FIDH: Rapport alternatif sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes

RAPPORT ALTERNATIF DE LA FIDH AU RAPPORT INITIAL PRESENTE PAR L’ALGERIE AU COMITE SUR L’ELIMINATION DE LA DISCRIMINATION A L’EGARD DES FEMMES

19ème session (19 janvier – 5 février 1999)

 

Plan du rapport :

Première partie : Analyse de la situation des femmes algériennes au regard de la convention CEDAW (art. 2, 9, 10, 11, 15 et16).

1. Le Code de la famille : la discrimination instituée

2. Le projet d’amendements : des retouches encore trop superficielles

3. Scolarisation massive et inégalités persistantes

4. Sur le marché du travail : une égalité toute théorique

Deuxième partie : nouvelles et anciennes formes de violence

1. Le tabou des violences domestiques

2. Les violences sociales : mentalités et responsabilité de l’Etat

3. Les femmes algériennes dans la guerre : un double étau

4. Victimes du terrorisme : une compassion souvent formelle

5. Quelle prise en charge des victimes ?

6. Bonnes et mauvaises victimes

 

RESUME

 

Ce rapport alternatif est composé de deux parties. Il commence par présenter les discriminations dont sont victimes les femmes algériennes tout au long de leur vie, que ce soit dans l’éducation, le travail, le mariage, ou dans leur rôle de parent. Il aborde ensuite les différentes formes de violences qu’elles subissent.

Dans sa première partie, il traite tout d’abord des diverses dispositions du Code de la famille algérien qui sont en contradiction avec la convention CEDAW, et des réserves formulées parle Gouvernement algérien afin de maintenir ces dispositions. Ces réserves sont tout à fait incompatibles avec l’objet et le but de la Convention. Interdites par l’article 28.2, elles devraient être supprimées.

En effet, le Code de la famille organise la vie des femmes algériennes de façon totalement discriminatoire : les femmes ne sont pas libres de consentir seules au mariage, quel que soit leur âge(obligation de la présence du tuteur) ; elles ne peuvent divorcer que dans des conditions très restrictives ; protégées en théorie contre la polygamie, elles ne peuvent en pratique empêcher leur mari de se marier avec d’autres femmes; et le père seul exerce la tutelle sur les enfants. Une série d’amendements à ce code est inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée Populaire Nationale (APN), mais ils sont loin d’être suffisants.

Par ailleurs, le rapport souligne les discriminations qui existent dans l’éducation : les filles sont moins scolarisées que les garçons et les femmes plus âgées sont beaucoup plus touchées par l’analphabétisme.

Pour ce qui est du marché du travail, les femmes actives sont majoritairement des femmes célibataires. Le devoir d’obéissance au mari exigé par l’article 39 du Code de la famille permet en effet au mari d’interdire à sa femme de travailler. Les femmes sont, en outre, plus vulnérables en matière de licenciement.

La deuxième partie porte sur les différentes formes de violence subies par les femmes. Elle souligne le fait que la majorité des femmes agressées le sont chez elles, par un frère ou un mari. La moitié des viols ont lieu sur des mineures, et souvent il s’agit d’incestes. Ce phénomène se traduit par un nombre très élevé de mères célibataires et d’enfants abandonnés, étant donné que l’avortement est interdit. Les femmes en détresse sont confrontées à l’absence de structures d’accueil.

Un autre type de violence est apparu avec la sortie des femmes de leur foyer en raison de la scolarisation et de leur entrée dans la vie active : il s’agit des violences sociales. Le harcèlement sexuel, notamment, est un sujet tabou, faisant très rarement l’objet de plaintes. Par ailleurs, les femmes vivant seules sont souvent sujettes à des pressions fréquentes, voire des agressions de la part des hommes du voisinage.

D’autre part, on constate un défaut total de prise en charge des femmes victimes du terrorisme. Malgré les promesses de l’Etat, les structures pouvant les accueillir elles comme toutes les femmes en détresse sont très rares et les politiques publiques restent déficientes : le discours officiel de compassion et de solidarité avec les femmes violées par des groupes terroristes n’est guère suivi de mesures réelles et adaptées.

Un autre problème qui a été récemment mis en lumière est celui des femmes de disparus. Souffrant de la disparition d’un être cher, dont le sort reste inconnu, des milliers de femmes se retrouvent bien souvent démunies, du fait de la difficulté d’obtenir un jugement de décès, seul moyen de pouvoir exercer la tutelle sur leurs enfants et d’avoir accès à la part successorale qui leur revient éventuellement. Ces femmes, auxquelles on refuse le statut de veuves ou de divorcées doivent se battre pendant des années pour obtenir la reconnaissance de droits élémentaires.

Préoccupée depuis longtemps par la situation faite aux femmes algériennes, la FIDH en avait fait l’un des deux thèmes de sa mission d’information conduite en Algérie en avril 1997.Empêchée depuis de se rendre dans ce pays, elle a néanmoins présenté en juillet 1998 un rapport alternatif au deuxième rapport périodique du gouvernement algérien devant le Comité des droits de l’homme. Au terme de deux journées d’examen du rapport officiel et des réponses de la délégation gouvernementale, celui-ci avait formulé des observations accablantes quant aux violations des droits de l’homme commises par les forces de sécurité et les milices dites de légitime défense dans la le cadre de la lutte antiterroriste. En présentant ce nouveau rapport alternatif, la FIDH réitère ses inquiétudes concernant la grave crise des droits de l’homme en Algérie, et qui s’ajoute, pour les femmes, à des discriminations criantes et persistantes.

Introduction :

En signant puis en ratifiant, en 1996, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, le gouvernement algérien avait émis des réserves qui découlent du Code de la nationalité mais surtout du Code de la famille, en vigueur depuis 1984.

Avant d’examiner sur le fond les dispositions de ce Code et les réserves algériennes, la FIDH tient d’abord à rappeler qu’à sa connaissance et contrairement à d’autres textes internationaux de protection des droits de l’Homme, signés et ratifiés par l’Algérie, la Convention n’a pas été à ce jour publiée dans le journal officiel de ce pays. De ce fait, en dépit de la décision du Conseil Constitutionnel du 20 août 1989 qui pose le principe de primauté des conventions internationales sur le droit interne, le texte de la Convention n’est toujours pas opposable devant les juridictions nationales. La non-publication de la convention CEDAW révèle les réticences des autorités à en voir appliquer les dispositions les plus favorables aux droits des femmes et permet, en pratique, à certains juges de s’abriter derrière ce fait pour ne pas s’y référer.

Ce rapport alternatif souligne d’abord l’importance et l’étendue des réserves algériennes, qui vident la Convention de son sens et sont incompatibles avec son objectif central, l’égalité. Elles sont notamment contraires à son article 28.2 qui prévoit qu’ » Aucune réserve incompatible avec l’objet et le but de la présente Convention ne sera autorisée. « .

La réserve qui est sans doute la plus préoccupante est celle qui concerne l’article 16 de la Convention, qui fait que la femme algérienne, quel que soit son âge, ne peut consentir seule au mariage et qu’elle ne peut divorcer que dans des conditions très contraignantes alors que l’homme peut la répudier sans motif et exerce seul la tutelle sur les enfants.

Dans ces dispositions comme en d’autres matières, le Code de la famille algérien organise la vie de la femme de manière à ce qu’elle soit subordonnée à l’homme, que ce soit dans son rôle d’épouse ou de mère, règles d’évidence incompatibles avec l’esprit et les obligations qui découlent de la Convention.

Depuis plus d’un an et dans le rapport élaboré à l’attention de ce comité, le gouvernement algérien annonce l’adoption prochaine par l’Assemblée Populaire Nationale (APN) d’une série d’amendements au Code de la famille. Adoptés par le Conseil des ministres le 24 mai 1998, ils sont effectivement inscrits à l’ordre du jour de l’APN depuis le mois de septembre 1998. La session actuelle se terminant en janvier 1999 et la session du printemps risquant fort d’être perturbée par les élections présidentielles prévues pour avril 1999, le vote de ces amendements a de fortes chances d’être retardé. En tout état de cause, la FIDH considère qu’ils ne constituent nullement une avancée significative en matière d’égalité des sexes.

Par ailleurs, il est choquant de constater que le rapport algérien n’aborde pas la question de la violence à l’encontre des femmes. Les Recommandations générales 12 et 19 du Comité sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes encouragent pourtant les Etats à inclure ce sujet dans leurs rapports. Sans parler de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies qui fait de la lutte contre les violences á l’égard des femmes une obligation pour tous les Etats (1).

Quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur les causes profondes du conflit en cours en Algérie et sur son évolution, il est absolument indéniable que les femmes ont été, de manière de plus en plus systématique, victimes de la violence politique que connaît le pays. Cette violence s’ajoute à d’autres formes de violence, domestiques et sociales, que les autorités ne peuvent méconnaître et qui engagent leur responsabilité à plusieurs niveaux.

 

 

Première partie :

Les femmes algériennes entre la subordination organisée et lesdiscriminations (Articles 2, 9, 10, 11, 15 et 16 de la Convention)

Comme à d’autres occasions et notamment devant d’autres mécanismes de l’ONU, le rapport algérien énonce d’entrée de jeu les articles de la Constitution qui posent l’égalité entre les sexes et ajoute que » partant de ces principes constitutionnels, la loi algérienne veille à ce que dans aucun domaine de la vie, il n’y ait de distinction entre l’homme et la femme qui jouissent ainsi d’une totale égalité en droits et en devoirs  » (page 14 du rapport). Cet énoncé n’a en fait aucune portée réelle en raison de la réserve formulée par L’Algérie concernant l’article 2 de la Convention qui exige notamment, faut-il le rappeler, de  » prendre toutes les mesures appropriées, y compris les dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes. « .

En effet, si l’Algérie n’avait pas formulé cette réserve, elle serait tenue de réviser très substantiellement, voire d’abroger le Code de la famille, qui organise d’une manière on ne peut plus claire l’infériorité juridique de la femme. Les autorités semblent d’ailleurs tout à fait conscientes de cela puisque le rapport officiel mentionne, à la page 11, que :  » cette adhésion a conduit le Gouvernement à envisager d’apporter des amendements au Code de la famille « .

En l’état, force est de constater que la législation algérienne et plus particulièrement le Code de la famille organise sur plusieurs points la subordination légale des femmes algériennes et entrave la jouissance de leurs droits.

1- Le Code de la famille : la discrimination instituée

Ainsi en matière de mariage, outre l’interdiction faite aux musulmanes de se marier avec un non-musulman, – comme dans tous les pays de culture musulmane-, le consentement de la femme est subordonné à celui du tuteur matrimonial, en l’occurrence le plus proche parent mâle (article 11 du Code de la famille). Le père a, en outre, le droit d’empêcher le mariage de la fille vierge, mineure ou majeure  » si tel est [son]intérêt  » (article12).

Conformément à l’article 37,  » Le mari est tenu de subvenir à l’entretien de l’épouse dans la mesure de ses possibilités sauf lorsqu’il est établi qu’elle a abandonné le domicile conjugal. « . La femme qui fuit un époux violent par exemple pour se réfugier chez ses parents peut être ainsi considérée comme ayant abandonné le domicile conjugal (2). Cette cohabitation forcée doit subsister même durant la période précédant un divorce à l’initiative de l’épouse. Quelle que soit l’attitude du mari, celle-ci doit continuer à vivre avec lui, sous le même toit, jusqu’à la prononciation du divorce au risque de devenir  » coupable  » d’abandon du domicile conjugal et de voir le divorce prononcé à ses torts.

L’article 39 de ce même Code prévoit que  » l’épouse est tenue d’obéir à son mari et de lui accorder des égards en sa qualité de chef de famille, allaiter sa progéniture si elle est en mesure de le faire et de l’élever, respecter les parents de son mari et ses proches. « .

L’article 48 du Code affirme que la dissolution du mariage peut intervenir  » par la volonté de l’époux, par consentement mutuel des deux époux ou à la demande de l’épouse dans la limite des cas prévus aux articles 53 et 54 « , qui sont des conditions très restrictives. Alors que le droit de répudiation existe sans contrainte pour les hommes, la femme ne peut emprunter que deux voies : le divorce judiciaire (article 53), ou la répudiation moyennant compensation financière (article 54).

Le divorce judiciaire ne peut être prononcé que s’il y a défaut de paiement de la pension alimentaire prononcé par jugement, infirmité empêchant la réalisation du but visé par le mariage, refus de l’époux de partager la couche de l’épouse pendant plus de quatre mois, condamnation de l’époux à une peine infamante, absence de plus d’un an sans excuse valable ou sans pension alimentaire, remariage de l’époux avec une co-épouse sans le consentement de la première épouse, faute immorale gravement répréhensible établie.

Dans la procédure de répudiation par compensation, la femme achète sa propre répudiation par l’époux. Alors que n’importe quelle femme a le droit en théorie d’y recourir, certains juges soumettent semble-t-il cette sorte de » rachat  » à l’autorisation préalable du mari qui peut ne pas l’accorder. De son côté, le mari qui veut répudier son épouse se contente de manifester sa volonté devant le tribunal, qui est obligé de prononcer le divorce.

L’article 52 du Code de la famille prévoit que le domicile conjugal revient à l’homme après le divorce même si la femme a la garde des enfants. Si aucun tuteur n’accepte de l’accueillir, elle n’a droit à un logement fourni par l’ex-mari que selon les possibilités de ce dernier. Elle risque donc de se retrouver à la rue, avec ses enfants, alors que le mari conserve l’ancien domicile conjugal :  » Qu’elle ait été répudiée sans appel ou été contrainte à « racheter » sa liberté, le statut social de la femme se trouve changé, accompagné du regard traditionnellement péjoratif porté sur « la divorcée ». Résulte de cette séparation une instabilité économique pour une majorité de femmes analphabètes et jusque-là sans emploi: des femmes et leurs enfants se retrouvent à la rue tandis que le mari jouit seul ou avec une autre épouse du logement conjugal  » (3).

L’article 8 du Code qui concerne la polygamie précise que si les épouses précédentes ne consentent pas au remariage du mari, elles peuvent demander le divorce. Le consentement des épouses n’est donc pas une condition nécessaire puisqu’elles ne peuvent pas empêcher le remariage. Le mari est seulement tenu de les informer. En cas de décès du mari, s’il y a une descendance, la veuve n’a droit qu’au huitième de ce que laisse son mari alors que le veuf a droit au quart (articles145 et 146) et en matière de succession,  » au partage, l’héritier mâle reçoit une part de succession double de celle de l’héritière  » (article 172).

L’article 87 confie au seul père la tutelle des enfants mineurs. Celle-ci ne peut être exercée par la mère qu’après le décès de l’époux. Même en cas de divorce et même si la garde des enfants échoit à la mère, le père conserve seul cette tutelle. Cette disposition, comme on le verra plus loin, peut avoir des conséquences dramatiques si le père disparaît dans des circonstances inconnues. On assiste alors à un blocage total du cours normal des affaires familiales : allocations familiales non versées, situations scolaires bloquées, commerce pendant.

En l’état, le Code de la famille viole de nombreuses dispositions de la Convention et notamment les articles 2, 15 et 16. Il faut enfin relever que dans l’attente de l’adoption par l’APN du projet d’amendements, l’article 39 du Code est en contradiction flagrante avec l’article 5 de la Convention (4), pour lequel l’Algérie n’avait pas émis de réserve.

 

2 : le projet d’amendements : des retouches superficielles

Mis en chantier notamment du fait de l’adhésion de l’Algérie à la Convention, le projet d’amendements au Code de la famille algérien constitue-t-il une véritable avancée dans la lutte contre la discrimination à l’égard des femmes ?

Le projet d’amendements déposé par le Gouvernement prévoit en l’état l’amendement des articles 8, 9, 12,13, 37, 38, 39, 40, 48, 52, 52 bis, 53, 63, 65, 65 bis, 73, 80, 120, 169,170 et 212 d’un texte qui en compte 222.

Sur quatre points, cet avant-projet de loi pourrait constituer une avancée plus ou moins notable. Ainsi, la femme divorcée ayant obtenu la garde de ses enfants serait assurée du  » maintien au domicile conjugal  » ou de la fourniture, par l’ex-mari  » d’un logement décent « . Une nouvelle justification,  » l’impossibilité de vie commune et d’entente « , s’ajouterait aux motifs légitimes de divorce pour la femme et devrait lui permettre d’échapper à l’exigence redoutable de la preuve d’une faute  » grave  » du mari. En troisième lieu, un amendement prévoit l’ajout d’un paragraphe disposant » qu’il peut être procédé après autorisation du juge à une saisie sur salaire de l’époux ou sur ses biens « , disposition d’une importance capitale pour la femme démunie de ressources et ayant la charge de ses enfants. Cependant comme pour le deuxième amendement projeté, l’efficacité d’une telle disposition dépendra de l’interprétation qui en sera faite par les juges. Enfin, l’amendement projeté de l’article 8 devrait protéger théoriquement les femmes contre le recours à la polygamie. Celle-ci ne serait plus autorisée qu’  » au moyen d’une autorisation délivrée par le juge, si le motif est justifié, les conditions et l’intention d’équité réunies et après consentement préalable des précédentes et futures épouses « .

D’autres amendements constituent de prime abord un progrès, mais leur mise en ouvre pourrait être lente et difficile. Ainsi, alors que dans le Code en vigueur, le père peut s’opposer au mariage de sa fille, l’avant-projet prévoit que le juge peut l’ordonner si tel est le désir de la fille en question et si le tuteur est présent lors de la conclusion du mariage. On peut se demander comment cette dernière obligation sera remplie par un tuteur qui vient justement de s’opposer au mariage (5).

On ne parlera même pas ici des simples modifications de pure forme consistant par exemple à remplacer l’expression  » le mari est tenu d’agir en toute équité envers ses épouses « , par une autre formulation tout à fait équivalente (article 37). L’abrogation de l’article 39 du Code de la famille lève la contradiction relevée plus haut avec l’article 5 de la Convention et débarrasse la législation algérienne d’une disposition particulièrement choquante, qui maintenait clairement la femme dans un statut de subordonnée par rapport à son mari.

Au total, on ne peut que déplorer le caractère mesuré des avancées contenues dans cet avant-projet de loi amendant le Code de la famille. A supposer qu’il soit adopté rapidement, le Code de la famille « rénové » maintiendra la subordination des femmes sur au moins quatre questions essentielles : la répudiation, la tutelle des enfants, la présence d’un tuteur lors du mariage (même si c’est un juge) et la polygamie, qui reste possible même si elle juridiquement contrôlée.

Les autorités algériennes invoquent l’état des mentalités pour refuser de considérer une abrogation pure et simple du Code et n’envisagent pas, d’évidence, une levée à moyen terme des réserves émises lors de la signature de la Convention. Cette levée ainsi que la publication du texte de la Convention dans le journal officiel permettraient aux femmes algériennes qui le souhaitent d’invoquer ce texte devant les juridictions nationales. Les autorités algériennes manifesteraient ainsi leur volonté d’adopter des mesures appropriées  » pour modifier les schémas et modèles de comportement socio-culturel…en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières…qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de supériorité de l’un ou l’autre sexe… « .

Les spécificités culturelles ne peuvent pas non plus dégager l’Etat de ses responsabilités :  » L’Etat est responsable du contenu de l’éducation et des valeurs qu’elle véhicule. Les corps organisés comme la justice, l’administration, la police, la santé sont autant d’acteurs qui participent activement à déterminer le climat de violence ou de non-violence à l’égard des femmes  » (6).

3- Scolarisation massive et discriminations persistantes

L’article 53 de la Constitution garantit l’égal accès des deux sexes à l’enseignement, gratuit et obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans et l’Etat comme les familles ont fourni dans ce domaine un très grand effort. Ainsi, l’objectif fixé pour l’an 2000 parle Sommet Mondial de l’Enfance a déjà dépassé en Algérie où près du quart de la population est aujourd’hui scolarisé. Il persiste néanmoins des disparités entre les villes et les campagnes, des discriminations entre l’instruction des petites filles et des petits garçons et un très fort taux d’analphabétisme chez les adultes et particulièrement chez les femmes.

L’enquête MDG Algérie 1995, publiée par le Ministère de la santé et de la population au troisième trimestre1996 révèle en effet que le taux de scolarisation pour l’école primaire, qui est de 95% pour les garçons n’est que de 90% pour les filles. La même enquête confirme par ailleurs que les filles des zones rurales sont moins scolarisées que celles des villes (respectivement 87% et 97%) et quittent l’école plus jeunes.

Selon des associations de femmes algériennes, une autre forme de discrimination à l’égard des écolières se manifeste dans certains départements à forte dominance rurale. Il existe des critères de passage en classe supérieure ou lorsque des exclusions de l’établissement sont nécessaires: pour les filles, la moyenne exigée est plus élevée que celle exigée des garçons ; le choix d’acceptation entre deux dossiers aux résultats inégaux ne se fait pas forcément en faveur de la fille qui aurait de meilleures notes.

Les chiffres de déperdition scolaire confirment ce diagnostic. Ainsi, 72 % de filles achèvent le premier cycle d’enseignement, le seul obligatoire, contre 86% de garçons. On rencontre plus de jeunes filles analphabètes que de garçons : dans la tranche d’âge 15/24 ans, 37,8% d’entre elles ne savent ni lire ni écrire contre 13, 8% chez les garçons.

Ce décalage entre les sexes est d’autant plus marqué si l’on considère les tranches d’âge plus élevées comme le rappelle le rapport du Collectif 95 Maghreb-Egalité qui note que  » la relative bonne scolarisation des Algériens des dernières générations se heurte à un taux d’analphabétisme encore élevé de la génération issue de l’Indépendance ne sachant ni lire ni écrire et composée dans sa majorité de femmes. Selon l’enquête « Femmes et activité » menée par l’Office National des Statistiques (ONS) au premier trimestre 1996 et publiée en mai 1997, 43% d’entre elles sont analphabètes, contre 21,6% d’hommes « .

De manière insidieuse, un traitement différencié des sexes peut être réintroduit dans l’espace scolaire, censé pourtant garantir l’égalité de traitement. Ainsi, il semble que depuis quelques années la pratique de l’éducation physique par les filles à l’école est en passe de devenir une discipline facultative, éliminée quelquefois sous des prétextes fallacieux ou fantaisistes ( » manque  » de professeurs, » nombre insuffisant d’élèves « ) alors que les classes et les écoles sont mixtes. A tel point que l’ancien Premier ministre, M. Ahmed Ouyahia a promis le rétablissement du caractère obligatoire de cette activité pour les filles lors de la présentation, en août 1997, de son programme de gouvernement.

4- Sur le marché du travail : une égalité toute théorique

Le droit au travail pour tous est garanti par l’article 55 de la Constitution et de nombreux articles de la loi 90-11 du 21 avril 1990 (sur les rapports sociaux et hiérarchiques) assurent en théorie la non-discrimination. Néanmoins, l’écart entre femmes et hommes concernant leur participation au monde du travail est plus frappant en Algérie que dans les deux pays voisins par exemple. Sur des millions de femmes en âge de travailler, il n’y en a aujourd’hui que 610 000 environ qui occupent effectivement un emploi, soit un taux d’activité global de 13,2%. La légère augmentation de ce chiffre reflète moins une politique officielle volontariste que l’aspiration grandissante des femmes à intégrer le marché de l’emploi et à accroître ainsi leurs chances d’autonomie. Cette part des femmes dans la vie active qui n’a cessé de progresser au cours des dix dernières années est d’abord le fait des femmes célibataires ou vivant seules(51%), donc dégagées  » de la contrainte matrimoniale qui impose souvent le renoncement à une activité extérieure rémunérée  » (7). Le droit au travail, garanti par la Constitution, est, faut-il le rappeler, contredit par les pouvoirs donnés au mari d’empêcher sa femme de travailler (8).

Mais cette aspiration reste le plus souvent insatisfaite comme le montre l’enquête ONS citée plus haut : 72,7% de la population féminine âgée de 16 ans et plus sont des femmes au foyer contre7,5% occupant un emploi. L’administration reste le plus grand employeur des femmes (61,3%) avant les services (23%), l’industrie (7,3%) et le commerce (4,6%). Fait révélateur, le taux d’instruction des femmes salariées est nettement supérieur à celui de leurs collègues masculins.

Alors que le nombre de crèches et de garderies est dérisoire, y compris dans la capitale, les femmes salariées sont souvent ignorées dans l’octroi de logements sociaux, car non considérées comme chefs de famille même lorsqu’elles ont plusieurs personnes à charge. Il faut enfin noter que les salariées risquent de fait de se faire licencier plus facilement en raison d’une interprétation tendancieuse de la loi sur les licenciements ( 82-302 du 11septembre 1982). Celle-ci, en effet, a défini un ordre prioritaire pour les licenciements : les salariés les plus âgés et les moins performants, les travailleurs ayant le moins de personnes à charge, les travailleurs ayant des emplois réservés et prioritaires. Les femmes se retrouvent souvent dans la deuxième catégorie : célibataires, elles dépendent du père ; mariées, elles sont sous la responsabilité du mari, qui est tenu d’assurer leur  » entretien « , en vertu de l’article 37 du Code de la famille.

Deuxième partie : nouvelles et anciennes formes deviolence

Après des années d’occultation, la violence subie parles femmes dans le cadre du conflit armé que connaît l’Algérie depuis le mois de décembre 1991, est de plus en plus évoquée, en Algérie même comme au niveau international. La FIDH tient à souligner que de nouvelles formes de violence politiques s’ajoutent à d’autres pratiques plus anciennes et souvent  » masquées  » par un voile de silence et qui engagent elles aussi la responsabilité de l’Etat et de ses administrations.

1- Le tabou des violences domestiques

D’après un rapport officiel (9), les infractions constatées à l’encontre des femmes sont les suivantes :

279 femmes (dont 30 mineures) victimes de coups et blessures volontaires

198 femmes dont 159 mineures victimes d’attentats à la pudeur

149 femmes dont 7 mineures victimes de vol

99 femmes dont 51 mineures victimes de viol consommé ou tenté

39 mineures victimes d’incitation à la débauche.

Ces chiffres (10) montrent bien que les femmes battues (qui font l’objet de coups et blessures volontaires) représentent la majorité des femmes agressées et que la violence domestique est pour de nombreuses femmes une réalité tristement quotidienne :  » Il y a comme une cécité sociale envers la violence familiale, d’abord à cause de son caractère banal et évident  » écrit la sociologue algérienne Dalila Djerbal-Iamarène qui procède à des enquêtes et des travaux sur la violence familiale. Examinant le registre du  » seul  » service de neuro-traumatologie d’Alger pour la semaine du 1er au 7 juin 1995, elle relève que 13 femmes, âgées de 15 à 65ans, y ont été accueillies, deux suite à une agression dans la rue et les onze autres suite à ce que l’on désigne pudiquement sous le vocable de  » coups et blessures volontaires  » dans le cadre de  » problèmes familiaux « , sans autre indication sur l’auteur de la violence subie.  » Cette violence, poursuit l’auteur, touche toutes les catégories sociales et toutes les classes d’âge « .

Les entretiens réalisés par Mme Djerbal-Iamarène montrent que les frères sont les plus fréquemment mis en cause dans ces violences intra-familiales :  » la famille est l’institution qui a connu les bouleversements les plus profonds. L’image et les rôles des différents membres ont été brouillés[…]. Les frères ont développé un statut de défenseur de l’ordre familial, religieux et de l’honneur, plus prononcé encore ces dernières années. Les pères ont perdu leur statut d’autorité devant les fils. Les violences conjugales sont moins relevées car elles sont considérées comme normales « .

Comme dans les pays voisins, le viol, l’inceste et la pédophilie restent en Algérie, des pathologies sous-déclarées : » Le viol est devenu, en Algérie, depuis 1994, au paroxysme des attentats terroristes, très médiatisé. Il existait auparavant, mais était occulté par la société et les institutions : le crime [était] rarement évoqué officiellement et ses victimes encore moins « .Malgré cette « publicité » récente et instrumentalisée, le chiffre exact reste inconnu selon un médecin légiste intervenu lors de la journée  » Violence et société « , organisée le 26 octobre 1996 par le Ministère de la santé et de la population. Le même médecin relève que les femmes violées ont beaucoup de mal à faire admettre et à faire reconnaître le viol, les juges refusant les plaintes des victimes qui ne présentent pas de traces extérieures de contrainte (plaies, ecchymoses,…). Le  » crime de viol  » puni d’une peine de 5 à 10 ans d’emprisonnement (11) n’est reconnu que si l’agression est attentée avec le sexe masculin. En cas de viol avec un autre  » objet « , beaucoup de juges retiennent la qualification de délit, précise le même médecin qui ajoute que l’intérêt manifesté par la justice pour la grossesse éventuelle n’a pour but que de prouver la véracité des affirmations de la victime :  » A aucun moment de l’instruction, il n’est fait cas du devenir de cette grossesse « .Les chiffres sur quatre années montrent que dans plus de 50% des cas(75% des cas en 1996) la victime est une fille mineure (la moyenne d’âge est de 14 ans), au niveau d’instruction faible, non scolarisée, issue d’un milieu défavorisé. Les victimes majeures concernées présentent le même profil socio-culturel.

Mme Djerbal-Iamarène confirme ce constat :  » selon les médecins et les sages-femmes interrogés dans les services de gynécologie, les violences sexuelles et le viol par inceste sont recensés très régulièrement. Ces violences touchent aussi bien des petites filles victimes des frères, pères, beaux-pères, beaux-frères, oncles, que des adolescentes et des femmes mariées « . En réalité, de nombreuses violences sexuelles subies par les petites filles ne sortent jamais du secret familial et très souvent, les médecins ne sont alertés que lorsque les familles craignent une rupture de l’hymen.

La sociologue algérienne relève par ailleurs deux autres sortes de violences sexuelles envers les femmes mariées, la première visant les femmes enceintes et la seconde intervenant lors des nuits de noces et donnant lieu à ce que les médecins nomment indifféremment :  » lendemains de noces « ,  » déchirure nuptiale  » ou » accident nuptial « .  » Phénomène régulier, considéré comme banal « , les conséquences de cette violence, socialement admise, sont tant physiques que psychologiques sur la vie sexuelle, l’enfantement, … :  » les cas les plus graves sont adressés à l’hôpital. Les cabinets en reçoivent quelques-uns qui privilégient la discrétion d’une consultation privée. Assez souvent, ces conséquences des relations sexuelles brutales sont considérées comme une marque de virilité. Les frustrations sexuelles liées à l’élévation de l’âge du mariage, les difficultés économiques et de logement, deviennent un alibi supplémentaire pour expliquer et justifier la violence. « .

Les mères célibataires constituent le révélateur de ces violences trop peu évoquées et cumulent, outre le traumatisme à l’origine de la grossesse, au moins trois difficultés et contraintes : l’interdiction de l’interruption volontaire de grossesse, l’inexistence juridique des enfants naturels ou adultérins et l’absence quasi totale de centres d’accueil adaptés, d’où le nombre élevé d’enfants abandonnés.

En effet, seuls les avortements thérapeutiques en milieu médical sont autorisés depuis une ordonnance du 8 juin 1966, N°66-156 (12), qui prévoit des sanctions  » pour quiconque, par des aliments, manouvres, violences ou par tous autres moyens, a procuré ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non  » (13). Comme dans toute situation de prohibition, il est bien évidemment possible de recourir à des réseaux de médecins pratiquant illégalement l’avortement. Outre les tarifs exorbitants (14), les risques pour la santé des femmes sont loin d’être négligeables et si certains témoignages parlent de l’utilisation devenue répandue de la méthode par aspiration, le rapport « Violations flagrantes des droits et violences à l’égard des femmes au Maghreb » du Collectif 95 Maghreb-Egalité évoque l’usage encore très fréquent de méthodes plus rudimentaires et beaucoup plus dangereuses pour la santé des victimes.

Depuis le milieu des années quatre-vingt, les enfants naturels ou adultérins sont des enfants sans statut qui n’ont plus de reconnaissance juridique. En vertu du Code de la famille, l’union légitime est l’unique source de filiation (article 40) et seul l’enfant issu d’un mariage valide est reconnu par la loi ; l’enfant né hors union matrimoniale est donc illégitime et la filiation naturelle est obligatoirement maternelle. En cas de mariage religieux, l’enfant reconnu par son père reste un enfant naturel si le mariage n’a pas été transcrit à l’état civil avant la naissance. Quelques mois après l’adoption du Code de la famille, le chapitre sur  » les enfants privés de famille et mères-célibataires  » contenu dans le Code de la santé disparaissait totalement lors de son abrogation et son remplacement, le16 février 1985, par la loi 85-05 relative à la protection et la promotion de la santé.

Les pressions sociales de toutes sortes et le faible équipement du pays en centres d’accueil semblent être les causes principales du développement du nombre d’enfants abandonnés. D’après un mémoire soutenu à l’université d’Alger en 1988 (15), 4 000 enfants sont abandonnés chaque année et en1997, le CNES estimait à 3 000 le chiffre annuel de naissances illégitimes alors que la pouponnière d’El Biar, la plus importante d’Alger, accueille en moyenne un enfant abandonné par jour.

2- Les violences sociales : mentalités et responsabilité de l’Etat

Ces diverses formes de violence domestique sont, selon la sociologue Dalila Djerbal-Iamarène, relayées par d’autres manifestations de violence sociale telles que le harcèlement sexuel ou les agressions commises contre les femmes en dehors de l’espace privé, dans les établissements scolaires, les transports publics ou sur le lieu de travail. Violences tues elles aussi, elles ont redoublé avec  » la visibilité sociale  » des femmes, conséquence de leurs scolarisation massive et de leur entrée, même si c’est de manière marginale, dans la vie active. Ayant très tôt pénétré la sphère publique, » souvent par nécessité, et particulièrement dans les catégories défavorisées « , les femmes sont perçues comme  » sans contrôle et donc s’offrent au désir ou au droit de correction détenu par les autres hommes […]. Le privilège de violence détenu par les hommes de la famille est élargi à tous les hommes. Avec la désintégration des cadres communautaires, les valeurs de respect de l’intégrité de la fille ou de la mère de l’Autre que les hommes se doivent entre eux et non envers les femmes, perdent toute pertinence « . Le harcèlement sexuel, tant dans la rue que sur les lieux de travail, accompagné d’agressions physiques ou de pressions par ceux qui détiennent une parcelle d’autorité restent ainsi tabous et font rarement l’objet de plaintes. Le fait est tellement rare que le rapport « Violations flagrantes des droits et violences à l’égard des femmes du Maghreb » comme l’article (16) de Mme Dalila Djerbal-Iamarène, relèvent la publication dans la presse du 19 mars 1997 d’un article à ce propos.

Dalila, étudiante à l’Université de formation continue (UFC) de Mostaganem, est admise en licence à l’issue de l’année universitaire 1995-1996 par le jury après délibération. Elle ne peut cependant pas retirer son diplôme en raison de la décision arbitraire du directeur de l’UFC – qui lui fait des avances qu’elle repousse – d’annuler cette admission. La jeune fille écrit au Recteur de l’Université, lui explique le harcèlement dont elle est victime et demande une commission d’enquête pour vérifier ses dires. Sans réponse, elle poursuit le Directeur de l’UFC en justice. Le tribunal de première instance prononce un non-lieu au profit du responsable pédagogique pour « manque de preuves ». En appel cependant, le 27octobre 1996, la culpabilité du prévenu est établie : il est condamné à un an de prison avec sursis, « pour trafic d’influences », en application du code pénal (articles 129-132), à 5 000 DA d’amende. Malgré ce verdict favorable, la jeune fille n’obtient pas réparation. En novembre 1996,elle s’adresse à la tutelle (le Rectorat UFC d’Alger) pour lui demander de se pencher sur son dossier, à la lumière de la décision de justice, afin de récupérer son diplôme. Quatre mois après, en mars 1997, le Rectorat n’a toujours pas répondu. L’étudiante confie alors son affaire au tribunal administratif de Mostaganem dont elle attendait toujours justice en juillet 1997 :récupérer son diplôme et être indemnisée par l’UFC pour les préjudices que la confiscation de son titre a engendrés professionnellement et financièrement.

Cette violence sociale peut aussi s’exprimer collectivement, sur la base de la communauté de voisinage et s’exerce particulièrement à l’égard des femmes seules, célibataires, veuves ou divorcées, des voisins se donnant d’autorité le droit de contrôler » les bonnes mours  » et  » la moralité  » des femmes isolées. Ainsi de jeunes femmes fonctionnaires nommées dans de petits centres urbains de l’intérieur ont dû repartir en raison de l’hostilité de la population alors que des lycéennes des villes de Constantine et de Bordj sont depuis quelques années bombardées dans la rue chaque hiver avec des boules de neige bourrées de pierres.  » Pas une seule fois dans cet article [du journal En-Nasr qui rapporte l’information], il ne sera fait mention d’une possible protection des autorités, de sanctions à l’égard des auteurs de ces actes, ni de l’intervention des témoins pour faire cesser ces agressions « .

Le rigorisme dont se pare bien volontiers le discours islamiste, qui fait de  » la décadence des mours  » un de ses principaux arguments, rencontre ainsi un terreau fertile qu’il renforce et instrumentalise :  » la communauté des mâles  » y trouve la sanctification transcendantale qui manque à son pouvoir. Et c’est ainsi que des étudiantes ont été à plusieurs reprises à la fin des années quatre-vingt l’objet d’agressions, notamment aux abords des cités universitaires de filles. Mais certains incidents qui ont été imputés aux islamistes n’ont parfois aucune motivation politique ou religieuse.

L’affaire dite de Ouargla, petite ville située à l’entrée du désert algérien, illustre parfaitement ce genre de manipulation. Dans cette ville, dans la nuit du 22 juin 1989, un enfant de quatre ans était retrouvé mort brûlé vif dans l’incendie criminel qui avait ravagé le domicile, où il vivait avec sa mère, divorcée, et ses six frères et sours. Ce crime, imputé aux islamistes qui auraient voulu punir une femme aux mours légères, était en fait l’ouvre de douze voisins, solidaires de l’ex-mari qui voulait récupérer le domicile de son ex-épouse pour y loger sa nouvelle femme. Sans la contre-enquête, menée par la journaliste algérienne Rabha Attaf (17), une affaire qui doit plus à l’hypocrisie sociale et aux solidarités claniques serait restée dans les mémoires comme » un crime commis sur la personne d’un être innocent, un bébé de quatre ans  » et qui  » en dit long sur la psychologie du FIS, toute tournée vers le meurtre, le lynchage et le bûcher  » (18) . Le procès qui eut lieu révéla en réalité que les douze assaillants, dont deux anciens clients de la mère de la victime, appartenaient au même clan (le plus puissant de la ville) que l’ex-mari, et que derrière un rigorisme de façade, la prostitution était florissante dans une ville, qui compte plusieurs casernes et qui est située très près de plate formes pétrolières où vivent des milliers d’hommes seuls. Dans cette affaire, l’enquête fut menée, semble-t-il, avec célérité et les agresseurs furent lourdement condamnés (19), preuve s’il en est que les autorités peuvent agir contre les comportements et les mentalités rétrogrades.

Cependant, assez souvent malheureusement, de telles attitudes ne sont pas combattues. Ainsi, toute l’opinion algérienne a en mémoire l’interdiction, à la fin des années soixante-dix faite aux femmes de quitter le territoire national non accompagnées par un homme (20) ou certains contrôles d’identité auxquels procédaient la police ou la gendarmerie avec l’objectif non dissimulé d’arrêter ou à tout le moins d’intimider les couples non mariés (21). De telles pratiques semblaient avoir définitivement disparu jusqu’à la fin de l’année 1998 où la presse algérienne (22) s’est faite l’écho des nombreux contrôles d’identité auxquels procéderaient à nouveau la gendarmerie et les gardes communaux. De tels contrôles auraient lieu sur les routes et dans certains complexes touristiques ou des forêts à la proximité des villes (23), que de jeunes couples d’amoureux fréquentent. Outre quelques témoignages sur les humiliations infligées par ces » milices des mours « , les journaux évoquaient des rumeurs parlant de mariage forcé ou de convocations aux postes de gendarmerie des parents de la fille non mariée.

Mais de manière générale, le tabou persiste sur toutes ces formes de violences et de harcèlement et s’est fait d’autant plus lourd avec l’irruption de la violence politique et son cortège d’horreurs et de violations massives des droits de l’Homme, comme si  » dans la conjoncture actuelle, il était vraiment indécent de se plaindre pour quelques coups, alors que tant de gens meurent  » (24) .

3 -Les femmes algériennes dans la guerre : un double étau

L’affaire de Ouargla confirme en effet l’instrumentalisation de la question des droits des femmes qui a été faite ces dernières années par les autorités algériennes et certains de leurs partisans.

Il n’en demeure pas moins que la question des femmes a progressivement émergé comme une des préoccupations centrales de la doctrine politique islamiste, donnant naissance de manière dispersée d’abord puis de façon plus systématique ensuite à des attitudes de plus en plus violentes à l’égard des femmes. Visant dans un premier temps certaines femmes, elle les a rapidement toutes concernées. Elles sont désormais » assassinées […] doublement, en tant que femme, et en tant qu’appartenant à un homme, qui lui est la cible réelle « .

Dans un premier temps, qui va schématiquement de la révolte populaire d’octobre 1988 qui inaugure une ère de libéralisation politique, à décembre 1991, date de l’interruption autoritaire du processus électoral, c’est par le discours que cette violence s’exprime d’abord. Dans des meetings comme dans certains prêches et journaux, des catégories de femmes sont l’objet de violentes diatribes, les rendant responsables de nombreux maux sociaux. Des agressions sont commises ici et là contre les récalcitrantes et l’on voit même apparaître des milices visant essentiellement  » le contrôle de la conduite des femmes « . Même si rien ne prouve à ce jour qu’une telle politique ait été délibérément et de manière réfléchie prônée par la direction du principal mouvement islamiste d’alors, le Front Islamiste du Salut (FIS), cette période est douloureusement vécue par de larges franges de la population féminine qui voient dans l’annulation du second tour des élections la fin de leur calvaire. L’intervention des militaires est d’ailleurs sollicitée puis saluée par certaines féministes algériennes qui voient dans l’armée l’unique rempart face au  » péril intégriste « .

Dans un second temps, qui va du déclenchement du conflit armé jusqu’en 1994, les femmes sont comme les autres secteurs de la population, progressivement happées par la spirale de la violence. Les femmes proches des membres de la mouvance islamiste subissent les répercussions de la vaste campagne de répression dont ce mouvement fait l’objet. Dans des cas extrêmes, elles sont utilisées comme moyen de pression sur des militants dont on veut obtenir des aveux ou une reddition. Sans que cela ait donné lieu à une politique systématique, certaines d’entre elles ont été ainsi amenées devant leur proche arrêté et torturé, voire torturées elles-mêmes. L’exemple le plus connu est celui de l’épouse de M. Rachid Medjahed, militant du FIS, accusé d’être l’instigateur de l’assassinat, début 1997, de M. Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l’Union Générale des Travailleurs Algériens, UGTA.

Très rapidement aussi, les femmes deviennent un objectif de la violence terroriste. Des centaines d’entre elles sont enlevées, tuées, violées sous n’importe quel prétexte : la profession pour certaines (enseignante, coiffeuse,…), la parenté avec des membres des forces de sécurité pour d’autres, l’habillement ou le comportement enfin (non port du hidjab, fréquentation de l’école, …). Dans certains cas, le crime ne se cache plus derrière une quelconque  » justification  » : les femmes sont visées comme un butin de guerre que le vainqueur s’octroie comme tout autre « bien » arraché à l’ennemi.

Jusqu’en 1994, l’Etat reste quasiment silencieux. Commence alors une troisième période qui dure encore, marquée par des massacres commis à grande échelle, visant indistinctement toutes les couches de la population, enfants, vieillards et femmes compris, mais où le martyre des femmes enlevées, violées puis tuées par ce que le langage officiel nomme » les hordes terroristes  » est de plus en plus mis en avant par les communiqués du gouvernement et les articles de presse : à les en croire, il n’ya guère plus d’incursion de groupes armés qui ne soit suivie d’un enlèvement de femmes, pratiquement toujours retrouvées mortes au cours des ratissages qui suivent inévitablement ces attaques.

 

4- Victimes du terrorisme : une compassion souvent formelle

Ce conflit se déroule en vérité à huis clos : un réel travail d’information journalistique est quasiment impossible et les divers rapporteurs spéciaux des Nations-Unies n’ont pu visiter lepays depuis le début des affrontements armés. Les organisations internationales de défense des droits de l’Homme sont quant à elles désormais interdites de séjour (25). Il est difficile de rendre exactement compte de l’ampleur de ces crimes et encore moins d’avancer des chiffres fiables sur le nombre des victimes. C’est donc par quelques témoignages que l’on peut, en l’état actuel, rendre le plus fidèlement possible compte des souffrances des femmes durant ces années de guerre.

Le rapport du Collectif 95 Maghreb Egalité déjà cité à maintes reprises, a ainsi publié deux témoignages de femmes rencontrées à Alger en mai 1997.

 » J’étais à l’hôpital en train d’accoucher de mon troisième garçon quand mon mari a été assassiné. Je suis rentré chez moi et je me suis mise à travailler comme femme de ménage à la mairie. Pendant le ramadan (1997, NLDR), lorsqu’il y a eu le massacre des 18 personnes qui étaient tous des voisins, j’ai eu très peur. Alors j’ai pris mes enfants le lendemain et je me suis installée avec d’autres femmes dans une église désaffectée au centre de Douaouda. Nous y sommes restées pendant un mois malgré les injonctions de la mairie qui voulait nous en faire sortir pour y placer le siège de la Garde communale. Nous avions pourtant dit aux autorités que nous avions très peur de rentrer dans nos maisons qui sont à quelques mètres de la forêt d’où viennent, la nuit, les terroristes. Parmi nous, il y avait une veuve dont la porte avait été fracassée par eux la nuit du massacre. Elle avait réussi à s’enfuir par la fenêtre et à s’en tirer avec une blessure de chevrotine à la jambe et à la bouche (cf. Le Matin du 4 février 1997, NLDR). Les responsables de la mairie n’ont rien voulu entendre. La veille de l’Aïd ils sont venus nous dire de quitter immédiatement notre refuge. Nous sommes toutes sorties, certaines qui avaient de la famille ont quitté Douaouda de peur de devoir retourner habiter à proximité des descentes terroristes. Moi je n’ai personne, ma belle-mère est devenu folle après le meurtre de son fils et ne peut plus m’héberger. Ma famille ne veut pas me prendre en charge avec mes enfants car elle est trop pauvre. Finalement j’ai été obligée de revenir habiter ici. Les victimes du terrorisme ont en principe droit à des indemnités de l’Etat. Moi, je n’ai rien reçu après le meurtre de mon mari. Certaines familles ont été relogées à Fouka après le massacre du ramadan, mais ce sont des familles de policiers et de militaires. Quand le maire de Douaouda nous a obligées à quitter l’église, il m’a donné un terrain à construire de près de 6 mètres carrés. Ensuite il m’a licenciée de mon travail à cause d’une absence de 4jours que j’avais pourtant justifiée avec des certificats médicaux : mon plus jeune fils est sourd-muet et a été atteint de méningite. J’avais dû l’emmener dans les hôpitaux des alentours parce qu’ici il ne pouvait être soigné. Le maire l’a en réalité fait exprès parce que nous avions parlé aux journalistes pour leur dire que la mairie nous envoyait à la mort. Le terrain, on me l’a donné pour dire qu’on m’a secourue en cas de commission d’enquête sur l’indemnisation des victimes du terrorisme. Car c’est non seulement une terre qui ne se prête pas à l’agriculture, mais en plus, elle se situe exactement dans le périmètre où j’ai peur de rester. Pire encore, maintenant qu’ils m’ont arraché mon travail, que vais-je en faire ? Construire alors que je n’ai même pas de quoi nourrir mes enfants ? La nuit je ne dors pas. Je couche mes enfants et mon corps à moi est paralysé jusqu’à l’aube. J’ai peur qu’ils reviennent et ils savent que je n’ai pas d’homme pour me défendre. J’ai peur aussi de devoir affronter le matin venu, la faim de mes enfants à qui je n’ai rien à donner. « .

Messaouda, 25 ans, 3 enfants, originaire de Douaouda (Blida).

Son mari a été assassiné en 1994.

 

 » Lorsqu’en mai 1995, les terroristes sont venus demander à mon mari et à 5 autres de ses collègues, de les aider à placer des bombes dans l’usine où ils travaillent, mon mari est parti voir les militaires et leur a tout raconté. Ils lui ont dit de faire semblant d’accepter et de prévenir l’armée au moment de leur arrivée. C’est ce qu’a fait mon époux et il s’ensuivit un accrochage entre forces de sécurité et terroristes. Certains ont été tués mais d’autres ont pu fuir. Mon mari a alors demandé à être protégé de peur de représailles des terroristes. Il a dû abandonner son emploi et a déposé un dossier pour devenir garde communal. Mais les autorités lui ont dit qu’il fallait attendre un ou deux mois pour que son dossier aboutisse et il a préféré se cacher quelques temps en Libye. Les terroristes sont effectivement revenus et ils ont égorgé toute la famille de l’un de ceux qui les ont signalés à l’armée: mes enfants en allant à l’école le matin ont failli perdre la raison lorsqu’ils ont trouvé sur la route les cadavres de leurs camarades de classe.

Il y a eu des accrochages avec les gendarmes et les militaires qui ont découvert des terroristes cachés dans une maison du village. L’armée est alors intervenue en bombardant tout le village par hélicoptères et à la roquette. Ils ont détruit beaucoup de maison dont la mienne et plus de 50 personnes sont mortes. Moi, j’étais absente ce jour-là, je rentrais chez moi avec mes enfants quand dans un barrage, les militaires nous ont dit qu’il ne fallait pas y aller. Le maire nous a logés dans un hospice de vieillards en nous promettant qu’il nous trouverait une habitation. Mon mari a appris la nouvelle du bombardement en rentrant de Libye, a cru que nous étions morts et est devenu fou. Au bout de 6 mois passés dans l’hospice, le maire nous a expulsé sans rien faire pour nous. Depuis j’erre de ville en ville et je rends visite à mon mari hospitalisé d’abord à Aïn Bessam, ensuite à Tizi Ouzou, puis à Cheraga. Mes enfants et moi avons été hébergés un mois au centre de Birkhadem. Après, ce sont les policiers du commissariat central d’Alger, à qui j’ai raconté mon histoire, qui ont payé pour nous l’hôtel pendant un mois. Je suis ensuite allée me réfugier au Croissant rouge mais la première nuit que j’ai passée là-bas, avec mes enfants, j’ai failli être violée par le gardien. Il m’a frappé parce que j’ai résisté, je me suis débattue, et j’ai crié, heureusement qu’on m’a entendu et secouru.

J’ai honte de dire aux gens que je n’ai pas d’argent, certains en profitent. Des hommes, chauffeurs de taxi, policiers, me proposent de me prostituer. Avant d’être hébergée à « SOS femmes en détresse », j’ai passé plusieurs nuits dans la rue. Une fois, des hommes m’ont pris mes deux petites dernières et ils m’ont dit de les suivre si je voulais récupérer mes bébés. Heureusement pour moi, une patrouille de police était de passage à qui j’ai fait appel. Je ne sais pas combien de temps cela va durer : je veux inscrire mes deux plus grands enfants à l’école, j’essaie de les placer dans des centres pour enfants déshérités et de chercher du travail pour subvenir au besoin de ceux qui resteront à ma charge. La maladie de mon mari ne cesse d’empirer, il est très violent. Lorsqu’il a des permissions de sortie et que je vais le voir, il me frappe même quand on est dans la rue. « .

Malika, 30 ans, 6 enfants, originaire de Lahguia (Lakhdaria,Est d’Alger).

5- Quelle prise en charge ?

Par ces deux témoignages, comme par des récits publiés – après un long mutisme – dans la presse privée et même dans les médias publics, la vérité commence à se faire sur les souffrances des femmes en Algérie, des victimes particulièrement touchées dans le conflit qui ensanglante le pays. Durant ces huit dernières années, les groupes armés, quelle que soit leur dénomination, se sont rendus coupables de violations massives et caractérisées des droits élémentaires de la personne humaine : assassinats, attentats aveugles, enlèvements et viols de femmes, raids meurtriers visant des familles de civils, voire des villages entiers,… La conclusion en juillet 1997 d’une trêve, dans des circonstances peu claires, entre les autorités et l’Armée Islamique du Salut, n’a pas permis à ce jour de mettre définitivement fin aux affrontements dont les populations civiles restent les principales victimes. Certains groupes armés auraient respecté cette trêve alors que d’autres l’ont violemment dénoncée et continuent de le faire. Quelle que soit la véracité de ces informations, difficiles à confirmer, il n’en reste pas moins acquis que des groupes armés continuent toujours leurs exactions.

Si l’implication de ces groupes doit être condamnée de la manière la plus catégorique et bien évidemment combattue, l’attitude des autorités peut également faire l’objet de critiques au moins à quatre niveaux : l’établissement de la vérité sur l’ampleur de ces violations, la mise en place de structures adéquates d’accueil pour les femmes victimes et leurs enfants, l’impulsion de politiques crédibles de réhabilitation (et notamment la prise en charge psychologique et l’indemnisation) et l’intervention autoritaire, pour ne pas dire plus, dans l’auto-organisation des victimes.

A ce jour, un bilan incontestable de l’ampleur du drame vécu par les femmes victimes du conflit reste impossible à établir et les chiffres qui circulent en Algérie sont fantaisistes. Ainsi, en avril 1998, la télévision algérienne diffusait pour la première fois le témoignage à visage découvert d’une adolescente de 17 ans, séquestrée et violée dans un maquis de la région de Saïda (26) et de plusieurs autres jeunes filles. A cette occasion, les journaux avançaient le chiffre de 1000 à 3000 jeunes filles et femmes violées par les groupes terroristes mais précisaient qu’aucun chiffre sur le nombre d’enfants nés à la suite de ces crimes n’était disponible.

L’équipement du pays en structures spécialisées dans l’accueil de femmes seules ou avec enfants, (qu’elles soient victimes du terrorisme ou de violences conjugales ou familiales) est d’une faiblesse dramatique. Selon les informations disponibles, il n’y aurait à Alger que quatre centres de ce genre.

Le centre d’accueil « SOS femmes en détresse », créé en1992 par une organisation non gouvernementale portant le même nom, peut abriter une trentaine de femmes au maximum, capacité si modeste que l’association est obligée de refouler chaque jour les personnes qui s’y présentent, cinq femmes en moyenne par jour. De juillet 1996 à juillet 1997, ce foyer a accueilli 57 femmes, âgées de 25 à 35 ans, pour la plupart accompagnées d’enfants dont 37 filles-mères (y compris un cas d’inceste), 11femmes divorcées sans domicile, 3 femmes ayant fui le terrorisme (dont un cas de viol) et 6 victimes de violences conjugales ou familiales.

Deux centres officiels existent dans la capitale. Le premier, ayant pour objectif « la réinsertion sociale des femmes « a été créé début 1997 sous la tutelle du Gouvernorat d’Alger et a une capacité d’accueil de 14 personnes. Le second existe depuis des années mais a semble-t-il un statut juridique indéterminé et flou. Il s’agit du « centre de tri  » de Birkhadem, unique structure de ce genre dans le pays, fondé pour orienter en théorie toutes les femmes ayant besoin de l’aide gouvernementale vers des services sociaux qui n’ont en fait jamais été créés. Dans ce foyer où on ne peut être admis que si l’on est amené par la police ou en présentant une demande de ses services, la promiscuité, les difficultés d’approvisionnement en nourriture et en médicament, et le sous-équipement sont notoires. 400 femmes y ont été accueillies de janvier 1996 à juillet 1997, avec en moyenne une cinquantaine de femmes présentes par mois, la plupart avec plusieurs enfants ou un nourrisson. Sur cet échantillon, les mères célibataires et les malades mentaux sont les cas les plus fréquents ;viennent ensuite les femmes divorcées sans domicile, les femmes mariées ou célibataires adultes ayant fugué en raison de mauvais traitements, les pupilles de l’Etat ayant été abandonnés par leurs familles adoptives (27).  » Enfin, dans une moindre mesure, les femmes ayant fui leurs douars (28) touchés par le terrorisme et celles qui ont été violées  » note le rapport « Violations flagrantes des droits et violences à l’égard des femmes au Maghreb » du Collectif 95Maghreb-Egalité, qui précise qu’en réalité, les femmes, mises au ban de la société « échouent en majorité sans distinction de situation, dans des établissements surpeuplés aux carences matérielles et médicales dramatiques, originellement spécialisés dans l’accueil des personnes âgées (Dar el aadjaza) « .

L’énorme défi que constitue la réhabilitation des victimes du conflit en cours n’a ressurgi publiquement en Algérie qu’à la fin de l’année 1997 et au début de l’année 1998, suite à la série de massacres qui avaient endeuillé le pays. A cette époque, les autorités avaient rejeté catégoriquement toutes les propositions d’aide humanitaire qui leur étaient proposées et avaient notamment annoncé la mise en place de « SAMU psychologiques », chargés de venir en aide aux victimes. A ce jour, rien n’indique, y compris dans la presse ou les déclarations officielles, que de telles équipes aient pris en charge sur la durée les victimes des attentats terroristes. Selon les témoignages recueillis auprès du personnel médical, des psychiatres ont été désignés au niveau des hôpitaux – « un à deux par établissement « – et sont chargés, outre leurs consultations régulières, d’intervenir « en cas de coup dur « .

Le débat public a été relancé en 1998 à propos des femmes tombées enceintes suite à des viols par des groupes terroristes. En février, une dépêche officielle annonce sans plus de détails que le Haut Conseil Islamique (HCI), récemment installé par la Présidence de la République vient de consacrer sa première session à l’examen de plusieurs questions dont le droit de ces femmes à avorter. En mars, Mme Méchernene, Ministre de la solidarité nationale et de la famille, confirme que le HCI a bien été saisi d’une demande de « fatwa  » (avis de jurisprudence) sur cette question. Cette situation est en effet dramatique : des centaines d’enfants, nés de ces grossesses sont abandonnés et recueillis par l’assistance publique. En avril, suite à des fuites parues dans la presse, le HCI, tout en protestant contre »le désordre médiatique « , estime que ces viols ne constituent pas une atteinte à « l’honneur » et à « la chasteté » des victimes, « qui ne sont ni à blâmer ni à châtier » et rappelle que  » la sauvegarde de la vie de la mère et de l’enfant quelles que soient les circonstances dans lesquelles ils se trouvent est une référence impérative  » et que l’interruption de grossesse ne peut être autorisée qu’en  » cas d’extrême nécessité  » pour  » sauver la mère en danger de mort, et à condition que le danger soit médicalement établi « . Alors que le HCI limite très sérieusement par cet avis le recours éventuel à l’avortement, des commentaires parus dans la presse rappellent les dispositions de la loi sanitaire de 1985 qui permet l’avortement de la femme victime d’agressions sexuelles si  » l’équilibre physiologique ou mental de la mère est en danger « . S’engouffrant dans ce flou, on annonce une instruction du Ministre de la santé précisant les conditions autorisant l’interruption de grossesse. Les victimes devront être munies d’une attestation du Préfet, les identifiant formellement comme victimes des groupes armés, attestation délivrée après étude de leurs dossiers qui doit inclure les rapports des forces de sécurité et autres  » témoignages « . Après avis des psychiatres, les femmes majeures pourront décider d’elles-mêmes si elles veulent avorter ou non, mais les mineures auront besoin d’une autorisation paternelle ou du tuteur légal. Dans un entretien au quotidien arabophone El Khabar (29), Mme Méchernene estime que  » le plus important était que le HCI ait reconnu aux femmes violées qu’elles étaient innocentes et demeuraient chastes  » et annonce l’ouverture prochaine d’un centre national spécialisé dans les soins aux femmes victimes de viols. Rien n’indique qu’un tel centre ait été mis en place depuis, ce qui fait dire aux associations de femmes algériennes que  » les femmes violées, considérées seulement comme des victimes physiques, n’ont donc pas droit à des soins thérapeutiques correspondant à leur pathologie. Leur grossesse potentielle est tue, le recours à l’avortement reste passé sous silence. Sans prise en charge médicale adéquate ni encadrement psychologique. Les femmes ne sont pas non plus protégées socialement: les structures nécessaires à leur accueil n’existent pas « .

L’indemnisation des  » victimes du terrorisme  » est organisée par deux décrets édictés le 10 avril 1994 (94/91 et 94/86) et complétés par un autre décret, publié en février 1997 (97/49) ; aucune clause de ce dispositif ne traite spécifiquement des femmes violées et aucun bilan circonstancié et global n’a été publié par les autorités à ce jour quant aux sommes versées et aux catégories bénéficiaires. De temps en temps, quelques chiffres sont annoncés dans la presse privée qui se fait aussi parfois l’écho de la colère des victimes. Ainsi des dizaines de femmes et mères de policiers ont manifesté à plusieurs reprises devant le siège du Gouvernorat d’Alger ainsi qu’à la Maison de la presse pour dénoncer l’indifférence des autorités et demander l’attribution de logements (30). Ces femmes, accompagnées pour la plupart d’enfants, avaient occupé des logements en construction dans la cité dortoir de Bab Ezzouar, dans la banlieue d’Alger et en avaient été chassées.

Plusieurs associations revendiquent en Algérie la prise en charge des victimes des groupes armés (31) dont la plus connue est l’ANVT, Association Nationale des Victimes du Terrorisme. Très proche des autorités (32), elle a été à plusieurs reprises vivement critiquée tant par des victimes qui se sont adressées aux journaux que par certaines de ses sections. Sa direction semble être l’objet de rivalités constantes entre plusieurs de ses responsables qui ont notamment débouché sur la démission de la présidente d’honneur en novembre 1998 (33) ou des empoignades lors de la cérémonie tenue le samedi 26 décembre 1998 à Alger à l’occasion de la journée nationale organisée  » à la mémoire des victimes du terrorisme  » (34). En novembre 1998, une autre association, Djazaïrouna (Notre Algérie), qui agissait jusque-là dans le département de Blida uniquement décidait de se transformer en association nationale et prenait pour président M. Djamil Benrabah, lui-même ancien vice-président de l’ANVT. En août 1998, Djazaïrouna s’étonnait dans un communiqué que certains de ses membres aient été arrêtés plusieurs jours – à leur retour de l’étranger où ils étaient allés témoigner – et interrogés par les services de sécurité (35).

Ces incidents répétés tiennent probablement pour partie à des querelles de personnes pour le pouvoir, mais sont aussi liés aux interventions des autorités qui dans certains cas, suscitent la création d’associations ou tolèrent mal, voire pas du tout, que les victimes s’organisent, comme le permet la loi du pays, et agissent en toute indépendance, sans immixtion officielle (36) . Ainsi, l’association  » SOS femmes en détresse « , qui a connu l’été dernier un conflit interne a vu le Ministère de l’intérieur trancher en faveur de l’une des deux tendances alors que l’ANFD, Association Nationale des Familles de Disparus, animée essentiellement par des femmes, se voit refuser depuis des mois le dépôt de son dossier d’agrément par ce même ministère.

6- Bonnes et mauvaises victimes

Les familles de disparus constituent une autre catégorie de victimes dont la réalité a été presque totalement occultée en Algérie jusqu’à l’été dernier où des centaines de femmes, épouses, mères ou sours ont commencé à manifester toutes les semaines devant de nombreuses institutions officielles de plusieurs villes du pays. En Europe, d’autres familles algériennes se mobilisaient de leur côté sur le même drame (37). De toutes parts en Algérie, des centaines d’autres familles, apeurées jusque là, se sont présentées dans les diverses permanences ouvertes dans la capitale, à Oran et à Constantine (38). Aujourd’hui, l’ANFD a recensé plus de3.500 cas de disparitions forcées. Les témoignages des familles, recueillis par centaines, ne laissent pas de doute quant à l’ampleur du phénomène et l’implication des divers services de sécurité et des milices dans l’enlèvement ou l’arrestation des personnes disparues. Les autorités algériennes ne peuvent plus prétendre ignorer la gravité de cette situation : 1735 dossiers ont été déposés au Ministère de l’intérieur qui refuse depuis la fin de l’été 1998 de recevoir les centaines d’autres dossiers constitués par l’ANFD et de reconnaître cette association dont les statuts sont pourtant tout à fait conformes aux lois algériennes.

Victimes de la disparition d’un être cher (39), ces femmes le sont aussi comme femmes, en raison des dispositions du Code de la famille. Dans un témoignage récemment parvenu, un défenseur algérien des droits de l’Homme, qui suit des dizaines de dossiers, décrit cette situation, inconnue dans d’autres pays qui ont connu le même phénomène des disparitions. Sous le titre de : « Etre veuve sans l’être », il écrit notamment :

« En Algérie, elles sont plusieurs milliers à être concernées par ce paradoxe insupportable du double statut : de femmes mariées et de veuves. Pourtant, la loi définit expressément chacune des deux qualités que les épouses de disparus peuvent revendiquer. Le mariage et sa dissolution sont régis par le Code de la famille promulgué le 9 juin1984 sous le N° 84/11 (articles 4 à 57). Le veuvage ne s’acquiert qu’après le décès effectif du conjoint dûment établi par les autorités d’état civil (article 47 du code civil) ; lorsqu’il y a disparition de l’époux, comme c’est le cas des femmes algériennes appartenant à l’Association Nationale des Familles de Disparus, cette disparition entraîne des conséquences dramatiques tant au préjudice des épouses qu’à celui des enfants.

Ces dernières doivent, pour prouver le décès du chef de famille (époux et père) entreprendre une procédure longue et coûteuse en vue d’obtenir de l’Etat le jugement d’absent (articles 109 et 110du Code de la famille) avant de solliciter un jugement de décès(article 113), quatre ans après, en temps de guerre ou de circonstances exceptionnelles. En temps de paix, le juge est habilité à fixer la période d’attente à l’expiration des quatre années. Durant tout ce temps, l’épouse ne peut se prévaloir du statut de divorcée bien qu’elle en subisse les effets néfastes, notamment l’impossibilité pour elle de disposer de sa part successorale (la succession n’étant ouverte qu’après le décès effectif du conjoint) ainsi que la non jouissance de la tutelle sur les enfants mineurs (article 87) et l’interdiction de fait de divorcer.

La privation légale de ses droits pour l’épouse du disparu entraîne des effets préjudiciables sur la garde, l’éducation et l’entretien des enfants qui nécessitent des moyens financiers énormes inexistants chez la majorité des femmes de disparus et ne pouvant légalement se substituer au père de leur enfant mineur pour l’autorisation de déplacement de l’enfant à l’étranger, pour des soins ou tout problème lié à son éducation. Il y a donc lieu d’imaginer les graves et nombreuses difficultés que rencontrent ces épouses de disparus pour parvenir à l’obtention d’un jugement de décès quand on sait que les autorités présumées responsables de la disparition de leurs époux refusent d’admettre cette responsabilité et de délivrer ces attestations de disparition, d’autant plus que dans les circonstances qui endeuillent l’Algérie, il n’est pas aisé de trouver des personnes qui accepteraient de témoigner contre les auteurs réels ou potentiels des enlèvements suivis de disparition des victimes ».

 

Conclusion :

Victimes de discriminations institutionnalisées par la norme juridique, les femmes algériennes ont vu leur situation empirer avec le conflit armé qui dure depuis 1992. Considérées comme un « butin de guerre » par certains groupes armés, elles sont aussi victimes des violations des droits de l’Homme occasionnées par la lutte antiterroriste, mises en évidence depuis des années parles organisations algériennes et internationales de défense des droits de l’Homme et relevées en juillet 1998 par le Comité des droits de l’homme. Le conflit a d’abord permis de rendre encore plus pesant le tabou entourant les violences domestiques et sociales subies par les femmes, considérées comme « moins graves » au regard des violences commises à leur égard par les groupes terroristes. Passées sous silence durant des années, les souffrances des femmes victimes du terrorisme ont été mises en exergue depuis peu par les autorités pour s’assurer la complicité d’une partie de la société algérienne et obtenir le soutien de la communauté internationale et son indulgence vis-à-vis des violations des droits de l’Homme dont elles sont coupables. Force est de constater que cette solidarité proclamée reste au niveau du discours et qu’aucune politique réelle de prise en charge et de réhabilitation des victimes n’est sérieusement mise en place. Leur cause n’est évoquée que pour des raisons de propagande ou pour l’opposer aux souffrances, toutes aussi réelles, des victimes de la répression d’Etat.

 

QUESTIONS

– Quand est ce que les amendements au Code de la famille seront adoptés ? Au-delà, peut-on envisager l’adoption d’amendements substantiels au Code de la famille qui amélioreront réellement la situation juridique des femmes et des mères ?

– Quelles sont les intentions exactes du gouvernement algérien concernant les réserves à la Convention CEDAW ? Envisage -t-il de les retirer ? Et si oui, quand ?

– Quelles mesures le gouvernement algérien a-t-il pris pour assurer aux filles des droits égaux à ceux des garçons concernant l’éducation, conformément à l’article 10 de la Convention CEDAW ?

– Qu’en est-il de la pratique de l’éducation physique parles petites filles à l’école ? A-t-elle été rendue obligatoire ?

  • Pourquoi la question de la violence n’a-t-elle pas été traitée dans le rapport ?
  • Est-ce que le Gouvernement cherche à établir des statistiques en matière :
  • de violences domestiques,
  • de violences sociales,
  • de violence liée au terrorisme ?
  • Si oui, peut-il les fournir au comité des experts ?
  • Quelles sont les mesures concrètes prises pour venir en aide aux femmes victimes de ces différents types de violence ? A titre d’illustration, peut-il indiquer le nombre de centres officiels d’accueil de femmes existant en Algérie, leur capacité d’accueil, l’encadrement existant, les catégories de femmes bénéficiaires ?
  • Concernant l’indemnisation des victimes du terrorisme, quelles sont les sommes allouées ? le nombre de familles bénéficiaires ?
  • Quel est le nombre d’enfants abandonnés par leurs mères ? Dispose-t-on d’études sur les circonstances de ces abandons ? Où sont-ils accueillis ?

– Quand assistera-t-on à l’ouverture des services sociaux qui auraient dû être créés et vers lesquels devraient être notamment dirigées les femmes accueillies au  » centre de tri  » de Birkhadem ?

– Les  » SAMU psychologiques  » dont la création a été annoncée par les autorités fin 97 – début98 pour venir en aide aux victimes du conflit ont-ils vu le jour ?

  • Qu’en est-il du Centre national spécialisé dans les soins aux femmes victimes de viols, annoncé par Mme Méchernene ? A-t-il été ouvert ? Si oui, combien de personnes a-t-il reçues ?
  • Le gouvernement peut-il communiquer aux experts du Comité le texte intégral de la « fatwa » du Haut Conseil islamique et de la circulaire annoncée du ministre de la santé de l’époque, M. Guidoum ? Peut-il fournir le nombre exact des femmes qui ont pu bénéficier de l’interruption volontaire de grossesse en vertu de cette circulaire ?
  • Pourquoi l’Association Nationale des familles de Disparus n’a-t-elle pas été reconnue ?

 

 

RECOMMANDATIONS

– Faciliter le logement des femmes seules (accorder des logements sociaux aux femmes salariées) et multiplier les garderies et crèches afin de permettre aux femmes d’entrer ou de rester dans la vie active.

– Lancer une campagne contre les violences domestiques et l’inceste et encourager les femmes à les dénoncer. Former les enseignants et les policiers afin qu’ils sachent comment réagir lorsqu’ils sont confrontés à ces situations.

– Organiser des campagnes pour inciter les femmes à porter plainte en cas de harcèlement sexuel.

– Poursuivre les violeurs et autres agresseurs de façon efficace afin qu’ils ne demeurent pas impunis.

– Assurer une meilleure prise en charge des femmes victimes de violences (domestique ou liées au terrorisme notamment) :les femmes et fillettes victimes d’agressions de la part de membres de leurs familles doivent pouvoir quitter leurs foyers et être logées dans de bonnes conditions.

– Mettre en place une véritable politique de soutien psychologique et économique aux femmes violées par des terroristes.

– Faciliter les conditions de vie des mères célibataires (allocation, aide au logement…) et donner une reconnaissance juridique aux enfants naturels ou adultérins.

– Clarifier le statut des femmes de disparus, ou simplifier la procédure de jugement de décès, afin qu’elles puissent disposer de leur part successorale et exercer la tutelle sur leurs enfants.

 

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