FIDH – Algérie: Pour la vérité contre l’horreur

FIDH – Algérie

Algérie : Pour la vérité contre l’horreur – 15/01/1998

 

ALGERIE : POUR LA VERITE CONTRE L’HORREUR

L’horreur et la barbarie que doit affronter quotidiennement le peuple algérien occupent désormais la une des médias. Bien sûr, la comptabilité macabre des victimes des tueries et des massacres continue de recevoir un traitement privilégié, et c’est bien le moins au vu du déferlement de haine et de sauvagerie qui marque ce mois de Ramadan. S’y ajoutent désormais quelques témoignages, en particulier ceux d’algériens eux-mêmes, qui peuvent enfin expliquer leur situation, les drames qu’ils traversent, dire leur amour de leur pays, expliquer surtout leur soif de survie ou comment, dans la mort, la vie continue et finira bien par l’emporter.

Et puis surtout, des questions ont commencé d’être posées, essentielles, on devrait même dire vitales, pour le présent et pour l’avenir de ce peuple martyrisé : Qui sont ces terroristes sanguinaires ? Qui sont les victimes ? Pourquoi ces massacres ? Pourquoi l’Etat ne parvient-il pas à assurer le sécurité de la population, voire, au contraire, et selon une opinion de plus en plus répandue, contribue à entretenir l’insécurité ? Pourquoi ce si long silence de la communauté internationale ? Et que peut-elle faire ?

Voilà longtemps que les ONG internationales de défense des droits de l’Homme ont soulevé ces questions. Il faut souligner l’importance de les voir désormais largement posées, avec toute la fierté et la pudeur de ceux dont l’histoire est marquée par la souffrance, par la population algérienne elle-même.

Ces questions appellent impérativement de la communauté internationale des réponses appropriées. Au moment des massacres de septembre 1997, la FIDH a demandé qu’une commission internationale d’enquête mandatée par les Nations-Unies puisse apporter la lumière sur les faits et établir les responsabilités. Le message a depuis fait son chemin, même s’il a rencontré, de la part des autorités algériennes, l’opposition la plus farouche au nom du vieux principe de « non-ingérence » ; et de la part des instances intergouvernementales compétentes – dont on ne répètera jamais assez combien leur action ne dépend que de la volonté des Etats qui les composent -, une frilosité particulièrement déplacée.

Pourtant, nous dira-t-on, toutes sortes de missions, ou plutôt, pour employer la pudique terminologie diplomatique, de « visites » ne sont-elles pas prévues en Algérie ces jours-ci ?

S’il faut s’en féliciter pour avoir, depuis longtemps, appelé à la mobilisation diplomatique internationale, il faut aussi mettre en garde contre ce qui, en réalité pourrait ne constituer que de la poudre aux yeux des opinions publiques et, in fine, traduire un mépris certain pour le peuple algérien lui-même. L’épisode récent de la troïka européenne est à cet égard révélateur des insuffisances et des dangers d’une telle approche.

Le risque est grand de voir les initiatives politiques et diplomatiques mises en oeuvre se limiter à la répétition de préoccupations déjà exprimées, simplement réaffirmées cette fois sur place. Le risque est encore plus grand de voir ces émissaires, cantonnés à des entretiens avec les seuls représentants du pouvoir, au cours de visites savamment guidées et contrôlées, en venir à cautionner les autorités algériennes et leur politique dont la nocivité est patente.

Or chaque jour qui passe démontre, en présence d’une information aussi opaque que criblée de contradictions, l’importance de voir établis les faits, de façon objective et irréfutable, par un organe international indépendant mandaté par les Nations-Unies. C’est ce que nous avons appelé « commission internationale d’enquête ». A cet égard, il nous paraît nécessaire d’apporter quelques éléments de réponse aux questions nombreuses que se posent les opinions publiques sur ce point et auxquelles les gouvernements, à commencer par le gouvernement algérien, se sont empressés de ne pas répondre :

  • La constitution d’une telle commission serait-elle une « ingérence » dans les affaires intérieures de l’Algérie ? Non, mille fois non, en dépit de l’obstination des autorités algériennes à invoquer l’alibi de la non-ingérence. Pour qu’ingérence il y ait, il faut que l’action internationale intervienne sans que les autorités de l’Etat concerné y aient consenti. Or l’Algérie, en adhérant à différents traités internationaux, à commencer par la Charte des Nations-Unies, s’est elle-même soumise de son plein gré à l’obligation de respecter et de faire respecter des normes universelles de protection des droits de la personne, et d’accepter le contrôle international de leur mise en oeuvre. L’Algérie n’a-t-elle pas d’ailleurs, lors de la seconde Conférence Mondiale sur les droits de l’Homme qui s’est tenue à Vienne, en 1993, affirmé de concert avec tous les Etats présents, que la protection des droits de l’Homme était « une préoccupation légitime de la communauté internationale » ? L’une des obligations pesant sur le pouvoir algérien est d’assurer la paix et la sécurité des citoyens de ce pays. Force est de constater que tel n’est pas le cas. En instituant une commission internationale d’enquête, les Nations-Unies ne feraient qu’évaluer le respect, en Algérie, d’obligations internationales librement souscrites au nom du peuple algérien. Les autorités de ce pays ont l’obligation, en vertu de la Charte des Nations-Unies, de « coopérer » avec l’Organisation à cette fin.

Il s’agit ainsi en l’espèce non pas d’ingérence mais d’une action internationale reposant sur un consentement préalable, répondant à d’évidentes exigences morales et encore réclamée par de nombreux algériens eux-même.

Contrairement à ce qu’affirme le pouvoir algérien, la revendication d’une commission d’enquête n’est nullement source de confusion quant à la détermination des auteurs des massacres. Devant se prononcer en toute objectivité et indépendance, elle devra en effet dire notamment si les massacres sont ou non imputables aux seuls groupes extrémistes islamistes. Seul le refus des autorités d’accepter cette vérification du bien ou du mal fondé de la thèse officielle est en réalité de nature à entretenir la confusion reprochée.

  • Quel serait l’organe des Nations-Unies compétent pour désigner une telle commission d’enquête ? Il est essentiel ici de rappeler que la Commission des droits de l’Homme des Nations-Unies, le seul organe du genre à être prévu explicitement par la Charte et qui est composé des représentants de 53 Etats, détient la compétence principale au sein de l’Organisation pour agir dans ce domaine. Depuis 1967, la Commission a instauré plusieurs dizaines de mécanismes, constitués d’experts indépendants, chargés d’évaluer la situation dans différents pays ou, depuis 1980, d’évaluer les réponses de l’ensemble des Etats aux violations de certaines catégories de droits.

Il faut aussi faire référence aux organes dits « de supervision des traités », prévus par certaines conventions internationales pour vérifier le respect, par les Etats Parties, des obligations qu’ils ont souscrites en y adhérant. L’Algérie est notamment Partie au Pacte international sur les droits civils et politiques et à la Convention Internationale contre la Torture et les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; les organes de contrôle de ces conventions, soit respectivement le Comité des droits de l’Homme et le Comité contre la torture, qui en outre présentent l’avantage d’être composés d’experts indépendants, sont concernés au premier chef.

A la compétence de la Commission et des Comités, s’ajoute celle, plus récente, d’un organe désigné par l’Assemblée Générale de l’ONU, soit par tous les Etats Membres : le Haut Commissaire aux droits de l’Homme, qui a notamment pour mandat exprès « d’empêcher que les violations des droits de l’Homme ne persistent, où que ce soit dans le monde ». Il s’agit là d’un réel pouvoir d’initiative.

S’il convient enfin de faire référence au Conseil de Sécurité, dont certains pourront arguer de la compétence dès lors que la situation algérienne est susceptible de représenter une menace pour la paix et la sécurité internationale, c’est pour exprimer des doutes quant à l’opportunité d’une décision de sa part – d’ailleurs très improbable – en l’espèce, tant sont contestables les conditions de son fonctionnement et sa composition.

  • Que peut-on entendre par « commission internationale d’enquête » ? Cette expression générique recouvre différents mécanismes d’établissement des faits. Il pourrait s’agir d’une commission spécialement créée par le Haut-Commissaire aux droits de l’Homme ; ou encore d’un Rapporteur spécial sur l’Algérie institué par la Commission des droits de l’Homme, dont la FIDH avait, avec d’autres ONG, demandé en vain, en octobre dernier, qu’elle tienne une session d’urgence sur l’Algérie à cette fin. L’ouverture de la session annuelle ordinaire de la Commission dans deux mois à Genève, sera l’occasion de réitérer avec force cette revendication.

Il pourrait aussi s’agir de l’un des mécanismes existants de la Commission, qui ont démontré leur expérience en matière d’enquête en de nombreuses occasions. Cette hypothèse présente l’avantage de s’appuyer sur des organes déjà créés, et d’éviter ainsi la longueur et les aléas d’une procédure de désignation par un organe politique. C’est ainsi que la FIDH soutient les démarches du Rapporteur spécial sur les exécutions sommaires et du Rapporteur spécial sur la torture visant à pouvoir effectuer sur place, dans les meilleurs délais, une évaluation conjointe de la situation.

Par ailleurs, le Comité des droits de l’Homme, qui doit examiner, en juillet prochain, le rapport que le gouvernement algérien devait présenter depuis 1995 sur la situation dans le pays, pourrait utilement décider l’envoi, au titre de mesure d’urgence, de quelques-uns de ses membres, pour se faire sur place une idée exhaustive de la situation.

En tout état de cause, il est bien évident que la « commission d’enquête », si elle voit le jour, devra : avoir un mandat parfaitement clair – établir les faits, déterminer les responsabilités, proposer des solutions – ; bénéficier d’une composition irréprochable – des personnalités compétentes à l’indépendance absolue – ; voir réunies les conditions sine qua non de son action – notamment une liberté totale de circulation, d’entretien confidentiel avec toutes les personnes qu’elle voudrait rencontrer, la protection de celles-ci – ; et en avoir les moyens, humains et financiers.

L’opinion publique doit ainsi savoir que les possibilités existent, dans le cadre du droit international en vigueur et des organes de l’ONU, pour qu’une commission d’enquête soit créée ; elle doit savoir que des mécanismes existent, animés par des hommes et des femmes d’expérience, indépendants des Etats et ayant fait la preuve de leur indépendance, qui pourraient parfaitement accomplir cette tâche et n’attendent qu’une autorisation pour s’en acquitter.

L’opinion publique, surtout, doit savoir que, précisément, c’est aujourd’hui cette autorisation qui fait défaut : autorisation du gouvernement algérien, s’abritant derrière le prétexte, dont on a vu le caractère fallacieux, de la « non-ingérence » ; autorisation de la « communauté internationale », c’est à dire de ces Etats dont l’opposition à cette initiative, ou l’indécision, bloque l’action des organes qu’ils composent ou qu’ils ont créés.

En d’autres termes, la clé du problème est évidemment politique. En présence de l’opposition farouche du gouvernement algérien à tout envoi d’une telle commission sous le faux prétexte d’immixtion dans les affaires intérieures, l’indispensable engagement des autres Etats à convaincre ensemble l’Algérie de se plier à ses obligations internationales fait encore défaut.

Le Haut-Commissaire n’est pas en mesure de créer son propre mécanisme d’enquête ? Mary ROBINSON, en effet, rencontre trop d’opposition à ce projet dans la communauté des Etats, celle-là même qui l’a nommée, et mesure à l’occasion les limites de l’indépendance de sa fonction, qu’elle tient cependant tant à honorer. La Commission des droits de l’Homme ne s’est pas réunie en session extraordinaire ? Les chances de la voir nommer, en avril prochain -combien de centaines de morts encore d’ici là en Algérie ? -, un Rapporteur spécial sur ce pays sont minimes pour ne pas dire inexistantes au regard de l’opposition prévisible de la majorité des Etats qui la composent. Etc.

Mention spéciale doit être faite, dans ce contexte, du Rapporteur spécial sur les exécutions sommaires, qui a demandé depuis 1993 à se rendre en Algérie. Les soutiens exprimés récemment par certains Etats en faveur de cette mission relancent les chances de la voir aboutir. Mais à nouveau, une question appelant une réponse politique se pose : quand cette mission pourra-t-elle intervenir ? Si elle devait avoir lieu non pas avant, mais pendant la session annuelle de la Commission, comme s’empresseront, en dernier ressort, les autorités algériennes de le demander, l’examen de la situation risquerait fort d’être reporté à …la prochaine session de la Commission, en mars 1999 ! Les Etats iront-ils jusqu’à obtenir des autorités algériennes que cette mission se déroule d’urgence, et que ses résultats soient immédiatement examinés par la Commission ?

Pourtant, un coin du voile jeté pudiquement sur la tragédie algérienne a été levé ces dernières semaines, au grand dam des autorités de ce pays. C’est une minuscule bouffée d’oxygène pour la population que de voir enfin entamé le huis-clos qu’elle subit depuis tant d’année. Il en faudra davantage pour que cesse l’horreur. Une Commission internationale d’enquête permettrait de faire la lumière : un premier pas indispensable pour que le peuple algérien sorte un jour du chaos. Les opinions publiques, enfin mobilisées à travers le monde, ont un rôle essentiel à jouer pour l’y aider.

Paris, le 15 janvier 1998
Patrick BAUDOUIN
Président de la FIDH

Antoine BERNARD
Directeur exécutif de la FIDH