» Al-Qaida au Maghreb « , ou la très étrange histoire du GSPC algérien – 4ème partie

Quatrième phase (2004-2007) : du GSPC à « Al-Qaida au Maghreb »

Après l’arrivée de Droukdel à la tête du GSPC, les actions armées revendiquées par l’organisation « salafiste » vont se multiplier en 2005 et plus encore en 2006, atteignant un niveau sans commune mesure avec celui des années précédentes. Elles visent majoritairement les forces de sécurité, lesquelles compteront des centaines de victimes dans leurs rangs – même si s’accentue parallèlement, dans tout le pays, une « violence terroriste » frappant les civils et relevant du pur banditisme. La « lutte antiterroriste » conduite par l’armée et les forces de sécurité va également s’intensifier, marquée par de spectaculaires opérations contre les « maquis » et la liquidation de centaines de « terroristes » ; mais, curieusement, les « victoires » régulièrement saluées par des dizaines d’articles de la presse algérienne, lesquels donnent toujours le GSPC comme pratiquement « démantelé », semblent n’avoir aucun effet sur la recrudescence de ses actions armées, qui tranche nettement avec son activisme relativement limité des années 1998-2002. D’où de légitimes interrogations sur le nombre de « terroristes » présents dans les maquis : « 700 à 800 », affirme en mars 2006 le ministre de l’Intérieur Yazid Zerhouni, soit… le même chiffre qu’il avait donné cinq ans plus tôt[89].

Cette montée en puissance du GSPC semble bien le fruit du double objectif alors poursuivi par les chefs du DRS, les généraux Mohammed « Tewfik » Médiène et Smaïl Lamari, en poste depuis 1990. Sur le plan interne, il s’agit pour eux, comme ils l’avaient fait en 1997 en instrumentalisant les massacres commis par les GIA pour affaiblir le président Zéroual, de faire pression sur le président Abdelaziz Bouteflika : s’ils avaient permis sa réélection le 8 avril 2004 (par un scrutin truqué comme à l’habitude), c’était en effet d’abord pour que celui-ci, réputé pour son entregent international, fasse accepter le blanchiment légal des crimes contre l’humanité commis par ces généraux. Mais Bouteflika, sachant que c’est là son seul atout pour tenter d’élargir sa très maigre marge de manœuvre face aux chefs du DRS, recule sans cesse l’échéance (ce n’est qu’en septembre 2005, contraint et forcé, qu’il fera adopter par référendum sa « charte pour la paix et la réconciliation nationale » – valant amnistie des généraux criminels –, dont il retardera les décrets d’application jusqu’au 21 février 2006).

Et, sur le plan externe, l’instrumentalisation de la violence croissante du GSPC va servir aux chefs du DRS à légitimer aux yeux de la communauté internationale, et en premier lieu des États-Unis, leur rôle éminent dans la « Global War in Terror » états-unienne. Ce n’est qu’en septembre 2006, comme on va le voir, que l’un des chefs présumés d’Al-Qaida adoubera enfin le GSPC algérien. Mais au cours des années qui précèdent – surtout après l’affaire des otages du Sahara de 2003 –, les services d’action psychologique du DRS ne ménageront pas leurs efforts pour légitimer, avec succès, auprès des services et des médias occidentaux l’idée de l’allégeance du GSPC à la nébuleuse islamiste responsable des attentats du 11 septembre 2001.

Un combat d’abord cantonné à l’Algérie

Dès 1999, certains journalistes algériens évoquent des liens entre le GSPC et Al-Qaida. Ainsi, à peine le GSPC constitué, il est rapporté que Mohamed Berrached, un repenti jugé par le tribunal de Tizi-Ouzou, aurait affirmé que Ben Laden serait à l’origine de la création du GSPC de Hassan Hattab[90]. Mais le texte annonçant la création du GSPC et le pacte lui servant de programme ne mentionnent aucun lien organisationnel avec une quelconque « internationale islamiste », Al-Qaida ou autre – même si, dans les écrits du groupe, les luttes armées d’autres organisations se réclamant de l’islam sont parfois évoquées, en particulier celle des Tchétchènes.

Le communiqué publié par le GSPC peu après les attentats du 11 septembre n’a pas été repris sur le site de l’organisation, qui regroupait alors ses communiqués, des textes de fond rédigés par ses membres et des documents circulant sur de nombreux sites islamistes[91]. Pourtant, certains journalistes européens ont affirmé en 2002 que le GSPC a salué les attentats dès septembre 2001[92], alors même que la presse algérienne de l’époque ne s’en est pas fait l’écho. De fait, cette prétendue « information » se révèlera fausse, indiquant au passage que les services de renseignements occidentaux et leurs relais médiatiques ont eux aussi, avant même leurs homologues algériens, instrumentalisé l’« internationalisation islamiste » du GSPC.

En effet, ce n’est que le 11 septembre 2003 qu’un communiqué du GSPC, signé par Nabil Sahraoui (son nouvel « émir », rappelons-le, depuis le mois précédent), affirme qu’il retire son « communiqué n° 16 » daté du 19 septembre 2001 relatif aux attentats de New York et Washington, au motif qu’il comporterait des « erreurs » (selon des commentaires de presse parus plus d’un mois après, le GSPC de Hassan Hattab avait alors estimé que les attentats ne pouvaient, d’un point de vue islamique, être considérés comme des actes « légitimes »). Certains journaux algériens interprètent ce communiqué de Sahraoui comme un acte d’allégeance à Al-Qaida[93], d’autres comme l’inscription des actions du GSPC pour la première fois dans un contexte international[94]. Au moment de la publication de ce communiqué, on l’a vu, le GSPC avait fait son entrée sur la scène internationale avec l’enlèvement des touristes au Sahara début 2003.

En comparaison avec les écrits du GSPC de 2007 officialisant son allégeance à Al-Qaida, il est difficile d’interpréter ce communiqué du 11 septembre 2003 comme un signe clair de subordination à l’organisation de Ben Laden, puisque le groupe algérien se contente alors d’exprimer sa « fidélité » ou « loyauté » (wala’) « à tout musulman qui fait profession de foi, à tout combattant qui brandit l’étendard du djihad en Palestine, en Afghanistan sous l’émirat de Mulla Omar, en Tchétchénie, aux Philippines et à l’organisation Al-Qaida sous l’émirat d’Oussama Ben Laden, et à tout détenu dans les prisons des tyrans ; elle appelle tous les moudjahiddines – chacun à sa place – à l’union dans la parole et à serrer les rangs ».

Dans l’interview déjà citée de Nabil Sahraoui datée de décembre 2003 et publiée en avril 2004 dans le premier numéro de la revue du GSPC, Al-Jamaâ, celui-ci félicite Oussama Ben Laden, saluant le rôle qu’il a joué dans la lutte des Afghans contre l’armée soviétique et son soutien aux combattants arabes en Afghanistan. Questionné à propos de la relation qu’entretient la lutte du GSPC avec celle d’Al-Qaida et d’autres groupes djihadistes, il affirme qu’elle peut être qualifiée de « complémentaire », selon le « sixième objectif » énoncé dans le pacte de l’organisation salafiste algérienne : « Le GSPC est le moyen au cours d’une étape donnée pour accéder à l’édification de la juste direction de la communauté des musulmans (el-khilafa arrachida). » Et il ajoute que « la loyauté envers l’islam et la sunna doit précéder la loyauté envers tout autre cadre, quels que soient leurs rôles ou leur importance, et le musulman est le frère du musulman ; et si leurs territoires sont divisés, à chacun le droit au soutien, selon le principe 9 du pacte ».

À cette époque, le GSPC exprime donc sa proximité d’Al-Qaida, mais il ne peut être question ni d’allégeance ni de liens organiques avec l’organisation de Ben Laden. En mai 2004 – un mois avant de trouver la mort dans un accrochage avec l’armée –, l’émir national Nabil Sahraoui explique dans un nouvel entretien (qui sera publié dans la revue du GSPC en décembre) qu’il déplore la situation des musulmans dans différentes régions du monde et combat les Juifs et les chrétiens : il appelle au combat contre ces derniers, mais à aucun moment, il ne se réfère aux organisations djihadistes « internationales ». Il semble que le combat que mène le GSPC concerne exclusivement l’Algérie.

2002-2004 : les « preuves » très fragiles de l’allégeance du GSPC à Al-Qaida

Jusqu’au printemps 2004, on constate ainsi un décalage entre les trois sources principales d’informations concernant le GSPC : les journalistes algériens « sécuritaires » relais du DRS, les services de renseignements américains et le site Web du GSPC lui-même. Cet imbroglio n’est pas facile à interpréter. Une explication possible tiendrait aux intérêts respectifs des deux principaux acteurs de ce théâtre d’ombres. Le DRS, pour sa part, jouerait sur deux tableaux : consolider, en direction de l’opinion occidentale, la thèse de l’allégeance du GSPC à Al-Qaida par les écrits de ses relais dans la presse algérienne ; et valider, via la communication du GSPC (notamment sur son site Web contrôlé par le DRS), l’idée du combat nationaliste contre le « tyran » (taghout) algérien, pour faciliter le recrutement de nouveaux djihadistes. Quant aux services secrets américains, il s’agirait pour eux de valider aux yeux des médias occidentaux l’idée d’une nouvelle menace islamiste liée à Al-Qaida en Afrique, afin de légitimer la « Global War on Terror » de l’administration Bush et la présence militaire américaine dans le Sahel (ainsi, dès l’été 2001, des experts américains avaient annoncé que les intérêts des États-Unis seraient menacés par un groupe terroriste lié au GSPC et entraîné en Afghanistan par des combattants d’Al-Qaida[95]).

Curieusement, durant cette période de l’après-concorde civile, et tandis que le nombre de membres du GSPC s’étant rendus aux autorités reste faible, la presse algérienne fait de plus en plus souvent état de défections et dissidences au GSPC. Début 2002, les services secrets français auraient même annoncé la « fin prochaine du GSPC » ; « les dissensions qui ont affaibli la pyramide de commandement au sein du groupe de Hattab, ainsi que les défections enregistrées après les récentes opérations de l’armée algérienne » expliqueraient cette « prochaine éradication »[96]. Et malgré cet « affaiblissement », certains experts et la presse algérienne veulent faire croire qu’Al-Qaida aurait choisi l’Algérie comme une de ses bases arrière en s’appuyant sur le GSPC.

Pourtant à cette époque, les preuves de cette alliance entre le GSPC et Al-Qaida ou de l’implantation de cette dernière dans le pays sont difficiles à trouver. Il faut se contenter de ce genre d’assertions, parfois remises en cause par ceux-là mêmes qui les propagent. Ainsi, en février 2002, le quotidien L’Expression, l’un des plus fervents adeptes de cette thèse, rapporte des propos de Mahfoud Bennoune, ex-membre du Conseil consultatif (pseudo-Parlement créé en 1992 après la dissolution de toutes les institutions constitutionnelles), présenté comme « l’un des rares observateurs du dossier terroriste en Algérie » : « Les éléments qui indiquent les liens entre ces deux organisations ne sont pas très explicites. Hormis la dernière bande vidéo montrant les jeunes appelés algériens se faire massacrer par un des dissidents de Hattab, en l’occurrence Abderrezak El-Para, peu d’indices confirment le lien. En tout cas, cette bande vidéo a été acheminée par des éléments d’Al-Qaida et distribuée à Londres aux endroits des recrutements pour le compte de cette dernière[97]. » Une « démonstration » assurément fragile…

Mais ce qui est intéressant dans ce propos, c’est le rôle attribué à Abderrezak El-Para, présenté comme opposant à Hattab. Personnage obscur jusqu’en 2003, sa « carrière » sera en effet le plus souvent associée à Al-Qaida par les journalistes « sécuritaires » algériens. Ainsi, dès 2002, on apprendra qu’il aurait été le correspondant d’un émissaire yéménite d’Al-Qaida du nom de Mohamed Alwan Abdelwahid, alias Abou Mohamed El-Yamani, venu en Algérie en 2001 pour concrétiser la coopération entre les deux organisations et qui aurait été abattu par l’armée algérienne en septembre 2002 (ou février, selon les sources, fluctuantes, de la presse algérienne)[98]. C’est à l’époque l’élément clé présenté par l’armée algérienne pour étayer la fameuse thèse de la connexion du GSPC à Al-Qaida. Et il se trouve aussi toujours un responsable américain qui, sous couvert d’anonymat, confirme l’importance du personnage[99]. L’information se fonde également sur une cassette vidéo (ou audio, selon les sources) diffusée en octobre 2004 par le GSPC, dans laquelle cet émissaire « donne la caution d’Al-Qaida aux salafistes algériens : “J’avais dans l’idée en venant en Algérie, à partir de ce qui se diffuse comme propagande sur les salafistes algériens, de trouver des membres de At-Takfir wa Al-Hijra et des éléments des services de renseignements, ou que les salafistes ne représentaient qu’une minorité traquée dans les montagnes. […] Mais il s’avère que ce groupe constitue une élite de salafistes après avoir été débarrassé de tous les éléments suspects qui ont préféré choisir la voie de la reddition. Lorsque notre cheikh Oussama Ben Laden verra la réalité et les nouvelles que je lui apporte, il aura une image plus claire du djihad en Algérie”, indique la voix enregistrée[100]. »

Or, le journaliste du Quotidien d’Oran qui rapporte cet extrait cite également dans le même article deux membres du GSPC arrêtés et un repenti, selon lesquels cet enregistrement était un faux, fabriqué par la cellule audiovisuelle du GSPC ! Donc, en 2004, les seuls éléments qui indiqueraient une relation avec Al-Qaida sont un cadavre, que nul n’a vu, et un faux. De plus, dans la « littérature » du GSPC des années 2002 et 2003, aucune mention n’existe de l’émissaire de Ben Laden – lequel aurait pourtant séjourné plus d’un an en Algérie, accompagné d’Abderrezak El-Para –, ni de cassettes ou d’autres prises de contact avec les responsables d’Al-Qaida.

Mais ce ne sont pas uniquement les services de renseignements algériens par médias interposés qui s’efforcent d’établir une connexion entre les deux organisations. Américains et Français, chacun pour des motifs propres, sont à l’affût de toute indication, quitte à la déformer, pour brandir la menace du terrorisme islamiste dans la région. Ainsi, en juin 2005, un article alarmiste du quotidien Le Monde indique que, selon les services de renseignements français, « le GSPC algérien menacerait la France dans le cadre du “djihad” international[101] ». Preuve avancée : le 14 octobre 2004, Abdelmalek Droukdel aurait envoyé une lettre à Abou Moussab Al-Zarkaoui, laquelle aurait été « interceptée par les services américains » ; l’émir national du GSPC y inviterait le chef d’Al-Qaida en Irak à « inclure les Français parmi les cibles des enlèvements en Irak et à les garder en otage » et « affiche [l’]intention [du GSPC] d’exercer des pressions de tous ordres sur la France », du fait de son « implication dans la libération des trente-deux touristes européens enlevés dans le Sahara en 2003 » par Abderrezak El-Para. L’objet de ces « pressions » serait, selon la missive interceptée, « d’obtenir la libération » de ce dernier ainsi que d’autres cadres du GSPC détenus en Algérie.

Or, le 14 octobre 2004, date de rédaction de cette prétendue lettre, comme on l’a vu, El-Para n’était pas détenu en Algérie : il était encore entre les mains du MDJT, qui ne le livrera à Alger que treize jours plus tard (ce que le journaliste du Monde, qui reprend sans distance la thèse des services français, s’abstient d’indiquer dans son article). Quelle qu’en soit l’origine (DRS ? Services américains ou services français ?), il s’agit donc bel et bien d’une désinformation (qui sera reprise sans distance par nombre d’autres médias français)…

Juin 2005 : l’attaque par le GSPC de la caserne mauritanienne de Lemgheity

C’est justement en juin 2005 que survient une spectaculaire et fort étrange affaire, qui sera présentée par les services algériens et l’administration américaine comme une preuve beaucoup plus tangible de l’implication d’Al-Qaida, via le GSPC, en Afrique du Nord.

Le 4 juin 2005 à l’aube, un groupe de cent à cent cinquante hommes lourdement armés, circulant à bord d’une douzaine de véhicules, attaque une caserne de l’armée mauritanienne située au nord-est du pays, à Lemgheity, près des frontières algérienne et malienne. L’attaque se solde par dix-huit morts et vingt blessés parmi les soldats mauritaniens, tandis que cinq des assaillants sont tués. Immédiatement, le régime du président Ould Sid Ahmed Taya attribue l’attaque au GSPC. De fait, dès le lendemain, 5 juin, le GSPC revendique l’opération par un communiqué publié sur son site Web[102], évoquant une « revanche pour nos frères arrêtés dans la dernière série d’interpellations en Mauritanie » et une « riposte au projet Flintlock ». C’est le fameux Mokhtar Belmokhtar, émir de la « zone 9 » du GSPC (Sahara) qui aurait conduit l’opération (ce qu’il confirmera dans une interview publiée en mai 2006 dans le n° 7 de la revue du GSPC Al-Jamaâ, où il donne sa version du déroulement de l’attaque[103]). Et, comme pour faire bonne mesure, un communiqué d’Al-Qaida approuve l’opération[104].

Coïncidence remarquable, celle-ci intervient deux jours avant le début au nord du Mali et du Niger d’exercices militaires conjoints baptisés « Flintlock 2005 », organisés dans le cadre de la « Trans-Saharian Counter-Terrorism Initiative » : coordonnées par le commandement des forces américaines basé en Europe, ces manœuvres ont duré du 6 au 26 juin 2005, mobilisant 3 000 soldats de huit pays africains, dont l’Algérie et la Mauritanie, et 700 hommes des forces spéciales américaines.

Très vite, le scénario de l’affaire présenté par les autorités mauritaniennes (et donc également par le GSPC lui-même) apparaîtra invraisemblable : comment la colonne des assaillants de Lemgheity, prétendument venue d’Algérie, aurait-elle pu se déplacer en plein désert sans être repérée par les satellites espions américains ? Comment auraient-ils pu échapper à la surveillance étroite exercée par l’armée algérienne sur cette zone frontalière ? D’ailleurs, on apprendra plus tard que des hélicoptères algériens survolaient la caserne mauritanienne le jour de l’attaque, sans être intervenus[105]

De fait, quelques semaines seulement après les événements, une enquête très fouillée conduite par des opposants sous l’égide de l’Observatoire mauritanien des droits de l’homme (OMDH) explorera les zones d’ombre de l’affaire, pour conclure qu’il s’agissait d’une manipulation[106]. Selon toute vraisemblance, celle-ci a été orchestrée par les services secrets mauritaniens, en concertation avec le DRS algérien. Pour le pouvoir de Nouakchott, l’objectif poursuivi était de déconsidérer ses opposants islamistes modérés, qu’il accusait de collusion avec le GSPC. Nombre d’entre eux avaient été arrêtés quelques semaines plus tôt : « Le 25 avril 2005, explique le rapport de l’OMDH, au moment d’entamer une vaste campagne d’interpellations dans les rangs du courant réformiste musulman, la police mauritanienne annonce l’emprisonnement, une dizaine de jours plus tôt, de “sept djihadistes” locaux, membres d’un groupe composé de vingt personnes qui devaient, selon elle, “commettre des actes de violence”, après avoir suivi une formation adéquate, auprès des “camps d’entraînement” des salafistes algériens. Les communiqués suivants précisent que des “aveux spontanés” ont permis le “démantèlement de la structure, la neutralisation de ses principaux chefs et la découverte d’un vaste réseau de financement lié à Al-Qaida”. »

En fait d’« aveux spontanés », ces opposants, libérés après le coup d’État du colonel Ely Ould Mohamed Vall qui renversera le 3 août suivant le régime d’Ould Taya, accuseront ce dernier de les avoir torturés pour les arracher. Et l’enquête de l’OMDH fera état d’un « pacte de coopération » conclu le 12 janvier 2004 entre un émissaire des services secrets mauritaniens (le général à la retraite Moulaye Ould Boukhreiss, ancien chef d’état-major des armées) et Mokhtar Belmokhtar, offrant au groupe de l’émir de la zone sud du GSPC « soutien financier et assistance logistique [du gouvernement mauritanien], ainsi qu’asile à toute unité dont il attesterait l’identité ». Une collaboration qui conforte l’hypothèse de l’utilisation du GSPC par le régime d’Ould Taya, avec l’accord d’Alger, pour l’opération de Lemgheity.

Cette « opération terroriste » caractérisée aura ainsi servi opportunément les trois acteurs étatiques impliqués : le régime mauritanien, qui cherchait alors à s’attirer les faveurs de Washington (ce qui n’empêchera pas toutefois sa chute peu après) ; le pouvoir algérien, qui cherchait « à se poser auprès des États-Unis comme leader régional, seul à même de combattre le terrorisme islamiste[107] » ; et, bien sûr, l’administration Bush, qui trouvera là un nouvel argument pour « sécuriser » militairement une zone stratégique, car riche en ressources pétrolières (il se trouve que Lemgheity est située au cœur du bassin de Taoudenni, une zone censée receler d’importantes réserves de pétrole et où les sociétés pétrolières se concurrencent pour l’obtention des droits d’exploitation, en particulier l’Australienne Woodside et la Française Total).

L’affiliation à Al-Qaida et la menace du GSPC contre la France

Dans les mois qui suivent, la presse algérienne continue de multiplier les articles généraux sur la « menace du GSPC au Sahel », mais l’activité terroriste du GSPC au Sahara reste relativement limitée (comme l’embuscade qui, le 7 avril 2006, coûte la vie à treize douaniers dans la région de Ménéa, revendiquée par l’organisation). Très curieusement, à l’automne 2005, quelques journalistes « sécuritaires » de la presse algérienne font état, avec force détails, de la volonté de l’émir Mokhtar Belmokhtar de « négocier » avec le pouvoir pour se rendre (« négociation » qui défraiera régulièrement la chronique au cours des deux années suivantes)[108]. Ce qui semble indiquer que les chefs du DRS, désormais assurés d’avoir convaincu l’opinion occidentale de l’implantation d’Al-Qaida au Sahel – de fait, au cours des années suivantes, cette légende sera répétée, comme un disque rayé, par les think tanks et les médias américains et européens –, ont alors décidé de « mettre sur la touche » un agent devenu inutile, et éventuellement dangereux, du fait de sa relative autonomie permise par son implication dans les trafics de contrebande avec les autres pays du Sahel, plus ou moins contrôlés par le DRS.

En revanche, dans les régions du Nord du pays, principalement la Kabylie, l’Algérois et le Constantinois, on assiste en 2006 à une véritable explosion des actions terroristes du GSPC et des affrontements de ses groupes avec les forces de sécurité. Et les journalistes « sécuritaires » multiplient alors les allusions à une « internationalisation » nord-africaine du combat du GSPC[109] et à son rapprochement avec Al-Qaida. C’est dans ce sens qu’ils justifient la sévère répression conduite au Maroc par le régime de Mohamed VI contre la « menace terroriste islamiste » (confirmée par les actions kamikazes du printemps 2007[110]) et qu’ils interprètent l’épisode obscur survenu fin décembre 2006 à Soliman, près de Tunis, où l’affrontement entre un mystérieux groupe armé et les forces de sécurité tunisiennes se soldera par une vingtaine de morts[111].

Cette internationalisation du GSPC est d’ailleurs progressivement confirmée par l’organisation elle-même et par Al-Qaida. En juillet 2005, l’enlèvement et l’assassinat de deux diplomates algériens à Bagdad seront mis sur le compte de la branche d’Al-Qaida en Irak sous la direction d’Al-Zarkaoui – lequel aurait pourtant démenti avoir kidnappé ces personnes et les avoir tuées[112]. Mais la commission chargée de la communication du GSPC publiera deux communiqués (datés des 23 et 28 juillet 2005) dans lesquels elle salue ces crimes, les justifiant par le soutien qu’apporte l’État algérien à l’occupation depuis 2003 de l’Irak par l’armée américaine et l’installation d’un gouvernement « illégitime ». Le 1er août 2005, un troisième communiqué revient longuement sur cette affaire, justifiant cet enlèvement et ces assassinats par le rôle joué par le gouvernement algérien en tant qu’« allié stratégique des États-Unis en dehors de l’OTAN », qui n’a rien fait pour soutenir le peuple irakien, n’a pas autorisé les manifestations d’opposition à l’invasion de l’Irak, n’a pas protesté contre les événements de Fallouja et d’Abou Ghraib, etc. Droukdel, lui, célèbre ces assassinats et honore Al-Zarkaoui et Ben Laden dans son entretien déjà cité d’octobre 2005.

#Le 11 septembre 2006, Ayman Al-Zawahiri, présenté comme le numéro deux d’Al-Qaida, annonce dans un message vidéo le ralliement du GSPC à Al-Qaida : « Dans son dernier message vidéo, diffusé cinq ans jour pour jour après les attentats du 11 septembre aux États-Unis, relate Le Monde, Ayman Al-Zawahiri a appelé un mouvement islamiste algérien, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), à “devenir une épine dans la gorge des croisés américains, français et de leurs alliés”[113]. » Deux jours plus tard, le 13 septembre, le GSPC publie sur son site Web un communiqué dans lequel il confirme l’information : « Nous prêtons allégeance à cheikh Oussama Ben Laden. […] Nous poursuivrons notre djihad en Algérie. Nos soldats sont à ses ordres pour qu’il frappe par notre entremise qui il voudra et partout où il voudra[114]. »

Cette évolution préoccupe beaucoup en France, où, tout au long des années 2005 et 2006, les grands médias multiplient les articles alarmistes répercutant les très vives inquiétudes des services secrets français (DGSE, DST, RG) quant aux menaces d’actions terroristes formulées par le GSPC contre la France et aux « réseaux dormants » qu’il y entretiendrait – sans (presque) jamais formuler la moindre interrogation sur la nature du GSPC, comme s’il allait de soi, après des années de matraquage médiatique, que cette organisation nébuleuse était une réalité aux contours parfaitement identifiés[115].

Cette inquiétude sera évidemment encore avivée par la confirmation solennelle du ralliement du GSPC à Al-Qaida. Le 24 janvier 2007, en effet, celui-ci annonce qu’il change de nom. L’organisation s’appelle dorénavant « Al-Qaida au pays du Maghreb islamique » (AQMI), comme l’explique le communiqué signé par Droukdel : « Après le ralliement du GSPC à l’organisation d’Al-Qaida et après avoir prêté allégeance au lion de l’islam […] Oussama Ben Laden, que Dieu le garde, le groupe devait changer de nom pour montrer la véracité de la liaison […] entre les moudjahiddine en Algérie et leurs frères d’Al-Qaida. Nous étions soucieux de changer de nom dès le premier jour de notre ralliement, mais nous n’avons pu le faire avant de consulter cheikh Oussama Ben Laden, que Dieu le garde. »

Ce qui pose évidemment question dans ce ralliement, ce n’est pas la position officielle du GSPC, parfaitement cohérente avec les évolutions orchestrées par ses mentors du DRS au cours des années précédentes. C’est plutôt le soutien public que lui apportent les dirigeants d’Al-Qaida, dont il semble fort peu probable qu’ils puissent être manipulés par le DRS algérien. Certes, bien des questions se posent sur la véritable nature d’Al-Qaida, symbole même de la zone grise assez large où se mêlent confusément depuis les années 1990 les « terroristes islamistes » et les services antiterroristes occidentaux et arabes, questions que nous ne pouvons aborder ici. Mais même en admettant une parfaite autonomie des chefs d’Al-Qaida, il n’est finalement guère surprenant que ceux-ci reprennent à leur compte le discours salafiste et les actions du GSPC, tant ceux-ci ont été « formatés » dans ce but, au fil des années, par les spécialistes du DRS, experts incontestés du verbiage de l’islamisme ultra-radical.

Notes

[89] A. Benchabane, « Quel est le véritable nombre de terroristes ? », El-Watan, 20 mars 2006.

[90] La Tribune de Genève, 16 février 1999.

[91] Ce site, initialement www.jihad-algeria.com, a existé par intermittence avec des adresses différentes (en septembre 2007, www.qmagreb.org). Les communiqués du GSPC circulent aussi sur des forums.

[92] Selon le Dictionnaire mondial de l’islamisme (sous la direction d’Antoine Sfeir, Plon, Paris, 2002), Hassan Hattab aurait signé le 15 septembre 2001 un communiqué dans lequel le GSPC menacerait les États-Unis et l’Europe en cas de riposte américaine.

[93] Liberté, 23 octobre 2003.

[94] Le Quotidien d’Oran, 23 octobre 2003.

[95] Associated Press, 11 juillet 2001.

[96] Le Quotidien d’Oran, 19 mai 2002.

[97] L’Expression, 21 février 2002.

[98] Le Quotidien d’Oran, 6 mai 2004 ; L’Expression, 29 septembre 2004 ; Le Quotidien d’Oran, 23 octobre 2004 ; El-Watan, 10 avril 2006.

[99] Le Quotidien d’Oran, 28 novembre 2002.

[100] Mounir B., « Le GSPC produit un faux enregistrement d’Al-Qaida », Le Quotidien d’Oran, 23 octobre 2004 ; Fayçal Oukaci, « Une vidéo enregistrée en 2002 le confirme : Ben Laden s’inspire du GSPC », L’Expression, 29 septembre 2004.

[101] Piotr Smolar, « le GSPC algérien menacerait la France dans le cadre du “djihad” international », Le Monde, 26 juin 2005.

[102]  www.qmagreb.org/pages/mauritan.html.

[103] Dans cette interview, il confirme d’abord avoir mené cette opération, contrairement aux spéculations de certains médias ayant affirmé qu’il n’y avait pas été mêlé. Il explique que la présence des Américains dans la région s’est accrue depuis les tentatives de prises de contact avec les combattants d’Al-Qaida après la mort de Abou Mohammed Al-Yamani. Selon lui, il y aurait des bases à Gao au Mali, à Agadez au Niger et d’autres en création à Naama en Mauritanie et à Tamanrasset en Algérie. Il y aurait eu de nombreux accrochages entre les combattants du GSPC et les troupes armées de ces pays. Après la visite du ministre des Affaires étrangères israélien en Mauritanie et la préparation de grandes manœuvres militaires à laquelle devaient participer les armées des pays cités, ils auraient décidé l’attaque de ce poste militaire. Il s’agissait aussi d’affaiblir le régime d’Ould Taya.

[104] Signé par Abou Maysara al-Iraqi, « chef de la division médias » d’Al-Qaida en Irak », www.qmagreb.org/pages/iraq.html.

[105] Jeremy Keenan, « Waging war on terror », loc. cit., p. 646.

[106] Observatoire mauritanien des droits de l’homme, « Impasse politique et réflexes sécuritaires en Mauritanie. Comment fabriquer du terrorisme utile », juillet 2005, p. 16-17 et 25, www.conscienceresistance.org/memo_rim_terrorisme.pdf ; voir aussi Salima Mellah, « Terrorismus im Dienste der Großmächte ? », septembre 2005, www.algeria-watch.org/de/infomap/32/aw_mellah.html.

[107] Christophe Ayad et José Garçon, « Que s’est-il réellement passé dans le désert mauritanien ? », Libération, 8 juin 2005.

[108] Voir par exemple : Mounir B., « Négociations avec un chef du GSPC. Mokhtar Belmokhtar envisage de se rendre », Le Quotidien d’Oran, 13 octobre 2005.

[109] Voir par exemple : Samar Smati, « Tunisiens, Mauritaniens, Nigériens, Marocains, Maliens intègrent ses rangs : la nouvelle filière du GSPC », Liberté, 26 mars 2006.

[110] Voir Nicolas Beau et Catherine Graciet, Quand le Maroc sera islamiste, La Découverte, Paris, 2006 (nouvelle édition : septembre 2007).

[111] Voir par exemple : Madjid T., « Après une attaque terroriste en Tunisie, la contagion salafiste au Maghreb », Liberté, 6 janvier 2007.

[112] L’Expression, 31 juillet 2005.

[113] « Le GSPC réitère son allégeance à Al-Qaida et poursuivra le djihad en Algérie et en France », Le Monde, 16 septembre 2006.

[114] Le Monde, 14 septembre 2006.

[115] Pour ne citer que quelques exemples, parmi des dizaines d’articles (sans compter les nombreux sujets consacrés au GSPC à la radio et à la télévision) : François Labrouillère et Laurent Léger, « En France, le GSPC algérien, qui vient de faire allégeance à Zarkaoui, suscite toutes les inquiétudes », Paris-Match, 13-20 juillet 2005 ; Philippe Ridet et Piotr Smolar, « Les islamistes algériens du GSPC font de la France leur “ennemi numéro un” », Le Monde, 29 septembre 2005 ; Jacky Durand et Patricia Tourancheau, « “La menace terroriste contre la France est élevée” : Christophe Chaboud coordonne la lutte contre l’islamisme radical au ministère de l’Intérieur », Libération, 18 octobre 2005 ; Jean Chichizola, « Après les attentats de Madrid et Londres, la France en première ligne », Le Figaro, 11 septembre 2006 ; Gérard Davet et Piotr Smolar, « Les maquis algériens inquiètent la France », Le Monde, 14 novembre 2006.

Résumé et table des matières    cinquième partie