Sur les droits de l’homme en Algérie

Sur les droits de l’homme en Algérie
et l’évolution depuis l’arrivée de Bouteflika

Entretien avec Mohammed Tahri

Propos recueillis par Baudouin Loos, LE SOIR, 16 novembre 1999

* Comment devient-on « spécialisé » dans la défense des droits de l’homme?

* Cela a commencé au moment des événements d’octobre 1988. L’armée avait tiré sur les jeunes qui protestaient, beaucoup de personnes avaient été arrêtées. Les avocats ont commencé à recevoir la visite de ces victimes, des gosses quoi!, et là on découvrait les affres de la torture, une torture qui avait dépassé toute limite, car il ne s’agissait pas seulement de torture physique, mais aussi morale, touchant particulièrement à la dignité, par la sodomie, par exemple. On a été pris dans cet élan. Et cela n’a guère cessé depuis lors, à l’exception d’une petite accalmie en 89-90. Depuis, on reçoit ces gens, on essaie de comprendre, de les défendre, de formaliser des dossiers. Un avocat militant des droits de l’homme n’est donc plus avocat! Dès que j’arrive le matin, mon cabinet est, très tôt, envahi par des familles entières qui viennent de partout, qui ont parfois fait des centaines de kilomètres. Le cabinet devient ainsi un bureau des droits de l’homme. Pourtant, les gens n’ont aucun moyen d’information et tout est fait pour qu’un black-out total soit respecté sur l’activité des quelques militants des droits de l’homme qui ont été étiquetés dans la presse dite indépendante « défenseurs des terroristes », « complices du FIS », etc.

* En quoi consiste votre travail ?

* Les plaintes touchent à tout. Mais on a bien dû se spécialiser dans les disparitions. Chaque jour, on reçoit de nouveaux dossiers de familles qui viennent avec des photos, des pièces d’identification de leurs proches disparus. La première chose à faire consiste à formaliser le dossier du disparu, arrêté en général par les forces de sécurité. La dernière trace, le plus souvent s’arrête à l’arrestation, puis c’est le noir complet. Nous activons alors une procédure judiciaire, nous déposons une plainte au nom de la famille, nous adressons des requêtes à tous les niveaux d’autorité. Nous cherchons à rassembler tous les indices, toutes les preuves possibles, des témoignages notamment lors de l’arrestation ou provenant d’autres personnes arrêtées en même temps mais qui ont été officiellement inculpées et incarcérées ou même libérées par la suite.

* Combien de dossiers ouverts ?

* Dans mon cabinet, on a une liste qui dépasse les 4.000 noms depuis 1992 (le coup d’Etat militaire annulant les élections, NDLR). Parmi lesquels nous avons 1.500 dossiers complètement formalisés, dont tous les éléments nécessaires ont été réunis. Ces cas sont communiqués à qui de droit : présidence de la République, ministère de l’Intérieur, armée, Observatoire (officiel) des droits de l’homme. Bien sûr, nous n’obtenons aucune réponse. Car il s’agit d’une décision politique : des milliers de personnes arrêtées et non présentées à la justice, cela doit bien avoir été décidé quelque part. Nous cherchons, nous, à obtenir la libération des personnes en cause si elles sont toujours en vie ou la vérité sur leur assassinat.

* Faites-vous appel aux organisations internationales des droits de l’homme ?

* Lorsque le cas de disparition est récent – j’ai eu cinq cas au début du mois – , alors on fait une action d’urgence, que l’on adresse aux différentes ONG internationales, dans l’espoir de donner une certaine publicité pour les personnes concernées.

Mais il n’y a pas que les disparus! On n’a pas encore parlé des exécutions sommaires, qui ont eu lieu par milliers surtout en 94-95. A l’époque, on n’osait pas parler de cela. Maintenant, depuis une bonne année environ, les gens sortent de leur réserve et racontent ce qui s’est passé, témoignent. Nous, on constitue aussi des dossiers, on dépose plainte. On a même eu une première réponse! Un juge a convoqué la famille d’une personne assassinée devant chez elle, ainsi que les policiers meurtriers – connus, comme souvent -, qui ont été placés sous contrôle judiciaire. Cela n’est qu’un petit début. Les familles s’organisent dorénavant en comités. D’autres types de violations existent encore, comme la torture, les agressions contre les femmes, les limogeages brutaux de travailleurs, etc. Cela dit, nous n’avons pas affaire aux victimes du terrorisme, qui sont prises en charge par l’Etat. Mais aucune enquête n’a jamais abouti sur les massacres.

* Tout cela représente beaucoup de travail; combien d’avocats s’y consacrent-ils ?

* (Sourire) Une très petite minorité, sans aucun moyen. Mais cela prend de l’ampleur, car les gens s’organisent, donc veulent mener des actions communes, développer d’autres moyens de lutte dans un cadre légal, maintenant qu’ils ont frappé à toutes les portes sans succès.

* Y a-t-il une amélioration depuis le nouveau président Bouteflika qui se dit animé des meilleures intentions réconciliatrices ?

* Je ne dirais pas qu’il y a un progrès mais tout de même une régression de la violence depuis un peu moins d’un an. Mais elle existe toujours et des disparitions continuent à être enregistrées. On a tout récemment encore pu rencontrer des gens libérés qui avaient été affreusement torturés à l’électricité. La violence reste présente et concerne tout le monde, pas seulement des gens ciblés. La seule façon de rechercher des preuves demeure la trique.

* Et les magistrats ?

* Le magistrat n’a pas grand choix : soit il accepte la situation, s’intègre dans le système totalement répressif, en devient l’élément qui lui donne un habit légal, soit il s’en va. Ceux qui tentent de réagir sont écartés des postes où ils pourraient influencer les choses.

* Bouteflika a dit que la majorité des juges étaient corrompus…

* La justice a toujours été un instrument aux mains des autorités pour se maintenir au pouvoir. Mais on est entré dans une phase de transition, et une commission de réforme de la justice a été créée; cela ne peut être la solution, d’autant que le problème dépasse de beaucoup celui de la justice, puisque c’est le système lui-même qui exclut toute contestation. C’est un problème de démocratie qui, chez nous, reste à instaurer.

* Mais le président a du succès quand il dénonce les rouages pourris du système…

* Oui, bien sûr, car il a mis le doigt sur les abcès. Il a donné beaucoup d’espoir en appelant un chat un chat, en offrant un discours tout à fait nouveau, réaliste, à la différence de tout ce qui a précédé. Maintenant, il est condamné à changer les choses. J’ai même l’impression que dans leur grande majorité, les gens y croient. Bien sûr, des résistances se font jour, de gros intérêts sont en jeu. Mais dans le programme de Bouteflika, il y a notamment le fait que l’autorité militaire doit céder un espace assez important du pouvoir, notamment dans l’économie, pour qu’elle puisse redémarrer sans ces monopoles d’importation. Et le contexte international est favorable à l’action du président. Il est vrai que Bouteflika entend protéger l’armée, mais, pour nous, le problème se situe ailleurs, dans la démocratisation, dans la création d’une société civile libre.

La période actuelle, qui peut être courte, est une chance pour tout le monde : pour en sortir et établir la démocratie, il faut une amnistie pour tout le monde. A défaut, la crise va persister et, sans doute, s’amplifier effroyablement.