécurisée du pays avec le Sud pétrolier.

Huit ans après, toutes les informations disponibles sur l’implication directe ou indirecte du DRS dans l’assassinat de sept malheureux religieux français ébranlent aussi peu Paris que les révélations en cascade sur les manipulations des groupes islamistes armés par le même DRS.

Troisième drame : le 11 septembre 2001
Il ne manquait plus qu’un troisième drame pour étouffer totalement la voix des Algériennes et Algériens, bénir la « normalisation » autoritaire et plomber définitivement l’avenir du pays : c’est le 11 septembre 2001.
Dix ans durant, la junte algérienne n’avait jamais soupçonné l’existence de liens entre Al-Qaïda et les groupes intégristes algériens. Le 12 septembre, ces liens sont miraculeusement devenus évidents. Et ils ont permis aux « décideurs » de réussir un formidable tour de passe-passe : transformer une atroce guerre contre les civils en premier affrontement contre le terrorisme international. Les généraux en ont retiré plusieurs avantages :

1) culpabiliser non seulement la France, mais toute la communauté internationale de les avoir « abandonnés dans une lutte pourtant pionnière » ;

2) redorer leur blason et, plus encore, se présenter désormais comme les techniciens les plus expérimentés de la guerre antiterroriste. Les temps changent : une décennie auparavant, ils préféraient se présenter comme les médiateurs les plus crédibles auprès des terroristes-preneurs d’otages du Moyen-Orient ;

3) cela leur a permis enfin de se prévaloir d’être désormais le seul État fort de la région, le seul capable de maintenir l’ordre et la stabilité dans tout le nord de l’Afrique et de devenir un partenaire privilégié de l’Otan.

Les Américains aujourd’hui, comme la France hier et aujourd’hui, ont « acheté » d’autant plus ce « discours » que l’Eldorado pétrolier et gazier algérien devient incontournable par ces temps de turbulence au Proche et Moyen-Orient. La boucle est ainsi bouclée : pour des raisons différentes et une concurrence désormais affichée, la France et les États-Unis convergent au moins sur un point : depuis le 11 septembre, le régime algérien est intouchable et notre pays semble voué à être une exception à jamais.

La France, garante du statu quo autoritaire en Algérie
Que dire d’autre ? Que je parviens mal à oublier mes rêves et mon combat pour un État algérien souverain et indépendant. Et que je suis convaincu qu’il ne le sera que lorsque la France sera consciente qu’elle est prise en otage par un régime qu’elle soutient comme gage de stabilité, alors qu’il génère seulement violences et dislocation de notre société. Oserai-je suggérer haut et fort que la France sorte de ce piège et réclame son indépendance de l’Algérie ?

Au-delà de la boutade, ce refus obstiné de prendre en compte la tragédie de tout un peuple s’inscrit, je dois le dire, dans un positionnement français plus global. La France apparaît aujourd’hui comme le meilleur garant du statu quo autoritaire dans mon pays, mais aussi dans la plupart des pays du monde arabe.

La prétention de George W. Bush à imposer un « Grand Moyen-Orient » en pleine occupation de l’Irak et abandon de la Palestine a, certes, quelque chose de surréaliste. Mais que penser de l’amendement principal qui a conduit le gouvernement français à tempérer son opposition radicale à ce « Grand Moyen-Orient » lors du dernier G8 ? Quelle modification les Français ont-ils obtenue ? Que le projet américain ne fasse plus état de l’aide aux oppositions et aux sociétés civiles de la région, arguant qu’il fallait travailler essentiellement avec les États. Un discours qui rappelle étrangement celui de nos dictateurs.

Du coup, qui expliquera au pauvre indigène que je suis la contradiction suivante : comment les dirigeants français peuvent-ils répéter, en faisant mine bien sûr de s’en désoler, qu’il n’existe pas d’alternative politique en Algérie, tout en refusant qu’on encourage l’opposition et la société civile ? Qui expliquera aux indigènes que nous sommes un autre tour de passe-passe : pourquoi, au plus fort de la sale guerre, une « société civile » autoproclamée et coupée du peuple était encensée et pourquoi il n’est plus de bon ton aujourd’hui de favoriser son émergence ?

Qui m’expliquera enfin comment les ex-pays de l’Est auraient pu bénéficier, après la chute du Mur de Berlin, de l’avènement de nouvelles élites démocratiques, si celles-ci n’avaient pas été aidées et encouragées quand elles développaient leurs dissidences contre les systèmes staliniens ?

Et qu’on ne nous dise pas qu’il s’agit seulement d’un communiqué au G8 ou ailleurs. Dans les faits, l’Europe « couvre » bel et bien le refus obsessionnel d’Alger de tolérer la moindre organisation autonome de la société. Qui à l’Union européenne, ou en France, a protesté quand les autorités algériennes ont enterré un plan européen pour recaser 100 000 déplacés de la sale guerre, alors que l’Algérie, avec 1,5 million de déplacés, détient un triste record ? L’omerta s’exerce aussi désormais dans le domaine social.

Cette omerta conjuguée des grands pays occidentaux a, il va sans dire, de terribles conséquences pour mon pays, comme pour la région. La volonté — légitime — de la France de normaliser ses rapports avec l’Algérie retarde en effet toute ouverture à force de trop se confondre avec un soutien inconditionnel au régime. Ce soutien encourage à l’intransigeance un pouvoir déjà assuré de l’impunité. Jamais peut-être la situation politique n’a été aussi bloquée. Le maintien de l’état d’urgence justifie un réel verrouillage des libertés d’expression et de participation.

L’Algérie, dans ce contexte, ne pourra pas devenir un partenaire sérieux pour demain : elle continuera à être une poudrière où les extrémismes religieux et ethnicistes se combinent à une paupérisation galopante pour créer une culture de l’émeute, dans un pays qui se targue d’excédents budgétaires et de réserves en devises faramineuses. Est-il utile de dire que c’est la pire manière de faire face à la généralisation, de par le monde, des intégrismes et des nationalismes étriqués ? Et, partant, d’un engrenage de guerres civiles dans le monde musulman.

* Intervention de Hocine Aït-Ahmed, président du FFS, le 28 juin 2004 lors de la conférence-débat « La “Françalgérie”, tabou de la République française », organisée à l’Assemblée nationale française à l’initiative du député Vert Noël Mamère et des Éditions La Découverte (<www.editionsladecouverte.fr>), avec le soutien de : AIRCRIGE <http://clevybosio.free.fr/aircrige>, Algeria-Watch (<www.algeria-watch.org), Cedetim (<www.cedetim.org/>), Survie (<www.survie-france.org/>).

 

Voir aussi:
La « Françalgérie », tabou de la République française (Conférence-débat, Paris le 28.06.04)
Hocine Ait-Ahmed: Pourquoi l’omerta sur la Françalgérie ? (28.06.04)
L’Algérie franchit les murs de l’Assemblée française (QO, 30.06.04)
La France, «une bouée de sauvetage pour le régime algérien» (JI, 30.06.04)
La « Françalgérie » ou la culture de l’omerta (Le Soir d’Alg., 30.06.04)