Rapport de la fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (extrait)

Rapport 1997 de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (extrait)

 

L’ADMINISTRATION DE LA JUSTICE

Observations liminaires

La mission de la FIDH tient d’abord à souligner à quel point elle a été frappée par le contenu d’un discours uniforme qui lui a été assené presque exactement dans les mêmes termes par tous ses interlocuteurs officiels.

Ce discours peut être résumé ainsi: les responsables algériens exposent dans un premier temps que l’image de marque de leur pays a souffert d’un déficit de communication et qu’ils entendent donc désormais mieux « communiquer ». À ce titre, ils considèrent comme bienvenus les visiteurs étrangers, et en particulier les responsables des organisations internationales de défense des droits de l’homme tels que la FIDH, tout en ajoutant – première entorse à la volonté affichée de dialogue et de transparence – qu’ils rejettent par avance des critiques du type de celles émises par Amnesty International. Ils font reproche à cette organisation, accusée de malveillance délibérée et de participation à un « complot de l’extérieur », de faire état dans son dernier rapport de « groupes armés d’opposition » et de minimiser ainsi la violence des terroristes en les plaçant sur le même plan que les forces gouvernementales. Ils affirment que l’Algérie a désormais la volonté de consolider un Etat de droit avec soumission à la primauté de la loi, et que le processus est en bonne voie. Ils ajoutent que la communauté internationale doit se montrer compréhensive pour tenir compte des difficultés rencontrées dans les années écoulées du fait de l’émergence d’un terrorisme que le pays n’était pas préparé à affronter.

Toutefois, dès lors que leur sont posées des questions plus précises sur les violations présumées des droits de l’homme, la tonalité du propos comme le comportement lui-même des responsables officiels se modifient et se durcissent. Les violations sont d’abord déniées puis, devant la difficulté à tenir un tel cap dans le cadre d’une discussion plus poussée, se trouve admise l’existence de « dépassements », terme constamment utilisé avec une évidente connotation minorante.

Mais il est alors expliqué que ces dépassements sont en voie d’être résorbés et que, lorsqu’ils subsistent, de semblables agissements imputables à des membres des forces de sécurité sont poursuivis et réprimés. Confrontés à des cas concrets, interrogés sur des chiffres précis (disparitions, arrestations arbitraires, exécutions sommaires, tortures…), les responsables gouvernementaux se refusent à toute réponse et renvoient généralement vers l’ONDH présentée comme détenant les éléments d’information sollicités.

L’impression générale qui se dégage de tels entretiens est celle d’une volonté manifeste de dissimulation. Il faut en outre préciser que lors de certaines rencontres avec participation de plusieurs responsables (aux ministères de la Justice et de l’Intérieur en particulier), la délégation de la FIDH a eu l’impression que ceux-ci « s’entre-surveillaient », dégageant un climat de malaise et de délation.

Dès lors qu’est objectée l’absence totale du caractère convaincant de la position affichée, les interlocuteurs officiels se raidissent encore, laissant maladroitement percevoir leur véritable difficulté à communiquer et à accepter la contestation et le dialogue. Resurgit alors le poids du passé avec son cortège de références tentatives d’alibis: colonisation, lutte d’indépendance, nationalisme, ingérence étrangère, domination occidentale… La réalité plus récente opposée est aussi celle de la violence des islamistes, avec invitation à s’intéresser à ce terrorisme-là plutôt qu’aux exactions de l’Etat algérien.

Or, sur ce dernier point, il n’est pas nécessaire de s’expliquer longuement pour réaffirmer que la FIDH n’ignore ni ne sous-estime l’ampleur des massacres et autres crimes imputables à des groupes islamistes. Elle condamne bien entendu sans réserve de tels actes, et reconnaît le droit et le devoir des autorités algériennes d ‘en poursuivre et d ‘en réprimer les responsables.

Mais, organisation internationale non gouvernementale, ayant pour mandat de veiller au respect des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, elle rappelle que ceux-ci ont été ratifiés par les Etats et que leur application s’impose aux gouvernements. A cet égard, il ne saurait faire de doute que les autorités algériennes, qui revendiquent elles-mêmes haut et fort l’existence d’un Etat de droit, se doivent de tout mettre en ouvre pour voir respecter l’ensemble des normes internationales relatives à la protection des droits de l’individu auxquelles leur pays a souscrit.

C’est par rapport à cette obligation qu’il y a lieu d’apprécier la situation actuelle en Algérie dans le domaine, essentiel pour les libertés, de l’administration de la justice, garante du droit à la vie, à la sécurité… Malheureusement, force est de constater, d’une part, que la sphère d’application du judiciaire est fortement restreinte au profit de l’extrajudiciaire; et, d’autre part, que le cadre judiciaire n’est pas synonyme de garanties des droits et libertés du justiciable.

L’extrajudiciaire: l’Etat de non-droit

L’extrajudiciaire renvoie aux violations les plus graves des droits de l’homme correspondant à des actes perpétrés en dehors de tout cadre légal et judiciaire. Il s’agit d’actes contraires à la législation algérienne, y compris dans ses dispositions les plus répressives liées au maintien de l’état d’urgence en vigueur depuis le 9 février 1992, et aux dispositions antiterroristes (décret législatif du 30 septembre 1992, dont beaucoup d’articles ont été incorporés dans la législation permanente le 25 février 1995).

Les arrestations arbitraires et détentions au secret

Ces arrestations arbitraires sont celles opérées par les forces de sécurité dans des conditions ressemblant souvent aux enlèvements effectués par les groupes terroristes armes.

En faisant complètement abstraction des dispositions du code de procédure pénale qui prévoient les règles applicables à la garde à vue, dont le délai maximum ne peut pas excéder douze jours, on détient les personnes arrêtées pour des périodes variables et indéterminés s ans que leur famille puisse généralement, malgré les démarches effectuées, obtenir d’informations sur leur sort. Elles sont emprisonnées au secret dans ces centres de détention non officiels dont les autorités, contre toute évidence, persistent à nier l’évidence.

Les témoignages recueillis tant auprès des familles de victimes qu’auprès des avocats, de responsables d’ONG et de journalistes ont permis à la mission d’établir la liste suivante pour la seule ville d’Alger et sa région. Il s’agit le plus souvent de casernes militaires, mais il semble aussi que des commissariats, des brigades de gendarmerie, voire des écoles de formation des forces de sécurité servent comme lieux de détention prolongée et illégale.

Les noms les plus fréquemment cités sont: les casernes de Béni Messous, d’Al Makria (quartier à côté de Kouba), de Hamiz (près de l’aéroport) et de Bouzaréah, les commissariats de Boumerdes, de Delly Ibrahim, d’Al Madania, de Cavaignac, de Bab Ezzouar et de Ben Aknoun, la caserne de « ninjas (3) » à Bourrouba, l’école de police de Châteauneuf, tristement célèbre, la brigade de gendarmerie de Baba Hassan, à la périphérie d’Alger, ainsi qu’une bâtisse, à la sortie d’Alger sur la côte ouest, au lieu-dit Ouled Fayet. Des locaux de la garde communale, à Baraki, par exemple, peuvent aussi servir.

En dehors d’Alger, plusieurs témoins ont cité les casernes de la ville de Blida, première région militaire (et la zone la plus touchée par les massacres attribués ces derniers mois aux groupes islamistes), ainsi que celle de la ville de Reghaia.

Si la mission ne s’est pas déplacée en dehors de la capitale, des témoignages de familles habitant d’autres provinces ont confirmé l’existence de tels centres illégaux de détention dans leurs régions respectives. À titre d’exemples, des personnes arrêtées ont été détenues dans les brigades de gendarmerie à Henchir Toumeghni (wilaya d’Oum Al Bawaki), Madrissa (wilaya de Tiaret) ou à la caserne de Bordj Al Blida à Al Awanna (wilaya de Djijel).

Tous les témoignages enregistrés concordent pour dire que les forces de sécurité ne présentent jamais de mandats d’arrestation et opèrent fréquemment en civil et dans des voitures banalisées, refusant de décliner leur qualité si d’aventure elles sont interrogées. Ces arrestations interviennent le plus souvent au domicile, mais elles peuvent être opérées sur le lieu du travail comme sur la voie publique.

Ainsi, M. X, ex-membre du syndicat du FIS et travaillant dans une entreprise publique, a été emmené de son bureau par deux hommes en civil, le 5 mai 1996, comme en atteste une lettre de son directeur, en date du 10 juillet 1996, qui a été adressée à sa famille et que la mission a pu voir.

Dans un témoignage qu’il a pu faire parvenir, Me Rachid Mesli, avocat, enlevé le 31 juillet 1996 et présenté au juge d’instruction le 10 août, après une campagne de protestation de ses confrères, raconte:

«Je viens de déposer mon secrétaire, Brahim, à son domicile, à El Mars, à environ deux kilomètres de Rouiba. On y accède par un chemin communal. La route est déserte. Un véhicule de marque Golf me dépasse et me serre sur le bas-côté; je n’ai pas d’autre choix que de m’arrêter. Quatre personnes en descendent rapidement, cernent mon véhicule immobilisé, me font descendre brusquement et me demandent de les suivre dans leur véhicule.

À ma question de savoir qui ils sont, ils ne me répondent pas. Je suis dirigé par la force vers leur véhicule, placé à l’arrière entre deux occupants, lesquels me descendent la tête vers le bas de façon, je pense, que l’on ne puisse pas m’apercevoir de l’extérieur.

L’une des quatre personnes est restée au niveau de mon véhicule, occupé par mon fils Imad, âgé de cinq ans, et mon beau-frère Sadi-Mohamed Benosmane. J’ai le temps de voir un de mes ravisseurs mettre mon beau-frère à genoux derrière mon véhicule, les mains sur la tête; puis plus rien, on m’empêche de regarder vers l’arrière. Je suis alors persuadé que mon beau-frère et peut-être mon fils vont être assassinés. Je n’entends cependant pas de coups de feu, mais lorsque la quatrième personne rejoint le véhicule à côté du chauffeur, ce dernier leur pose la question: « alors, ça y est ? » La réponse est affirmative. Je suis alors convaincu qu’il ne peut s’agir que de leur assassinat, à l’arme blanche peut-être. Cette idée ne me quittera plus jusqu’au jour où je suis présenté devant le tribunal de Rouiba; elle a accompagné mes nuits et mes jours durant ce qui se révélera être ma garde à vue.

Dès que la Golf a démarré, j’ai demandé aux occupants s’ils étaient de la police, auquel cas ils pourraient éventuellement passer par le commissariat de Rouiba distant de 900 mètres seulement. Le chauffeur me répondit: « Tu es fou, tu veux qu’on nous tire dessus ! » Il s’agit donc bien d’un enlèvement et je constate qu’ils ne veulent surtout pas de témoins; le véhicule emprunte la route menant vers l’autoroute. Et au niveau du cimetière de Rouiba il fait un grand détour, une demi-heure peut-être. La nuit est tombée. Enfin, il s’arrête et on me demande de descendre. Nous sommes sur l’autoroute Est dans le sens Boudourou-Alger, au niveau de Haouch El Molfi, au bord d’un fossé. Je pense alors qu’on va m’exécuter ici. Je n’ai pas peur, je pense surtout à mon beau-frère et à mon fils. Quelques minutes plus tard, deux voitures Nissan s’arrêtent derrière la Golf, on attend que quelques véhicules passent, puis je suis jeté à l’arrière de l’une des deux Nissan et allongé au fond. Nous nous dirigeons vers Alger. La Nissan ralentit. Nous sommes sortis de l’autoroute. Ça y est, je reconnais les bâtiments des « Asphodèles » à Ben Aknoun, les derniers étages seulement car ma position ne me permet de voir que vers le haut. Une à deux minutes plus tard, je devine que nous sommes à Châteauneuf, car nous venons de dépasser la faculté de droit de Ben Aknoun dont j’ai pu remarquer la clôture d’enceinte en fer forgé. »

Sans pouvoir en apporter la preuve, la mission tient néanmoins à se faire l’écho du sentiment de certaines familles dont les proches ont été, selon elles, enlevées par des membres des forces de sécurité « déguisés » en islamistes. Ainsi, la mission a rencontré les membres de la famille d’une victime enlevée devant ses enfants fin 1996 sur une route de la périphérie d’Alger par un groupe de trois personnes habillées en « afghans ». Quelques jours plus tard, les forces de sécurité ont présenté les photos de deux membres de ce groupe à la famille, qui les a formellement reconnus, en affirmant les avoir tués lors d’un accrochage. La famille persiste malgré tout à croire que les services de sécurité sont derrière l’enlèvement et que le chef du « groupe terroriste » qui, lui, n’aurait pas été tué lors de cet accrochage, appartient aux « services ».

Il semble enfin que certaines arrestations aient pour objectif essentiel de punir ou d’intimider les victimes. Deux témoignages recueillis font en effet état d’arrestations par des hommes en civil armés emmenant leurs victimes dans des bois d’Alger et de sa périphérie afin de les y interroger.

Ainsi, un habitant de la cité Carnot à Alger a été enlevé au début de l’année 1995 et emmené dans la forêt de Bainem, sur la route du Club des Pins, frappé et interrogé avant d’y être laissé. Quelque temps après, le 24 avril 1995, cette même personne est à nouveau arrêtée et emmenée au centre de détention de Châteauneuf où elle est séquestrée jusqu’au 6 août, date de sa présentation au juge d’instruction.

Les tortures et mauvais traitements

La pratique systématique de la torture et des mauvais traitements à l’encontre des membres avérés ou présumés des groupes terroristes a été affirmée et dénoncée par de nombreux interlocuteurs de la mission, et de manière quasi unanime par les avocats praticiens rencontrés. Divers témoignages recueillis ont permis d’en obtenir la confirmation.

Contrairement à ce que soutiennent les autorités algériennes, il ne s’agit donc pas de simples « dépassements », mais d’un mal beaucoup plus généralisé et systématique. Pour une grande part, les méthodes utilisées sont malheureusement connues dans d’autres pays: bastonnade et flagellation des victimes auparavant déshabillées et attachées, usage de l’électricité sur tout le corps, y compris les parties génitales, tortures par suffocation à l’aide de chiffons trempés dans de l’eau mélangée à divers produits chimiques, menaces de viol, voire sodomie par des agents des forces de sécurité ou à l’aide de bouteilles, brûlures avec des cigarettes… Mais certains témoignages affirment l’utilisation de méthodes moins souvent observées. Ainsi l’utilisation du chalumeau pour brûler des parties du corps des victimes, y compris leurs parties génitales, a été rapportée à la délégation dans au moins deux cas. La mission peut enfin confirmer que dans de nombreux cas, des femmes -épouses, mères ou sours des victimes ont été amenées dans les centres de détention pour y être torturées, ou menacées de l’être, afin d’arracher des aveux à leurs proches arrêtés. Il est par ailleurs avéré que de nombreux mineurs figurent parmi les victimes torturées.

Les tortures et mauvais traitements interviennent à l’occasion des arrestations arbitraires susvisées dans les centres de la sécurité militaire et autres lieux de détention secrète, et de façon plus générale dans les postes de police et de gendarmerie pendant les périodes de garde à vue dont le délai maximum n’est pratiquement jamais respecté pour les affaires liées au terrorisme.

A titre d’exemples récents, on peut citer le cas des deux frères Cherif, Hassan (dix-sept ans, donc mineur) et Hakim (dix-huit ans), arrêtés le 2 août 1996 et maintenus dix-sept jours en garde à vue au commissariat de Bab Ezzouar, à la périphérie d’Alger, soit cinq jours de plus que le délai légal en matière d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Accusés d’appartenance à un groupe armé, ils auraient subi, selon une plainte déposée par leur avocat, divers sévices (électricité, supplice du chiffon, menaces de viol…). Alors que la loi algérienne stipule la présence du père lors des interrogatoires de mineurs, le père n’a été convoqué que pour signer le procès-verbal avant la présentation de ses enfants à la justice. Le 15 septembre 1996, leur avocat a déposé une demande d’examen médical auprès du procureur du tribunal d’El Harrach, restée sans réponse au moment de la mission, fin avril 1997. Le mineur aurait eu le nez cassé par un coup de crosse de pistolet et son frère une jambe cassée.

Dans une demande d’expertise médicale adressée par un avocat à un juge d’instruction en septembre 1996, celui-ci écrit:

 » Mon client m’a rapporté, lors d’une visite à la prison, le 9 septembre 1996, les circonstances de sa séquestration au commissariat des Eucalyptus; blessé lors d’une opération de sécurité par une balle perdue, il venait de sortir de l’hôpital où il avait subi une opération chirurgicale. Arrêté quelques jours plus tard, il a été d’abord déshabillé, puis attaché avec du fil de fer au niveau des pieds, des mains et des organes génitaux. Mon client a été torturé à l’électricité, obligé d’ingurgiter de l’eau mélangée à du grésil; empêché de dormir durant quatre jours, il a subi le supplice du chiffon et vomi du sang. « 

Le récit de Me Rachid Mesli concernant sa séquestration, onze jours durant, au centre de Châteauneuf, au commissariat de Boumerdes et à la caserne militaire de Hamiz, confirme quant à lui la pratique généralisée de la torture dans ces différents lieux de détention, ainsi que l’enregistrement par les divers services de sécurité des « aveux » de personnes arrêtées – aveux diffusés de temps en temps à la télévision algérienne:

« Subitement, des aboiements de chiots. Mais cela dure trop longtemps et les aboiements sont trop forts. On dirait un enregistrement. Je regarde par l’ouverture de la porte. Un guichet de 15 x 10 cm environ. Il y a un couloir d’un mètre de large environ et des cellules sur les deux côtés. Je ne peux voir distinctement que la cellule en face, légèrement décalée. Des autres, je ne peux voir que la porte. Une tête barbue apparaît, puis une autre plus jeune, blonde. Je questionne:

« Où sommes-nous ?

– A Châteauneuf !

– (Bien sûr ! Je le savais…) Qui êtes-vous ?

Pas de réponse.

– Pourquoi ces aboiements ?

Là, le barbu se pince les oreilles et la langue avec les doigts:

– L’électricité ! C’est pour qu’on n’entende pas quand ils crient trop fort ! »

Encore des pas dans le couloir. Cette fois, c’est la cellule du fond. Il est sorti sans ménagement, il est torse nu, sale, d’un certain âge (cinquante-cinq ans ?). Je le regarde et je le reconnais tout de suite: c’est Boucherif Reda, condamné à mort par la Cour spéciale d’Alger en 1993 et évadé de Tazoult. Son jeune fils m’avait rendu visite à mon cabinet pour me constituer et je l’avais alors orienté vers un autre confrère. J’ai eu ensuite l’occasion de le voir plusieurs fois au parloir de Serkadji. Je m’adresse encore à la cellule en face, on me confirme qu’il s’agit d’un évadé de Talzoult arrêté quelques jours auparavant avec son beau-frère… Puis des cris insoutenables. Pas de musique cette fois, ni d’aboiements, on entend distinctement. Une heure ? Deux heures ? Quand il passe devant ma cellule, il est méconnaissable, il grelotte malgré la chaleur. Ce n’est plus tout à fait un être humain. Il a le regard vide et infiniment triste. Je découvre alors une chose, comme si c’était pour la première fois. Je comprends.

Moi qui ai cru militer pour les droits de l’homme depuis des années, je venais vraiment de découvrir les droits de l’homme ! Au plus profond de mon être j’ai ressenti la détresse d’un être humain qu’on torture. Du plus profond de moi, j’ai ressenti ce qu’un être humain n’a pas le droit de faire à un autre être humain quel qu’il soit et quel que soit le crime dont il est accusé. C’est une découverte pour moi. Je me rappelle tous mes clients torturés, heureux de se retrouver enfin en prison dans un état lamentable. Les années défilent, 1992, 1993, 1994, 1995, 1996. Cela fait cinq années que cela dure. Tellement de souffrances. Combien sont-ils passés par ces cellules ? Ces cellules qui sont aujourd’hui encore pleines ! Comment en est-on arrivé là ? Jusqu’à quand ? »

En revanche, les allégations de mauvais traitements ne persistent pas à compter du moment où le prévenu va se trouver placé en détention sur mandat du juge d’instruction, ni ultérieurement lorsqu’il purge sa peine en cas de condamnation, exception faite toutefois au moins de l’affaire de la prison de Serkadji, où des prisonniers ont été extraits de leur lieu de détention pour être torturés.

 

On se rappelle en effet que, lors des événements qu’avait connus cette prison les 21 et 22 février 1995, quatrevingt-seize détenus et cinq gardiens avaient trouvé la mort. Les plaintes déposées par les avocats pour homicide volontaire contre le directeur de la prison n’ont pas abouti à ce jour et de très nombreuses anomalies et violations des droits de l’homme avaient été relevées par les avocats et les organisations internationales. n avait été notamment établi que certaines victimes, incarcérées dans d’autres établissements pénitentiaires, avaient été curieusement transférées peu de temps avant ces événements à la prison de Serkadji. Durant ce transfert, au moins l’une d’entre elles a subi des tortures. Me Ahmed Simozrag (4) a constitué quatre avocats pour l’assassinat de son fils, Mohamed Yassine Simozrag, tué à Serkadji. Arrêté le 5 août 1993 et incarcéré à la prison d’El Harrach, Mohamed Yassine Simozrag a été extrait de cette prison par la police le 9 octobre 1994 et emmené dans la malle arrière de la voiture à la sûreté générale du Grand Alger où il a été torturé, puis emmené à la prison de Serkadji sans que son avocat en soit averti. Les conditions du transfert et les sévices pratiqués violent tant les dispositions du code de procédure pénale que celles du code pénitentiaire algériens. Le 18 octobre 1994, lors d’une visite à son client à la prison de Serkadji, l’avocat constate les traces des sévices et adresse une requête au procureur général près la Cour spéciale (alors en vigueur), avec copies au président de la République, au Premier ministre, aux ministres de la Justice et de l’Intérieur, à l’ONDH et au bâtonnier régional d’Alger. Dans cette requête, il rappelle une précédente plainte relative aux tortures subies par son client durant sa garde à vue, restée sans réponse.

Le 20 mars 1995, les quatre avocats déposent la plainte pour homicide, restée sans suite à ce jour.

Les disparitions forcées

Les personnes arrêtées arbitrairement sont naturellement signalées comme « disparues » par les membres de leur famille. Il convient ensuite d’opérer la distinction suivante:

– soit, au bout de quelques semaines ou de plusieurs mois, la personne arrêtée et détenue arbitrairement réapparaît, le plus souvent pour être présentée à un juge d’instruction, et elle cesse d’être « disparue ». A cet égard, il est particulièrement émouvant de relever que des membres de familles de «disparus » attendent quotidiennement sur les marches des palais de justice la réapparition de leurs proches, à l’occasion de leur présentation aux juges d’instruction;

– soit l’on reste sans nouvelles du disparu.

Sur cette question des « disparus », Me Rezzag-Bara, président de l’ONDH, interrogé par la délégation de la FIDH, explique qu’il faut distinguer principalement quatre catégories:

– celle des disparitions effectivement imputables aux forces de sécurité, mais selon son expression, « il s’agit de cas, ce ne sont que des cas »,

– celle des disparitions imputables aux groupes armés islamistes;

– celle des personnes rejoignant le maquis pour combattre avec les islamistes, et dont les familles, par ignorance réelle ou volonté de protection, déclarent la disparition;

– celle des disparus pour des raisons diverses comme il en existe dans tous les pays, et parmi lesquelles des jeunes se cachant pour échapper à leur obligations militaires.

L’ONDH indique avoir pour sa part été saisie de trois cent soixante-treize requêtes de localisation de personnes disparues en 1994, puis de cinq cent soixante-sept en 1995 et de neuf cent quatre-vingt-huit en 1996. Me Bara précise qu’il n’est pas possible de déterminer exactement dans ces chiffres la part de chacune des catégories de disparus, et en particulier le nombre de ceux imputables aux forces de sécurité. Mais il n’en demeure pas moins que peut être observée, à travers les chiffres mêmes de l’ONDH, une progression importante des requêtes pour disparition, sans oublier que cette organisation n’est saisie que d’un certain nombre de cas, et non de la totalité.

Or, la visite effectuée par exemple chez l’un des avocats possédant des « dossiers sensibles » a permis de constater que celui-ci, saisi quasi exclusivement de cas de disparitions imputables aux forces de sécurité, affiche à son cabinet dix-sept planches de douze photos portant la mention « disparu », soit deux cent quatre au total.

D autres avocats rencontrés ont également montré de nombreux dossiers semblables de « disparus », et d’une manière générale la multiplication de ces cas a été dénoncée et a pu être corroborée notamment par des témoignages des familles.

C’est pourquoi, alors que le nombre total de « disparus »toutes catégories confondues est certainement de plusieurs milliers, la mission de la FIDH pense pouvoir affirmer que le chiffre d’au moins deux mille disparus imputables aux forces de sécurité est sans doute loin en deçà de la réalité. En quarante-huit heures, la délégation de la FIDH a pu rencontrer plus d’une vingtaine de familles de « disparus » suite à des arrestations par les forces de sécurité, et a eu communication de copies des lettres adressées par d’autres familles aux autorités.

Ainsi, une femme habitant le quartier de Shawla a raconté que son fils avait été arrêté devant elle. Vu quelques semaines après par un voisin à la brigade de gendarmerie de Baba Hassan à la périphérie d’Alger, il n’a pas réapparu depuis trois ans.

Une habitante du quartier de Bir Mourad Raiss a raconté que son mari, âgé de trente-six ans, et père de deux enfants, inspecteur de sécurité dans une entreprise publique, a été enlevé dans la nuit du 7 au 8 avril 1996, vers une heure, par une trentaine de « ninjas ». Licencié vingt et un jours plus tard après deux mises en demeure malgré ses protestations, cet homme était pratiquant mais n’avait pas d activité politique.

La mission a rencontré, en même temps que cette femme, une de ses voisines dont le mari, âgé de quarante deux ans, mécanicien, père de deux enfants, a été arrêté chez lui le 4 juin 1996, à deux heures du matin. Membre du FIS, il avait représenté ce parti dans un bureau de vote lors des élections législatives annulées en 1992. La police s’est présentée chez lui avec un voisin qui avait été arrêté et qui portait des traces de sévices. Durant neuf mois, la famille a fait établir des certificats de maladie pour éviter le licenciement du disparu, principal soutien de sa famille. Les deux voisines diront qu’une dizaine d’autres femmes de leur quartier sont sans nouvelles de leurs maris enlevés.

Deux jeunes du quartier Baraki (dont un lycéen de dix-neuf ans) qui venaient de passer plus de cinq mois à la prison d’El-Harrach ont communiqué la liste de plusieurs jeunes de leur quartier arrêtés l’année dernière et dont on est sans nouvelles:

Mohamed Lemmiz,

Tewfik Tafahi, arrêté dans son magasin le 16 mars 1996,

Riyad Bourib, arrêté le 28 avril 1996,

Mohamed Grioua, arrêté le 16 mai 1996,

Abdelhamid Boufelaya, arrêté le 30 avril 1996,

Boudjema Kimouche, arrêté le 16 mai 1996,

Jamal Chihoub, arrêté le même jour,

Mourad Chihoub, arrêté il y a 4 mois environ.

Dans ce quartier de Baraki, il y a eu ce que les jeunes appellent en français un « ratissage » durant la période de mars à mai 1996. Les huit personnes citées ci-dessus sont toujours disparues, entre vingt et vingt-six personnes ont été relâchées et deux ont été présentées à la justice; il s’agit de Mustapha Zahar, détenu à El Harrach, et Rachid Zahar, détenu à Serkadji.

Les noms cités, de mémoire, par ces jeunes à propos des disparitions de mars à mai 1996 recoupent des informations obtenues chez des avocats et auprès d’un autre témoin rencontré plus tard et qui n’a aucun lien ni avec ces jeunes ni avec les avocats. Les deux jeunes ont ainsi spontanément évoqué le cas des deux cousins Chihoub, pour lesquels une plainte pour séquestration abusive a été déposée. Jamal Chihoub, handicapé physique, né le 8 janvier 1977 à Hussein Dey, a été arrêté chez lui le 16 mai 1996 à huit heures du matin par un groupe de soldats, de gendarmes et de policiers. Ces derniers ont déclaré à sa mère qu’elle ne reverrait pas son fils vivant tant que son autre fils, Said, ne se serait pas rendu. Or, selon sa famille, celui-ci aurait été tué lors d’un accrochage avec les forces de l’ordre trois mois auparavant. D’après des informations obtenues par la famille, Jamal Chihoub aurait été détenu à la caserne de Baraki, et ce jusqu’au milieu du mois de ramadan 1997. Mourad Chihoub, né le 29 septembre 1980 à El Harrach, a été arrêté au même domicile le 13 décembre 1996.

Un habitant du quartier de Kouba, commerçant, père de quatre enfants, a été arrêté le ler ou le 2 juillet 1995 à 23 h 30 chez lui, par trois policiers en uniforme et quatre « ninjas », venus dans deux voitures: une 205 « familiale » et une Toyota de la gendarmerie; emmené en pyjama, il était sans activité politique connue. La famille a appris qu’il était détenu à la caserne de Ben Aknoun et n’a contacté un avocat qu’au début de l’année 1997.

Fait grave et qui témoigne d’inquiétantes dérives, des différends d’ordre privé avec des agents des forces de l’ordre peuvent déboucher sur des disparitions. Ainsi, à son retour d’Algérie, la délégation a été contactée par un proche d’un habitant d’Alger, père de quatre enfants, qui a été enlevé devant chez lui le 9 juin 1996 au matin. Chauffeur de taxi et membre d’un parti démocratique, la victime avait plusieurs affaires en justice contre un voisin, agent de la sécurité militaire. La famille a entrepris diverses démarches (dont de très nombreuses correspondances avec les autorités) et a pu savoir que la victime a été d’abord séquestrée dans une villa de la sécurité militaire à Ain El Benyane, sur le littoral, juste avant Staoueli, puis transférée à la caserne de Ben Aknoun, puis àcelle de Béni Messous.

Les familles entreprennent en effet bien souvent diverses démarches avant la constitution d’un avocat; elles recherchent leurs proches arrêtés en faisant le tour des commissariats et des casernes ou en demandant des informations à des connaissances ou des voisins qui travaillent dans l’administration, la police, l’armée… Certaines familles parviennent ainsi parfois à localiser le lieu de détention. Dans de multiples cas, apparemment, des voisins libérés informent la famille. De nombreuses familles écrivent systématiquement à toutes les autorités (Présidence, ministère de la Justice, de la Défense, médiateur de la République…) et s’adressent aussi à l’ONDH, qui a confirmé le fait.

Durant son séjour, la délégation a eu ainsi connaissance de copies de ces courriers dont la lecture ne laisse aucun doute sur l’implication des forces de l’ordre dans les disparitions et ce dans plusieurs régions du pays.

Lettre en date du 3 janvier 1997 d’un habitant de la wilaya de Tiaret (extraits):

« Mon fils a été arrêté par la gendarmerie de […] le 30 janvier 1995 en plein mois de ramadan. Durant dix jours, nous lui avons amené à la gendarmerie le repas de rupture du jeûne. Le onzième jour, les gendarmes nous ont dit qu’il n’était plus là. Depuis, je n’ai plus de nouvelles. Le journal Al Joumhouria, en date du 13 mai 1996, a cité mon fils parmi un groupe de personnes recherchées. Comment cela peut-il arriver ? Mon fils a été arrêté par la gendarmerie dans la rue, alors qu’il revenait du bureau des assurances où il avait retiré l’indemnité de sécheresse. Le commandant de la brigade m’avait d’ailleurs remis cette somme. Mon fils a été arrêté par les gendarmes et il n’est pas en fuite; tout le village le sait […]. »

Lettre en date du 18 janvier 1997 d’une habitante de Skikda:

« Mon fils, né le 24 mars 1974, a été arrêté par la police sur son lieu de travail le 21 septembre 1996 à dix heures du matin pour « vol ». Depuis ce jour, je suis sans nouvelles alors que je sais que mon fils n’a ni volé ni commis un autre délit. Ceci constitue une véritable injustice […]. »

Lettre en date du 2 mars 1997 d’une habitante de Constantine:

« Mon mari a été arrêté le 29 mai 1994 et je n’ai depuis lors aucune information me permettant de savoir où il est. J’ai frappé à toutes les portes et je me suis adressée à toutes les parties concernées mais en vain. Près de trois ans plus tard, j’ai été surprise d’être convoquée au commissariat central où l’on m a remis une attestation disant que mon mari a été arrêté par leurs soins et remis par eux le 3 juillet 1994 au bureau des enquêtes et recherches de la cinquième région militaire […]. »

Lettre en date du 15 mars 1997 d’un habitant de la wilaya de Djijel:

« Mon fils, né en avril 1971, a été emmené de chez lui par des militaires le 11 février 1994 à huit heures du matin et a été séquestré dans la caserne de […]. Depuis ce jour, rien n’a transpiré à son sujet malgré les démarches faites auprès de toutes les autorités: commandant de la caserne, de la brigade de gendarmerie, commandant de la région militaire… Je suis à 100 % sûr de l’innocence de mon fils et je vous demande de m’aider à connaître son sort, ou alors que l’on me dise quelles sont les accusations portées contre lui et les preuves qui pourraient attester de son implication dans une action suspecte quelconque […]. »

Lettre en date du 15 janvier 1997 d’un habitant de la wilaya d’Oum Al Bawabi:

« Des gendarmes ont emmené mon fils de son domicile, le 28 octobre 1994, à cinq heures du matin. Son épouse et ses trois enfants souffrent depuis ce jour, devant moi qui ne peux rien faire. Je vous prie d’intervenir pour connaître le sort de mon fils quel qu’il soit [. ..]. »

Lettre en date du 7 avril 1997 d’une habitante de la wilaya de Constantine:

« En mon nom et au nom de mes six enfants, je vous demande de m’informer sur le sort de mon mari, arrêté par des policiers devant nos yeux, le 28 septembre 1996, à une heure et demie du matin. Depuis, je n’ai aucune nouvelle malgré toutes les tentatives. Je vous supplie en vertu des lois générales du pays et des libertés individuelles de me faire savoir où il est […]. »

Les renseignements obtenus permettent ainsi à la mission de la FIDH d’affirmer que les autorités algériennes ne peuvent ignorer l’ampleur du phénomène des disparitions.

Pour diverses raisons, les familles tardent assez souvent à saisir un avocat: par peur ou manque de moyens, ignorance ou espoir d’une libération, voire crainte de licenciement. Un certain délai, qui peut dépasser les douze mois, voire plus, peut ainsi s’écouler entre l’arrestation et le moment où l’opinion publique est informée.

Une fois saisis, les avocats déposent des plaintes pour séquestration abusive; des centaines d’affaires de ce genre sont pendantes devant la justice algérienne. Quasi systématiquement, la Présidence, divers ministères et autres administrations sont là aussi destinataires de copies des plaintes.

A titre d’exemples, nous reproduisons ci-après le texte intégral de deux lettres reçues en février 1997 par une même famille, ainsi qu’une troisième adressée par l’ONDH à une autre famille de victime.

Lettre en arabe:

« Suite à votre demande de recherche concernant votre fils le dénommé […], j’ai le regret de vous informer que les recherches effectuées afin de le retrouver n’ont pas abouti à ce jour. Si nous le retrouvions, vous en seriez averti immédiatement.

Le Procureur général adjoint Alger signature: illisible. »

Lettre en français:

«J’ai bien reçu votre requête signalant la disparition d’un membre de votre famille.

La lenteur observée par notre institution pour vous répondre ne signifie nullement que des démarches n’ont pas été entreprises. Soyez convaincus que nous sommes très sensibles à votre inquiétude.

Au-delà du caractère exceptionnel de la situation que vit le pays et malgré les limites que nous impose le décret 96-223 instituant le Médiateur de la République, notamment dans le domaine sécuritaire, les autorités ou organismes concernés ont été saisis par nos soins pour de plus amples informations.

Nous espérons que dans un futur proche et dès que notre institution sera dotée des moyens réglementaires à même de lever les contraintes auxquelles elle est confrontée, nous ouvrerons à répondre à vos préoccupations.

Enfin, notre souci de préserver les droits des citoyens entrant dans le domaine de notre noble mission et notre détermination morale et humaine nous guident afin de vous tenir informés des suites réservées à votre requête.

Le Médiateur de la République Abdessalam Habachi »

· Lettre en arahe:

« Le 6 mars 1996, vous aviez saisi l’ONDH d’une requête concernant votre fils le dénommé […] arrêté selon vos dires par l’armée. Les efforts entrepris par l’ONDH et les renseignements obtenus de la gendarmerie nationale nous permettent de dire que l’intéressé n’a pas été arrêté par l’armée. Ces démarches n’ont pas permis non plus de localiser l’endroit où il se trouve actuellement. »

Sans signature

 

Le métier d’avocat n’est pas lui non plus sans risques. Ainsi, depuis le début de l’année 1992, dix avocats algériens ont été assassinés sans que l’on puisse établir avec certitude les motifs et l’identité des auteurs de ces crimes. Les dix victimes sont: Me Brahim Belghanem, Me Saïd Grine, Me Saadi Belghoul, Me Jamal Eddine Brihmouche, Me Ahmed Bouchakour, Me M. Bouzerd, Me Rabeh Khelifi, Me Mabrouk Sdiri et Me Mohamed Zoubeiri; une avocate a été aussi assassinée, Me Leila Kheddar. Un rapport de l’ONDH publié début 1995 attribue cinq de ces assassinats au terrorisme.

Il faut aussi rappeler l’assassinat de Me Youssef Fatallah, notaire et président de la Ligue algérienne des droits de l’homme, au mois de juillet 1994.

Cinq avocats sont à ce jour portés disparus: Me Mokhtar Bouchaib (bâtonnier de Médéa), Me Mohamed Hammouda, Me Larbi Laouira, Me Massoud Manniache, père de quatre enfants, enlevé le 6 avril 1996 devant son domicile, et Me Mohamed Touil, père de cinq enfants, enlevé le 13 octobre 1996, à 7 heures du matin au lieu-dit Caid Kassem sur la route entre Sidi Moussa, lieu de sa résidence, et Alger. Me Touil amenait ses deux filles (vingt ans et dix-sept ans), l’une à la faculté de Ben Aknoun et l’autre au lycée Hassiba à Kouba.

Grâce à la mobilisation de sa famille et de ses confrères, qui ont immédiatement alerté l’opinion publique internationale, Me Mesli a été présenté « assez rapidement » au juge d’instruction. Sa famille et sa défense ont introduit plusieurs recours:

– une plainte pour enlèvement déposée dès le 31 juillet 1996 au commissariat de Rouiba;

– une demande de levée du mandat de dépôt et d’annulation de l’ensemble de la procédure introduite le 19 août 1996; cette demande s’appuie sur le fait que la procédure officielle a été datée plusieurs jours après l’enlèvement;

– une plainte pour enlèvement, menaces de mort, violences préméditées, perquisition illégale du domicile et du cabinet, introduite le 19 août 1996.

Comme pratiquement toujours, toutes les autorités ont été destinataires de copies de ces plaintes, ainsi que l’ONDH et les deux ligues des droits de l’homme. A ce jour, les avocats n’ont pas reçu de réponse des diverses instances officielles saisies.

Les exécutions sommaires

Il est vrai que les disparitions rejoignent et englobent parfois une autre catégorie particulièrement grave et flagrante de violations des droits de l’homme, à savoir celle des exécutions sommaires.

En effet, en dehors des affrontements avec des groupes armés, les membres des forces de sécurité se chargent, dans certains cas, de procéder à l’élimination physique de suspects ou présumés tels plutôt que d’opérer leur arrestation en vue de les déférer à la justice. Nous parlant du nombre de « terroristes détenus » (dix-huit mille sur trente-six mille prisonniers), un interlocuteur officiel nous dira qu’ils appartiennent à « la deuxième ou troisième périphérie du terrorisme ». On devine ainsi aisément le sort réservé au premier cercle. A ce propos, un journaliste proche du pouvoir nous dira: « Devant quelqu’un qui n’a rien à perdre, les forces de l’ordre ont le devoir, et pas uniquement le droit, d’être en sécurité. Est-ce que la police française était vraiment en état de légitime défense devant un Khelkhal abattu froidement ? Chez nous, on ne tire pas dans le dos. Mais on ne peut pas ne pas tirer en attendant sa propre mort. »

Cette méthode expéditive paraît d’ailleurs largement répandue si l’on se réfère d’une part aux communiqués de presse annonçant les « liquidations » de terroristes, et d’autre part au fait assez stupéfiant que la plupart des actes criminels dénoncés ne sont jamais résolus par la voie judiciaire.

Ainsi, la délégation de la FIDH a eu, pendant son séjour, confirmation des informations diffusées par Middle East Watch et Amnesty International peu de temps avant son départ concernant l’assassinat dans un centre de détention secret de Rachid Medjahed, responsable présumé de l’assassinat, le 28 janvier 1997, de M. Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l’UGTA. Arrêté le 12 février -et non le 15 comme l’affirment les autorités, Rachid Medjahed, ancien conseiller municipal membre du FIS (qui aurait déjà purgé une peine de trois ans de prison) a été montré à la télévision algérienne le 23 février, avouant être l’instigateur de l’assassinat du dirigeant syndicaliste. Le 3 avril, sa famille a été informée de sa mort en détention, le 26 février précédent, alors que divers indices donnent à penser qu’il était déjà décédé à cette date. Arrêtée, Mme Medjahed aurait subi de très graves sévices. Interrogé à ce propos, M. Abdelmagid Sidi-Saïd, secrétaire général intérimaire du syndicat, a dit tout ignorer de ce fait en affirmant sa conviction que M. Benhamouda a été tué par un groupe intégriste , la « Phalange du martyre » . La délégation de la FIDH a été informée à cette occasion que l’UGTA ne s’était pas constituée partie civile dans cette affaire, pas plus qu’elle ne l’avait fait dans les assassinats précédents des trois cent cinquante-sept syndicalistes « par l’intégrisme ».

Durant son séjour, la délégation s’est aussi inquiétée des suites juridiques données par les autorités à des assassinats de journalistes et de personnalités célèbres dont la mort avait été imputée aux groupes islamistes. Elle a, à cet égard, eu confirmation que depuis le procès des assassins présumés de Tahar Djaout, écrivain et rédacteur en chef de l’hebdomadaire Ruptures et premier journaliste assassiné, aucun meurtrier présumé de journaliste n’a été présenté à la justice. Rappelons pour mémoire que, lors de cet unique procès, les deux responsables présumés avaient été disculpés. Des rencontres avec les familles de certaines personnalités, il ressort que, très souvent, les parents des victimes apprennent la « neutralisation » – c’est-à-dire la mort des assassins présumés par la presse ou, dans des cas plus rares, par les autorités. Dans certaines affaires où des témoins avaient assisté aux crimes, ceux-ci n’ont pas été convoqués par les forces de sécurité pour identifier les prétendus assassins.

Alors même que la mission séjournait en Algérie, la justice algérienne acquittait, lors d’une audience en date du 29 avril 1997, le dénommé Boualem Chaloui, accusé de l’assassinat de Mme Larissa Polnaya, épouse Brahim Ayadi, tuée sur le marché El Afia le 5 décembre 1993, une des premieres etrangères assassinées dans ce pays. Il a été rappelé lors de l’audience que, avant d’être acquitté, M. Boualem Chaloui avait passé cinquante-cinq jours en garde à vue et subi divers sévices, dont la sodomie, et que son procès n’est intervenu qu’après trente-six mois de détention préventive. Pendant toute la période d’instruction, la justice avait refusé les demandes d’examen médical et la citation d’un témoin fourni par la défense, un commerçant du marché qui avait assisté au meurtre et qui avait accepté de témoigner. Cet assassinat ainsi que celui de Tahar Djaout avaient pourtant été attribués au terrorisme islamiste par l’ONDH dans son rapport « Victimes civiles du terrorisme » publié début 1995.

Il semble aussi que certaines exécutions interviennent dans la rue sans que l’on puisse établir avec certitude si elles sont préméditées. A titre d’exemple, Abderrahmane Missouri, né le 11 février 1970 à Chlef, a été tué, le 28 janvier 1997, par des policiers à proximité du domicile familial, à 22 h 30 environ. électricien auto, M. Missouri, fils aîné, était le principal soutien de famille depuis le décès de son père. Peu de temps après son décès, la police a perquisitionné son domicile sans rien emporter.

Mais, par ailleurs, des homicides et massacres sont également imputables aux milices armées par les autorités algériennes, ou avec leur bénédiction.

 

 

Notes

3. La population algérienne désigne ainsi les membres des forces de sécurité portant des passe-montagnes cachant leurs visages.

4. Me Ahmed Simozrag, exilé en France, a été assigné à résidence à Folembray puis expulsé au Burkina Faso.

 

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