Mesli, un avocat torturé

Rachid Mesli :

un avocat algérien plongé dans l’univers de la torture

Le quotidien suisse « Le Temps » publie dans son édition du 30 mars le témoignage, reconstitué par ses avocats, de Rachid Mesli, lui-même avocat (et défenseur notamment d’islamistes).

Ce 31 juillet 1996, à la sortie de son travail, Rachid Mesli croyait avoir été enlevé par des extrémistes islamistes. C’était en fait des policiers en civil. Les pressions internationales ont sans doute sauvé la vie de cet avocat. Lors de son procès l’été dernier, il est accusé d’appartenance à «un groupe terroriste». Mesli est finalement acquitté des charges qui pèsent contre lui. A la dernière minute, un nouveau chef d’inculpation est ajouté, celui «d’encouragement au terrorisme». Le 16 juillet 1997, il est condamné à 3 ans de prison, sans avoir eu l’occasion de se défendre. Selon les organisations de défense des Droits de l’homme, Rachid Mesli a été successivement «enlevé de manière illégale, mis en détention secrète et jugé en violation des normes internationales pour un procès équitable». Le cas de Rachid Mesli illustre la nécessité d’établir la vérité des faits, de façon irréfutable, par un organe international indépendant mandaté par les Nations Unies. Ce à quoi se sont toujours refusées les autorités algériennes. Son témoignage que nous publions ci-dessous a été reconstitué grâce aux notes prises après coup, par les avocats qui ont pu le voir en prison. Son récit commence le jour de son enlèvement.

Rachid Mesli, un avocat algérien plongé dans l’univers de la torture

Au retour d’El Merdja, par un chemin communal désert, je remarque la présence d’une Golf garée sur le bas-côté mais qui démarre à mon passage. Elle nous dépasse, nous serre sur le côté et m’oblige à m’arrêter. J’immobilise ma voiture et déjà, les occupants de la Golf en descendent. Ils sont quatre, nous cernent et nous font descendre sans ménagement. Je demande: «Qui êtes-vous?» et n’obtiens aucune réponse. Trois des assaillants m’entourent pendant que le quatrième oblige mon beau-frère à se mettre à genoux derrière mon véhicule, les mains sur la tête. Les trois assaillants me conduisent de force à l’intérieur de leur voiture.

Les minutes commencent à s’écouler. Je suis inquiet pour mon fils et mon beau-frère. Je m’attends à entendre des coups de feu. Rien. J’entends la portière du véhicule s’ouvrir à l’avant. Le quatrième agresseur prend place à côté du chauffeur qui le questionne: «Ça y est?» La réponse est affirmative. Je suis alors persuadé que mon fils et mon beau-frère ont été assassinés.

La voiture démarre. J’hésite, puis demande s’ils sont de la police et s’ils peuvent passer alors au commissariat de Rouiba distant de quelque 300 mètres à peine. C’est le chauffeur qui me répond: «Tu es fou? Tu veux qu’on nous tire dessus?» C’est donc un enlèvement. Ils ne veulent pas de témoin!

La cellule

J’entends soudain des aboiements. Ils sont proches, forts et durent trop longtemps. Je regarde vers la porte de ma cellule, j’y devine à peine un petit guichet. Je le pousse du doigt. Il a environ 10 centimètres sur 15. Un couloir et des cellules. Je ne peux voir distinctement que celle d’en face. Au guichet d’en face, un visage barbu me fixe. Une tête plus jeune, blonde, est à côté de lui. Je hasarde: «Où sommes-nous? – A Châteauneuf!» Je questionne: «Qui êtes-vous?» Cette fois, je n’obtiens pas de réponse. Je risque une troisième question: «Pourquoi ces aboiements?» Là, le barbu me répond par une mimique. Il se pince l’oreille et la langue avec les doigts, puis il dit: «Electricité. Pour que les hurlements des suppliciés ne soient pas entendus.» On me demande qui je suis. Je ne sais pas à qui j’ai affaire. La tête du plus jeune me donne confiance. Je pense que je n’ai rien à perdre à leur répondre. Peut-être seront-ils libérés et pourront signaler ma présence?

Je ne peux voir mes compagnons d’infortune de la cellule qui est à ma droite, mais je les entend. Quelqu’un me dit qu’il me connaît de nom. Qu’il est le beau-frère de mon client Hamoudi Nadhir.

Je me sens fatigué de n’avoir pas dormi. Le sol grouille de cafards, je répugne à m’allonger. Je pense à mon fils et à mon beau-frère. Je pense aussi à moi, que je vais être torturé. Mais je ne saurais dire pourquoi.

Je me suis toujours conformé à la loi de mon pays et à ses engagements internationaux. Je n’ai rien à me reprocher. Je me dispose à tout dire, peut-être échapperai-je à la torture. La cellule est vide. Elle fait approximativement deux mètres sur un mètre cinquante. Elle a un W.-C. turc dans l’angle. On ne peut s’allonger que dans le sens de la longueur, les chaussures en guise d’oreiller. Pas de paillasse, pas de couverture, pas d’eau.

J’attends mon tour, l’attente est infernale. La nuit sera longue. Quelqu’un ferme le guichet de ma porte, une odeur insoutenable commence à envahir la cellule. D’où vient-elle? Mes yeux qui se sont habitués à la nuit me piquent. Je devine pourtant des trous sur le haut du mur. L’odeur suffocante vient de là. La gorge me brûle, mes yeux larmoient. Je n’ai d’autre ressource que de m’allonger à même le sol, près de la porte, la bouche et le nez prêts à aspirer l’air du couloir.

La torture

Des pas se font entendre dans le couloir. Ils sont pressés et de plus en plus proches. Mais ils dépassent ma cellule, se dirigent vers celles du fond. J’ai le temps, cette fois, de voir le malheureux. Il est âgé, 55 ans environ, torse nu, il est poussé sans ménagement et passe à quelques centimètres de mon guichet. Je le reconnais! Bouchérif Rédha, condamné à mort en 1993 par la Cour spéciale d’Alger et évadé de Tazoult-Batna. Son fils m’a rendu visite à mon cabinet, et je l’avais alors orienté vers un autre confrère.

Mes voisins de cellule me confirment qu’il s’agit bien d’un évadé de Tazoult arrêté quelques jours auparavant avec son beau-frère. Je me sens las et fatigué. J’ai à peine le temps de faire quelques pas dans ma cellule que des cris inhumains se font entendre. Des cris de douleur du torturé, mais cette fois-ci, ni musique, ni aboiements ne viennent camoufler cet attentat contre la personne humaine, contre la vie. Cela dure longtemps. Je sens la torture sur moi-même.

L’interrogatoire

L’après-midi, la porte de ma cellule s’ouvre derrière mon dos. Je n’ai pas le temps de voir qu’une cagoule m’est mise sur la tête, elle me serre très fort, je n’ai pas le temps de protester que j’étouffe. Mes mains sont ligotées par derrière. Je suis poussé vers l’extérieur, conduit sans ménagement, je trébuche sur les escaliers et essuie des jurons.

Je devine la présence de plusieurs personnes dont deux se mettent à hurler dans mes oreilles. J’essaie de garder ma dignité. J’entends: «Ici, il n’y a pas de droit, pas de loi, pas d’avocat. Tu dois tout dire, tout avouer.» J’entends encore des tas d’obscénités, des insultes, des menaces de mort. Je n’arrive toujours pas bien à respirer. Dans ma tête, tout s’embrouille. J’entends encore: «Qu’es-tu allé faire au barrage de Hamiz?» J’ai compris qu’il s’agit de parler des contacts que j’avais eus avec des clients en fuite et qui m’avaient fait parvenir leur souhait ou projet de se livrer à la justice.

Je n’ai pas vu venir les coups qui pleuvent sur mon visage. J’étouffe carrément, chaque nouveau coup me plonge davantage dans un état de semi-conscience. Je suis persuadé que je vis là mes derniers moments. Un éclair de survie me traverse alors l’esprit, une idée qui peut me sauver, peut-être? Je déclare alors avoir joué le rôle d’intermédiaire «politique» entre A. H. et un de mes clients en fuite. Je suis conscient d’inventer,

j’ai pensé que cette invention est la seule possibilité que j’ai d’échapper à la mort. Et j’ai eu raison, car aussitôt, les coups cessent et un long silence s’ensuit. Je veux pousser l’avantage en demandant de desserrer la cagoule qui m’étrangle, mais je n’en ai pas le temps. J’entends: «Quels sont les magistrats de la Cour d’Alger que tu connais?» Or j’en connais la plupart – si ce n’est de nom, de visage. Je cite pêle-mêle le procureur général, ses adjoints On me relève brutalement pour me reconduire à ma cellule, toujours avec cette cagoule qui m’étrangle.

La tête du barbu s’encadre dans la lucarne d’en face. Il me demande si j’ai été torturé. J’hésite, je dis non, seulement des coups de poing et de pieds au visage. Il dit qu’il n’a pas pu me voir à cause de la cagoule et que, parce que je suis avocat, je ne serai peut-être pas torturé. Son compagnon à la tête blonde essaie de m’encourager, dit que la torture du début est la plus insupportable. Que lui-même n’est plus torturé depuis deux mois.

Epilogue provisoire

La journée du samedi 3 août s’allonge. Je ne communique plus avec la cellule d’en face. Je n’ai plus la notion du temps. J’entends des cris, des pleurs, des supplications, des hurlements. Cette usine à torture est inhumaine. J’attends mon tour sans en être certain. Soudain, ma porte s’ouvre, la cagoule qui sent la sueur, sa cordelette qui sert à étrangler. On me monte à l’étage supérieur. Cette fois, on me donne une chaise. Je sens la présence de plusieurs personnes m’entourer. J’ai un sentiment confus de peur et d’espoir.

Lorsque j’entends pour la première fois le crépitement d’une machine à écrire, je jubile intérieurement. Il faut que je sauve ma peau, après tout je n’ai rien à me reprocher, même si l’objet de ma rencontre du barrage de Hamiz a été modifié pour y substituer une histoire fictive. «Ils» sont en train de rédiger un procès verbal de mon audition. «Ils» me présenteront à la justice. A la fin, le doute se réinstalle. On ne m’a pas demandé de signer. J’entends une des personnes présentes me dire distinctement: «Toi, si on te relâche, je t’organiserai moi-même un attentat.» Serait-il possible qu’on me relâche? S’il y a pensé, c’est que cela devient possible. Je n’oppose aucune résistance. Je rêve à ma famille autour de moi et à mon retour. Je suis dans une sorte de torpeur difficile à décrire. Finalement, je suis traîné dehors. Pas dans les cellules, mais vraiment à l’extérieur. La cordelette de la cagoule a été desserrée juste ce qu’il faut. je suis plaqué debout face au mur. J’attends un long moment, puis j’entends des crissements de pneus. Je suis allongé à l’intérieur d’un véhicule, probablement un fourgon.

Nous sommes au commissariat de Boumerdès. On nous conduit dans une cellule au sous-sol. Quelques minutes plus tard, on m’en fait sortir à coups de pieds et de poings. On me conduit dans un bureau à l’air climatisé. Je me sens humilié, j’ai aussi mal partout, je suis les ordres comme un automate. Subitement, les geôliers me font changer de régime. Plus d’insultes. Je suis assis sur une chaise et interrogé «plus» gentiment.

On insiste sur mon rôle de défendeur des dirigeants du FIS au Tribunal militaire de Blida en 1992. On me demande comment je les ai connus, si j’étais militant du FIS

On insiste beaucoup sur mes relations avec les organisations de défense des Droits de l’homme, notamment Amnesty International.

Enfin, c’est terminé. On me traîne à l’extérieur pour m’emmener dans un nouveau véhicule. Il est très tard, deux heures du matin? Je suis ramené je ne sais où et enfermé dans une cellule. J’ai faim et soif. Je regarde à la recherche d’une bouteille. Elles sont vides et traînent sur le sol en béton.

Dimanche 4 août. Je regarde autour de moi. Un guichet au milieu de la porte de la cellule. Je le pousse, il donne sur un couloir assez large. En face, une cellule munie de barreaux. Je vois au travers une dizaine de personnes entassées. Je questionne: «Où sommes-nous?» Pas de réponse. Ils viennent pour me voir avec curiosité à travers leurs barreaux. Je réfléchis. La distance parcourue depuis Boumerdès et le bruit des avions qui décollent Je suis peut-être à la caserne du Hamiz.

 

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