Témoignages d’un chirurgien

TEMOIGNAGES D’UN CHIRURGIEN

Salah-Eddine SIDHOUM

Septembre 2003

Celui d’entre vous qui observe une injustice, qu’il la récuse par l’action, sinon par la parole, à défaut par le cœur et ceci est le minimum exigé du croyant.
Hadith.

Partie I – Partie II

Les faits relatés sont ceux que j’ai vécus et subis personnellement en tant que chirurgien orthopédiste dans l’exercice de mes fonctions à l’hôpital Selim Zmirli d’El Harrach durant la période 1992-1994, avant d’être moi-même happé par la répression sauvage qui s’était abattue sur le pays et qui m’a contraint à passer dans la clandestinité. Tous ces cas avaient été signalés en leur temps à la presse internationale et aux principales ONG des droits de l’homme. Cette charge de témoin direct d’une répression sauvage dérangeait ceux qui avaient décidé d’éradiquer une partie de la population à huis-clos. D’où mon arrestation, la tentative de liquidation physique et enfin ma condamnation arbitraire par contumace par le tribunal d’exception d’Alger. De vaines campagnes d’intimidation qui n’ont pu faire taire une Conscience Libre.

Ces témoignages sont versés dans le dossier de l’Algérie meurtrie. Pour l’Histoire.

· A ma garde chirurgicale du 20 septembre 1993, aux environs de 23 heures 30, je recevais avec mes collègues de chirurgie générale, trois adolescents blessés par balles et qui avaient été ramenés dans un camion militaire accompagné d’un blindé de la « garde républicaine ».
L’un d’eux, Salhi Riad, 15 ans, présentait une fracture ouverte de la jambe et une plaie scrotale emportant tout un testicule. La deuxième victime, Loumia Redouane, 19 ans présentait une plaie transfixiante par balle de la fesse sans lésions osseuses ni nerveuses. Quant au dernier, Farès Ayachi, 16 ans, il présentait une plaie de la cuisse avec lésion partielle de l’artère fémorale.

Après que ces jeunes citoyens aient reçu les soins d’urgence (l’une des victimes dut subir une castration unilatérale, du fait de la destruction de son testicule), je me suis permis d’interroger l’un d’eux (Salhi Riad) sur les circonstances du drame. Voici son témoignage :
 » Nous étions dans notre quartier des Eucalyptus (El Harrach) encette soirée où il faisait encore chaud. Nous prenions l’air enattendant de rentrer à nos domiciles exigus avant l’heure du couvre-feu.Nous vîmes alors un blindé apparaître au coin de notre rue.Des militaires de la  » garde républicaine  » en descendirenten vociférant et en nous menaçant de leurs armes. Certains jeunesdu quartier levèrent immédiatement les mains. Ils furent mis contrele mur et tabassés avec la crosse des kalachnikovs. Craignant d’êtretués comme cela est courant dans notre quartier, nous décidâmes,quant à nous de nous enfuir pour échapper à leur furie.Nous fûmes rapidement rattrapés et encerclés par des militairesexcités. Ils nous jetèrent à terre et se mirent à nousinjurier et à nous lancer des obscénités. L’un d’eux surexcité,ouvrit la braguette de son pantalon et commença à uriner sur noustout en rigolant. Puis il recula et pointa son arme sur nous, alors que nous étions à terreet plein d’urines. Il se mit à tirer sur nous tout en criant. Il se rapprochade moi, et me voyant indemne, alors que mes camarades gisaient dans une marede sang, il tira une rafale dans ma cuisse à bout portant. Je ne savaisplus ce qui se passait. Je voyais les arbres tourner et j’entendais des crispartout. Je ne savais plus si c’étaient mes camarades ou les militairesqui criaient « .

Quelques heures après ce témoignage, des militaires se sont rendus à notre hôpital pour transférer les trois jeunes adolescents vers une destination inconnue et ce malgré nos protestations, vu l’état des victimes qui avaient perdu beaucoup de sang. Je sus par la suite qu’ils furent transférés vers un hôpital des environs de Blida, spécialement aménagé pour les victimes des exactions militaires afin d’éviter que les médecins civils voient ces atrocités et en témoignent. Au bout d’une dizaine de jours, les trois jeunes furent libérés de cet établissement de soins et je revis l’un d’eux, Salhi Riad que j’ai continué à traiter jusqu’à consolidation de sa fracture. En 1999, en travaillant sur les listes de disparus, je fus surpris de retrouver son nom. Il avait été arrêté le 28 février 1996 à 3h 30 du matin à son domicile lors d’un ratissage du quartier des Eucalyptus par les militaires et les gendarmes et emmené vers une destination inconnue ainsi que six autres citoyens. Selon le témoignage de son père, deux parmi eux ont été retrouvés morts, criblés de balles dans un fossé sur l’autoroute. Quand au jeune Riad il fera partie de la longue cohorte des disparus.

· Ahmed Mitiche est un jeune citoyen de 23 ans que j’avais rencontré à l’infirmerie de la prison d’El Harrach en juin 1992 lors de mon incarcération. Il était dans un piteux état de santé mais gardait toujours le sourire. Il portait une poche de colostomie sale qui ne collait plus à sa peau. L’orifice de colostomie était infecté et siège d’une réaction eczématiforme en raison de l’absence de soins et de poches de colostomie, indisponibles à l’infirmerie de la prison. Il présentait en plus une raideur à angle droit de son coude suite à des blessures par balles lorsque des militaires avaient tiré sur lui en 1992 dans son village de Khemis El Khechna (Boumerdés). Malgré mon état de santé affaibli par la grève de la faim illimitée que j’avais entamée, je recueillais son témoignage poignant.

« C’était durant le Ramadhan de l’année 1992, le soir du 3 avril exactement. Nous venions de terminer la prière des taraouih. Je sortais de la mosquée de mon village, m’entretenant avec mes amis. Nous étions très préoccupés par la situation du pays après l’annulation des élections et par la vague d’arrestations qui touchait les jeunes Algériens qui étaient déportés par centaines dans les camps du Sud. L’inquiétude se lisait sur tous les visages en cette soirée de Ramadhan. Nul n’était en sécurité. La répression aveugle s’abattait sur tout ce qui était musulman. Aller prier à la mosquée devenait un danger pour nous.

Nous étions plongés dans la discussion quand soudain surgirent deux véhicules de gendarmes qui s’arrêtèrent dans un puissant crissement de pneus. Les gendarmes, armes au poing, bondirent sur notre groupe ainsi rassemblé. Mon premier réflexe était de prendre la fuite, car je savais que si j’étais arrêté, c’étaient les camps du sud qui m’attendaient, comme des dizaines de mes voisins du village. Dès que j’ai esquissé le premier pas en me retournant, un gendarme ouvrit le feu sur moi, presque à bout portant. Je sentis des pointes de feu me déchirer le dos. Malgré cette douleur je continuais dans mon élan de fuite et me mis à courir. En tenant mon abdomen, je vis du sang gicler et tâcher ma gandoura. Les balles avaient transpercé mon corps. Je terminais ma course dans une bicoque située à quelques dizaines de mètres de la mosquée. Je me suis effondré, plié en deux par une douleur lancinante qui brûlait mon abdomen et mon dos. Les gendarmes encerclèrent la bicoque. L’un d’eux entra pistolet au poing et m’injuria, me traitant de sale chien. Il mit le canon de son arme sur ma tempe me déconseillant de bouger. Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que je m’évanouissais.

Ce n’est que le lendemain que je me réveillais, sur un lit d’hôpital, l’abdomen truffé de tuyaux reliés à des bouteilles qui aspiraient le sang. Mon bras gauche était plâtré. L’infirmier m’annonça que j’étais à l’hôpital de Rouïba et que je venais d’être opéré. Je me rendis compte ensuite, une fois réveillé de l’anesthésie que mon poignet droit était attaché au lit par une menotte et un gendarme était devant la porte, interdisant toute visite.
Je ne pouvais plus faire mes besoins par voie naturelle. On m’avait placé une poche (de colostomie), car selon l’infirmier qui avait sympathisé avec moi, les chirurgiens m’avaient coupé plusieurs centimètres d’intestins, percés par les balles.

Après trois semaines d’hospitalisation, je fus transféré malgré mon état de faiblesse vers la prison d’El Harrach. Le médecin de cette prison me gardera à l’infirmerie pour la réfection des pansements. La poche de colostomie ne fut jamais changée et l’administration de la prison me refusa les contrôles médicaux à l’hôpital de Rouïba. Vous voyez Docteur, dans quelle situation je me trouve.»

J’ai appris par la suite et ce, après ma libération, que ce jeune citoyen courageux avait entamé une grève de la faim pour arracher ses droits élémentaires aux soins. Après sept mois de détention préventive, il fut présenté devant la  » justice  » qui l’acquitta. Il me rendit visite à l’hôpital où je le pris en charge pour sa rééducation du coude puis je l’ai confié à mon collègue de chirurgie générale pour lui rétablir la continuité intestinale et traiter sa hernie post-opératoire. Il continuera à me rendre visite régulièrement jusqu’au moment où je fus contrains d’abandonner mes activités hospitalières et plonger dans la clandestinité pour échapper, à mon tour aux affres de la torture et à la mort.

· A ma garde chirurgicale du 29 mars 1993 aux environs de minuit, des militaires ramenèrent sur un blindé une jeune personne toute ensanglantée. Il s’agissait d’un jeune de 30 ans, Hachfa Mohamed. Au premier examen il était sérieusement blessé et en état de choc. L’anesthésiste s’occupa de sa réanimation et je donnais les instructions pour préparer la salle d’opération. Je suspectais en effet une lésion de l’artère fémorale. Tout en réalisant la réanimation, un cliché de sa hanche montrait un éclatement de son extrémité supérieure du fémur par balles. C’était un patient qui présentait donc une fracture ouverte de l’extrémité supérieure du fémur compliquée d’une lésion partielle de l’artère fémorale. Il était une heure du matin. Il fallait l’opérer d’extrême urgence. Je réussissais malgré les conditions difficiles à lui réparer son artère fémorale partiellement lésée et j’optais pour un traitement orthopédique de sa fracture comminutive, en attendant sa cicatrisation.

Au lendemain de l’intervention, j’allais revoir mon patient et m’enquérir de son état de santé. Le patient, aux yeux hagards ne répondait pas à mes questions. Je pensais qu’il s’agissait du choc psychologique associé à l’anesthésie qui avaient entraîné cet aspect de léthargie. Je décidais de revenir le revoir par la suite, le temps que l’effet des drogues anesthésiques disparaisse. Quelque temps plus tard, le frère de la victime demanda à me voir. Je le reçus dans mon bureau et il m’expliqua que son frère était malade mentalement et qu’il était traité en psychiatrie. Il sortit d’un sachet, des boites d’Artane et d’halopéridol, médicaments qui lui étaient administrés régulièrement depuis plusieurs années. Le frère me raconta alors les conditions du drame. Mohamed, comme à ses habitudes, errait sur les routes. A l’approche du couvre-feu (22 h30) il décidera de faire de l’auto-stop à Château Rouge, entre El Harrach et l’Arbaa. Une patrouille blindée qui faisait sa ronde aperçut l’ombre de Mohamed faisant des signes. Elle le prit pour un  » terroriste  » et lui tira dessus !!!

Dans l’après-midi de cette première journée post-opératoire, les infirmiers me racontèrent que des gendarmes de la brigade de Baraki étaient venus l’interroger. Son silence fut interprété comme suspect. Un gendarme frappa alors sa plaie fémorale opérée la veille avec la crosse de son pistolet. Un véritable supplice. La victime pleurait sans prononcer aucun mot. Un patient courageux, hospitalisé dans la même salle, malgré la terreur imposée finit par dire à ce tortionnaire que le patient qu’il torturait était un malade mental et qu’il venait de subir une intervention chirurgicale. Une fois qu’ils surent qu’il s’agissait effectivement d’un malade mental, les services de sécurité ne revinrent plus l’importuner. Il guérit de sa fracture et vint me voir plusieurs fois avec son frère à la consultation pour des contrôles radiologiques. Stabilisé mentalement, il continua cependant à garder le silence. Je ne l’ai jamais entendu prononcer un mot. Mais j’étais rassuré, car il n’avait plus les yeux hagards des premiers temps. Il souriait pour la première fois. Et c’était un bon signe de la part de cette énième victime innocente des « sauveurs de la démocratie ».

· Kiboua Lyès est un jeune citoyen de 20 ans, demeurant à Belouizdad, plein de vie et dont les yeux pétillaient d’espoir. Il faisait partie de cette jeunesse sacrifiée par notre système politique. Ce que nous appelons ici les « hittistes ». Très croyant, il pensait fermement que l’Islam, bien compris et bien appliqué allait mettre fin à trente années d’injustice et de corruption et allait redonner à chaque algérien sa place dans son pays. Il me racontait lorsqu’il venait à ma consultation, ses espoirs et ses rêves, malgré la grave blessure qu’il présentait. Il me relata sa mésaventure :
« Après les événements du 3 juin 1991 , nous avons été traumatisés.Nous n’avons pas saisi comment des militaires avaient mitraillé des citoyensqui dormaient sur les places du 1er mai et des Martyrs, alors qu’ils étaientlégalement autorisés à les occuper par le gouvernement ?Et ces voitures banalisées qui se sont mises à mitrailler les secouristesdu 1er mai ? Pourquoi tant de sang alors que cette jeunesse ne demande que justiceet travail. Qui veut mettre le pays à feu et à sang ? me répétait-ildans son innocence juvénile ».

« A l’aube du 29 juin 1991, je me suis rendu comme à mes habitudes avec mes voisins à la mosquée de mon quartier pour la prière du Fedjr. A quelques mètres de la mosquée, des policiers embusqués tirèrent sur nous. C’était la période où policiers et militaires avaient mitraillé toutes les façades de la rue Belouizdad. Nous ne comprenions rien. Aller faire la prière devenait de la subversion. Je fus touché à l’abdomen et au coude. Je perdais énormément de sang. Mes voisins, également touchés, gémissaient à mes côtés. Je finis par perdre connaissance et je me retrouvais dans un lit d’hôpital. Les chirurgiens m’opérèrent pour un éclatement du foie, une lésion du pancréas et du duodénum. Ma fracture du coude fut plâtrée en attendant de vous voir Docteur ».

Après sa guérison des lésions abdominales graves, je l’ai pris en charge pour sa fracture du coude compliquée d’une section du nerf cubital. Après une rééducation intensive qui a permis de récupérer une amplitude fonctionnelle convenable du coude, j’avais réparé chirurgicalement sa lésion nerveuse cubitale. Sa récupération fut rapide. Lyès envisageait l’avenir avec beaucoup d’espoir, fidèle à son optimisme naturel. Il me disait que les élections de décembre 91 allaient mettre fin à l’injustice et à la hogra. Ce jeune, innocent se trompait lourdement. Son inexpérience et sa naïveté faisaient qu’il ignorait tout de la nature du système criminel qui avait fait de l’Algérie sa propriété privée. Je le perdis de vu depuis le coup d’Etat du 11 janvier 92.

En novembre 1993, je fus bouleversé d’apprendre dans l’un des témoignages de tortures que m’adressaient les suppliciés de leurs geôles que le jeune Kiboua Lyés avait succombé en mai de la même année à la torture dans le sinistre centre de la sécurité militaire de Châteauneuf. Que Dieu ait son âme.

· L’enfant Mohamed Khidès, 13 ans collégien demeurant à l’Arbaa (Blida) fut ramené le 7 février 1992 au service des urgences de l’hôpital Selim Zmirli d’El Harrach. Il était grièvement blessé par balles à l’épaule et au membre supérieur gauche. L’enfant raconte : « Nous étions en train de jouer au ballon devant la mosquée de la ville en ce vendredi. Il était 14 heures à peu près. Les premiers fidèles sortaient de la mosquée après la grande prière. Il y avait beaucoup de jeunes. Il régnait depuis quelques semaines une certaine effervescence chaque vendredi après la prière de la djoumoua. Ces jeunes de plus en plus nombreux se rassemblèrent près de l’entrée de la mosquée et se mirent à crier des slogans contre la houkouma [gouvernement]. Les militaires qui étaient présents devant la mosquée depuis la matinée encerclèrent l’édifice. Nous avions arrêté notre partie de football et observions la scène. Soudain, les militaires foncèrent sur les fidèles amassés devant la porte principale de la mosquée, en tirant avec leurs armes. C’était la débandade. Des corps ensanglantés gisaient partout. Des cris fusaient. Certains tentaient de se réfugier à l’intérieur de la mosquée, d’autres fuyaient dans les ruelles avoisinantes. Les militaires tiraient sur tout ce qui bougeait. C’est ainsi que je sentis des objets brûlants transpercer mon bras gauche. Je suis tombé et je ne sais plus ce qui m’est arrivé jusqu’à me retrouver, ici, à l’hôpital.»

En effet cet enfant a reçu une rafale de kalashnikov au niveau de son membre supérieur gauche. Il présentait des fractures ouvertes de l’humérus et des deux os de l’avant-bras avec destruction nerveuse importante et étagée (radial, cubital et médian). La consolidation osseuse a été très difficile à obtenir du fait de la comminution des lésions fracturaires. La réparation nerveuse était aléatoire devant la destruction massive des troncs nerveux que ne pouvaient pallier les greffes. Cet enfant se retrouvera avec un handicap majeur avec un membre supérieur totalement paralytique, ballant et donc inutilisable.

J’avais présenté personnellement ce cas à Madame Elisabeth Hodgkin, de la mission d’Amnesty International en visite à cette période en Algérie et son cas fut repris dans un rapport d’AI (1).

· Madame Saïdani Ouahchia, 60 ans, demeurant à Djenan El Mabrouk (Hussein-Dey) et sa belle-fille Amiri Fatma-Zohra, 26 ans, enceinte de 8 mois, ont été ramenées au pavillon des urgences de l’hôpital Selim Zmirli d’El Harrach le 12 juillet 1992, suite à des traumatismes par balles. L’une d’elles raconte :
« Nous étions à la maison occupées avec le ménage.Nos enfants jouaient dans la rue. Nous entendions des cris dehors. C’étaitdes jeunes qui manifestaient contre le gouvernement. Soudain des coups de feuretentirent au loin. Je continuais à rouler le couscous, tandis que mabelle-fille était devant la porte, demandant aux enfants de rentrer. Lescoups de feu se rapprochèrent. On avait l’impression que c’étaitdans la rue même. Les enfants rentrèrent en courant en criant :  » elaskar, el askar !  » [les militaires]. Soudain, nous entendîmes, unbruit assourdissant. Les militaires venaient de défoncer notre porte d’entrée,poursuivant les enfants terrorisés. Soudain, un grand gaillard, brun,en tenue militaire entra. Il arrosa la pièce de balles de fusil. Des bruitssourds et saccadés se mêlaient aux cris des femmes et des enfants.Je vis ma belle-fille enceinte s’effondrer sur le sol. Ma jambe, briséepar les balles baignait dans le sang. C’était un véritable enfer.Je ne comprenais plus rien et je ne voyais plus rien. J’entendais seulement auloin des cris : yemma, yemma……»

Madame Saïdani Ouahchia présentait à son admission, une fracture ouverte comminutive de sa jambe droite par balle qui nécessita une intervention chirurgicale avec mise en place d’un fixateur externe.
Sa belle-fille, enceinte, plus chanceuse s’en tira avec des plaies par balles de sa jambe sans lésions osseuses associées.

· Il était 1 heure du matin du 24 janvier 1994 quand mon équipe chirurgicale de garde recevait monsieur H. Mohamed, 52 ans, manœuvre dans un chantier des travaux publics à Boudouaou (Boumerdés). Il venait d’être blessé par balles au niveau de l’aine gauche. Il me raconta le lendemain, après les soins d’urgence, en aparté, sa tragédie.

« Je suis un manœuvre dans une société de wilaya des travaux publics de Boudouaou. Je me trouvais avec mes compagnons dans une des baraques du chantier qui nous servait de dortoir, en train de palabrer de tout et de rien, me reposant des durs travaux de la journée. Il faisait très froid. Il était 23 heures environ. Nous entendîmes le bruit de moteurs de camions qui s’approchaient de notre chantier. Un ouvrier, regardant par la fenêtre vit deux camions militaires et un blindé (BTR). Cela ne nous inquiéta nullement. Nous étions habitués à ces patrouilles avec les événements que traversait le pays. Nous reprîmes nos discussions.

Soudain la porte du dortoir fut brutalement défoncée par des militaires qui portaient des casques et des tenues de combat. Ils étaient nerveux. Ils semblaient drogués. Ils nous menacèrent de leurs armes, nous demandant de lever les mains en l’air. L’un d’eux, brun et trapu, qui semblait être le chef, nous demanda méchamment ce que nous faisions là à cette heure-ci. Nous lui répondîmes que nous dormions sur le chantier et que l’éloignement de nos domiciles (Jijel, Kabylie…) ne nous permettait pas de rentrer chaque après-midi. Il donna l’ordre à ses hommes de fouiller les baraques. Ils nous sortirent dans la cour du chantier.

près les fouilles, le chef, toujours menaçant et vociférant nous dit :  » ce sont des gens comme vous qui cachez des terroristes dans vos baraques. Vous allez payer cela. ». Il lâcha alors une rafale de kalachnikov sur notre groupe, suivi par d’autres soldats. Je vis plusieurs de mes compagnons tomber. J’ai senti une douleur atroce et brûlante à ma hanche gauche et je me suis effondré à mon tour. J’entendais des gémissements. Les militaires s’éloignèrent du chantier dans leurs véhicules. Nous sommes restés près d’une heure dans cette situation. Deux autres ouvriers étaient blessés comme moi. Les autres qu’on appelait de leurs noms ne répondaient pas. Ils étaient morts.

Après une heure d’attente, nous vîmes arriver des gendarmes ainsi que des agents de la protection civile et nous avons été évacués sur l’hôpital de Rouïba. Le médecin de garde m’a dit que j’avais une fractre et que je devais être évacué sur le service de traumatologie de l’hôpital Zmirli.»

Effectivement, ce malheureux citoyen présentait une fracture sous-trochantérienne comminutive ouverte. Après les soins d’urgence, l’arrêt de l’hémorragie et le parage, il fut gardé dans le service durant plus de trois mois en raison de l’infection et de l’impossibilité du traitement chirurgical. Un traitement orthopédique par traction fut entrepris jusqu’à consolidation. Quelques jours après le drame, il me communiquera la liste de ses compagnons d’infortune exécutés sommairement en cette nuit tragique de janvier, liste que lui avait procurée ses collègues venus lui rendre visite. Les victimes étaient au nombre de quatre : Benchentouf Ali, Boutiche Messaoud, Lamzaoui Abdellah et Tighelmamine Mohand Saïd.
Ce cas a été adressé le 27 janvier 1994 aux organisations internationales des droits de l’homme.

· Bougandoura Djamal est un adolescent de 15 ans, collégien, demeurant à Khemis El Khechna (Boumerdés). Il fut ramené par les services de la protection civile le 28 avril 1994 au service des urgences de l’hôpital Zmirli avec une grave blessure de la cuisse par balle. Sa famille raconte :
« Djamal se trouvait dans la boulangerie du village. Il est allé nousacheter du pain. A sa sortie du local, il se trouva avec d’autres citoyens, face à desmilitaires, armes au poing, qui lâchèrent sans raison apparentedes rafales sur eux. Deux d’entre eux moururent sur le coup. Cinq autres furentblessés. Un témoin aurait entendu un militaire dire :  » ilsachètent du pain pour les terroristes « . Une véritable débandades’empara des gens qui fuyaient de tous les côtés. Des corps humainset des baguettes de pain jonchaient le sol. C’était affreux. »
Le jeune Djamal présentait une plaie délabrante de la cuisse provoquée par la rafale de kalashnikov. Sa plaie était une véritable bouillie musculo-osseuse. Le confrère qui l’a reçu tenta malgré tout un traitement conservateur en réparant dans des conditions extrêmement difficiles, les lésions vasculaires et osseuses. Une gangrène s’installa rapidement ce qui contraint le confrère à pratiquer l’amputation de cuisse. Malheureusement Djamal mourra quelques jours plus tard d’une foudroyante septicémie qui n’a pu être jugulée.
Ce cas fut adressé aux organisations internationales des droits de l’homme le 5 mai 1994.

· Au soir du 06 avril 1993, alors que j’étais personnellementde garde à l’hôpital Salim Zmirli d’El Harrach, futramené par les gendarmes le corps frêle d’une malheureusejeune fille inanimée, la tête ensanglantée qui venait derecevoir deux balles. Alors qu’elle venait d’être admise aubloc opératoire par mon confrère neurochirurgien de garde, ellerendit l’âme sur la table d’opération. L’ambiance étaittendue. Les parents de la victime étaient effondrés par ce drame.Les gendarmes étaient sous tension. L’un d’eux, le doigt crispé surla gâchette de sa kalashnikov, laissa partir accidentellement un coup defeu en plein couloir des urgences. Heureusement que personne ne se trouvait surle trajet de la balle perdue.
Cette malheureuse fille s’appelait Karima Belhadj. Elle travaillait dans l’une des administrations de la police nationale. A son retour du travail, elle fut victime d’un attentat.

Un homme armé l’attendait dans son quartier des Eucalyptus (El Harrach) pour l’abattre.
Quelques jours plus tard, un jeudi soir, au journal télévisé de 20h, on nous présenta un groupe de jeunes, le visage oedématié et ecchymotique, faisant des « aveux complets ». Ils « reconnaissaient » avoir assassiné la malheureuse Karima Belhadj. Cela m’avait choqué car je me rappelais du visage de cette innocente victime sur la table d’opération, rendant l’âme.
Les yeux absents, les visages déformés par les coups de poings, les lèvres tremblantes, ils « récitaient », avec les moindres détails, le scénario de l’opération contre la malheureuse jeune fille.

Beaucoup de citoyens, incrédules, avaient pris l’habitude de voir et d’entendre ces « aveux » télévisés tristement célèbres de « terroristes » et ce, depuis octobre 1992, date à laquelle un certain Hocine Abderrahim et ses compagnons d’infortune, victimes expiatoires d’une grotesque machination, avaient été présentés à la vindicte populaire, à travers les écrans de la télévision, comme étant les auteurs de l’ignoble attentat de l’aéroport d’Alger commis le 26 août 1992.

Les images de ces jeunes présentés comme étant les assassins présumés de Karima resteront ancrés dans ma mémoire.
Plus de huit mois passèrent après la mort de Karima et le passage de ces jeunes à la télévision.
Le dimanche 3 janvier 1994, je recevais un jeune citoyen de 19 ans, Ouarti Mohamed à ma consultation de chirurgie de la main. Il présentait une paralysie totale de sa main droite avec un sillon cicatriciel de strangulation au niveau du poignet. Les muscles de sa main étaient atrophiques, les doigts rétractés et enraidis. C’était une main totalement inutilisable pour un patient droitier. En plus de cet handicap définitif de la main, il présentait un dos et un abdomen zébrés, séquelles des coups de fouet qu’il avait reçus.

En l’interrogeant, je fus surpris d’apprendre qu’il s’agissait de séquelles de torture. Il me raconta alors dans les moindres détails sa mésaventure dramatique avec la gendarmerie de Bab Ezzouar qui l’avait arrêté le 11 avril 1993 dans le cadre de « l’enquête » sur l’assassinat de Karima Belhadj et comment il avait été sauvagement torturé dans des casernes de la sécurité militaire et certaines brigades de gendarmerie. Il traîna durant huit mois de caserne en caserne. Il avait été suspendu au plafond durant douze jours par son poignet dans l’un des centres de torture où il avait été séquestré. Au fur et à mesure qu’il relatait ses supplices, je commençais à mettre une étiquette sur son visage et à me remémorer ses « aveux » télévisés passés quelques mois auparavant où il avait raconté à travers l’écran, comment il avait « préparé » et « perpétré » avec ses complices l’attentat. Il m’expliqua alors comment on lui fit apprendre par la contrainte ce qu’il devait réciter devant la caméra. Il  » avouera  » ainsi sur les écrans de la télévision avoir assassiné la malheureuse Karima Belhadj, aux Eucalyptus.
Il subit durant huit mois les supplices les plus inhumains. De l’épreuve du chiffon au fer à souder en passant par les bastonnades et son enfermement dans un congélateur de l’une des casernes de la sécurité militaire, il passera par plusieurs centres de torture d’Alger et de Boumerdès.

Au cours de l’après-midi du 11 décembre 1993 il fut jeté par ses tortionnaires de Châteauneuf dans une forêt de la périphérie d’Alger. Il était libre ! Il venait miraculeusement d’échapper à une mort certaine, avec cependant un handicap majeur : une main droite paralytique et impotente à 100%.

Que devenaient ses « aveux » télévisés et pourquoi huit mois de supplices et d’horreurs ?
Pourquoi n’a-t-il pas été présenté à la justice après ses « aveux » publics devant des millions de téléspectateurs ? Qui a alors tué la malheureuse Karima Belhadj ? me suis-je longtemps demandé.

L’exploration chirurgicale de son poignet montrait une destruction totale de tous ses tendons fléchisseurs sur une longueur de près de 10 cm ainsi qu’une lyse de ses nerfs médian et cubital sur une même longueur que celle des tendons. Ces lésions étaient dues au processus de strangulation de son poignet suite à sa suspension continue durant douze jours.
J’avais pris en charge ce jeune citoyen tout en lui expliquant que le programme opératoire qui comportait plusieurs étapes (greffes nerveuses du médian et du cubital puis greffes tendineuses en deux temps) était lourd avec un résultat aléatoire vus les dégâts importants tendino-nerveux et les raideurs importantes des doigts. Je n’ai pu suivre ce patient par la suite et entreprendre ce traitement palliatif vu ma propre situation précaire qui m’avait contraint à arrêter mes activités professionnelles.

Témoignage personnel :
Arrêté, incarcéré et jugé pour avoir défendu les franchises hospitalières !

Jeudi 18 juin 1992. C’est le premier jour du week-end. Comme à mes habitudes, je suis allé au supermarché des Pins Maritimes (El Harrach), pour faire les emplettes de la semaine, accompagné de ma fille, Leila, âgée de 9 ans.

Après avoir terminé mon marché, je me dirigeais avec ma fille vers l’hôpital Salim Zmirli (El Harrach) où j’exerçais comme chirurgien orthopédiste, pour aller rendre visite à mes patients (es) que j’avais opérés la veille, et m’enquérir de leur état de santé. Il était 10 heures environ.
A mon arrivée au parking de l’hôpital, je fus surpris par le nombre impressionnant de véhicules militaires qui affluaient dans la cour de l’établissement. Je pensais encore une fois qu’ils avaient amené des victimes de cette guerre, comme nous étions habitués depuis maintenant plus de six mois.

En arrivant dans mon service, situé au 4e étage et après avoir enfilé ma blouse et laissé ma fille dans mon bureau, je me rendis dans la salle de soins pour demander aux infirmier(es)s de préparer la visite médicale. C’est là que j’appris la surprenante nouvelle : un gendarme avait été poignardé dans le hall du pavillon des urgences situé au rez-de-chaussée par un jeune infirmier du bloc opératoire ! Je n’arrivais pas à croire la nouvelle et encore moins lorsqu’on m’annonça le nom de l’agresseur que je connaissais bien pour l’avoir fréquenté au bloc opératoire où j’opérais mes patients de traumatologie et d’orthopédie. Il s’agissait d’un jeune homme âgé de 25 ans, très timide et très sérieux. Je ne pouvais imaginer qu’il soit l’auteur de cet acte. La décomposition de la société algérienne gangrenée par plus de 3 décennies d’injustice et de gabegies de toutes sortes, autorisait toutes les dérives au point où l’hôpital, lieu sacré où on s’efforçait de sauver des vies humaines, était devenu un lieu où on ôtait des vies !

Je commençais ma visite, accompagné de l’équipe de médecins résidents et d’infirmiers. L’ambiance était tendue et la stupeur se lisait sur les visages de tous, soignants et soignés.
Alors que je poursuivais la visite, le service d’orthopédie-traumatologie situé au 4e étage, était soudain envahi par une dizaine de gendarmes en tenue de combat, la kalachnikov au poing.

La première question posée par l’un des gendarmes à l’infirmière qui ouvrit la porte était :  » N’avez-vous pas vu Omar C. ? « . Ils perquisitionnèrent toutes les chambres et les bureaux sans rien trouver et redescendirent.

Au moment où je terminais la visite, un jeune résident en médecine accouru à ma rencontre en haletant :  » Docteur, me dit-il, l’interne du pavillon des urgences et le Dr L.B ont été roués de coups par les gendarmes et l’un d’eux a été embarqué ». Il m’apprit ainsi que les gendarmes, révoltés par l’attentat perpétré contre leur collègue au pavillon des urgences, avaient entrepris, en représailles, une véritable chasse à la blouse blanche, sous la direction d’un adjudant surexcité et vulgaire. Coups de poings, de pieds, de crosse, insultes, tout y passait.

Je décidais alors de descendre au service des urgences pour voir ce qui se passait.
Une image de désolation. Dans le couloir, je rencontrais le jeune interne en pleurs, le visage tuméfié par les coups. Il tentait de rejoindre un lieu sécurisant pour éviter une nouvelle fois la vindicte des gendarmes. Le pavillon des urgences était déserté par les infirmiers et les médecins. Seule une femme de ménage terrorisée se trouvait au chevet d’un patient asthmatique. Evitant de tomber dans le jeu de la provocation, à un moment où les esprits étaient surchauffés, je fis semblant de m’enquérir de l’état de santé du patient, pour éviter les gendarmes qui étaient maîtres des lieux. A la question :  » Où est passé le personnel ? « , la femme de ménage, blême, me répondit qu’ils avaient tous été embarqués par les gendarmes après avoir été sauvagement frappés.

Ainsi, le pavillon des urgences était totalement paralysé. Les patients venus consulter, avaient fui les lieux et erraient dans la cour de l’établissement, sans pouvoir sortir (du fait du bouclage de l’établissement). Ceux qui étaient hospitalisés étaient sous la seule surveillance…..d’une femme de ménage terrorisée. Une situation surréaliste !

Je décidais d’aller voir le directeur de l’hôpital pour attirer son attention sur cette situation de paralysie du pavillon des urgences et sur la répression qui s’abattait sur le personnel de l’établissement. Le personnel ne devait en aucun cas payer pour l’inconscience de l’un des siens.

En me dirigeant en compagnie d’un jeune médecin-résident vers l’administration, je fis un détour par le bloc opératoire où était opéré le gendarme victime de l’attentat. Là aussi, des images surréalistes me choquèrent. Je vis des gendarmes en compagnie de chiens, rechercher l’agresseur dans les salles d’opération sans aucun respect aux mesures d’hygiène et d’asepsie alors qu’un patient (leur collègue) était sur la table d’opération, luttant contre la mort !
A mon arrivée dans le bureau du directeur, ce dernier était enfoui dans son fauteuil, le visage livide et les mains tremblotantes. Je le tins au courant de la situation prévalant au pavillon des urgences et de la répression dont était victime le personnel et pour lequel il portait la responsabilité administrative. Il me regarda d’un air étonné et me répondit sèchement :  » Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient « . Il parlait ainsi du personnel !

Ebranlé par cette réponse indigne d’un  » responsable  » et par les images que j’avais vues depuis mon arrivée à l’hôpital je lui répondis immédiatement :  » ton fascisme à la Pinochet ne passera pas !  » et je claquais violemment la porte de son bureau.
Que pouvais-je faire d’autre que d’alerter le premier responsable de l’hôpital sur ce qui se passait dans son établissement ? Et que pouvais-je faire de plus devant la furie des uns et la lâcheté des autres ? Dans un pays sans lois et sans repères, il était suicidaire d’aller plus loin.
Un attentat en pleine enceinte hospitalière, des médecins et des infirmiers en blouse tabassés sur leur lieu de travail par des gendarmes, des chiens dans des salles d’opération défiant les règles les plus élémentaires d’hygiène et d’asepsie et un directeur d’hôpital couard se barricadant dans son bureau, telle était la situation de l’hôpital Salim Zmirli en ce matin du jeudi 18 juin 1992.

Je rejoignis alors, honteux de cette atteinte caractérisée des franchises hospitalières, mon bureau au 4e étage où je retrouvais ma fille en sanglots et que j’avais totalement oubliée, entourée de mes jeunes confrères. Elle avait pris peur en voyant les gendarmes armés faire irruption dans mon bureau pour perquisitionner.

C’est ainsi que j’attendis jusqu’à 13 heures pour pouvoir sortir de l’hôpital et rejoindre mon domicile, car les gendarmes avaient bouclé l’établissement et interdisaient toute entrée ou sortie.

Vendredi 19 juin : C’était le week-end. J’étais de garde ce jour-là. La journée était calme. Des médecins et des infirmiers de garde étaient encore sous le choc. J’appris que le gendarme victime de l’attentat était mort après l’intervention chirurgicale subie. Le chirurgien orthopédiste tabassé la veille vint me voir l’après-midi. Il avait été sauvagement frappé puis embarqué à la brigade de gendarmerie de Bab Ezzouar. Il avait une ecchymose à l’œil et une autre au flanc droit. Il me raconta comment il fut roué de coups lorsqu’il intervint pour protéger le jeune interne qui était à terre, le visage ensanglanté, sous les coups de crosse des gendarmes. Je lui avais proposé d’aller se faire délivrer un certificat pour coups et blessures, ainsi que le jeune interne, et de déposer une plainte en justice pour agression. Je lui avais proposé également de l’accompagner avec l’interne à la ligue de défense des Droits de l’homme dont je connaissais le président. Il me donna son accord et me promit de contacter le jeune interne pour en faire autant.
Un laborantin, le jeune Abid, vint également me voir à ma garde, pour me montrer les séquelles du tabassage dont il avait fait l’objet. Il avait une ecchymose à l’épaule due à un coup de crosse et une plaie du lobe de l’oreille provoquée par un coup de baïonnette. Il m’informa que des infirmiers étaient encore en garde à vue à la brigade de Bab Ezzouar.

Samedi 20 juin. La journée de garde de la veille s’était déroulée convenablement. Nous n’avons pas été débordés de travail.
Après avoir pris mon petit déjeuner, et avant de me diriger au bloc opératoire où je devais opérer ce jour-là deux patients, j’appelais mes deux jeunes confrères qui avaient été victimes du tabassage pour leur donner rendez-vous à 12 heures afin d’aller voir, comme convenu le président de la ligue de défense des droits de l’homme. Grande fut ma surprise quand je constatais qu’ils se rétractaient. Terrorisés et intimidés, ils n’osaient pas témoigner ni déposer plainte. Il est vrai que la politique de terreur et la culture de notre  » élite  » n’étaient pas étrangères à ces comportements qui n’ont fait en réalité qu’asseoir au fil des ans le règne de l’arbitraire.

Je suis resté stupéfait devant leur recul et leur argumentaire peu convaincant de subir d’autres exactions s’ils venaient à témoigner ou à déposer plainte. Effarant comme comportement de la part de médecins, touchés dans leur intégrité physique et leur dignité et qui gardaient encore des stigmates physiques de l’arbitraire. Je fus outré par ce comportement. Etaient-ils lâches à ce point ou étais-je téméraire voire « fou » en leur demandant de déposer plainte contre les représentants de  » l’ordre établi  » ?

Après avoir opéré mes patients, je rejoignais avec empressement mon domicile pour retrouver mes enfants et un peu de quiétude après un week-end mouvementé.
Il était 23h 45 en cette nuit du samedi 20 juin 1992, lorsque je fus brutalement réveillé par la sonnerie de la porte puis par des coups au portail du jardin. Qui pouvait bien venir à cette heure-ci et frapper avec insistance au point de réveiller tous mes voisins ? Mon épouse étant de garde ce jour-là, j’étais avec mes deux enfants et ma vieille tante.

En sortant dans le jardin, je vis un groupe de gendarmes armés de kalachnikovs, devant la porte. J’ouvris cette dernière et le brigadier, très correct, un certain Aouinat, me dit :  » Est-ce le domicile du Dr Sidhoum ? « .
– Oui, et c’est lui même, lui répondis-je.
– Vous êtes prié de nous suivre à la brigade de Gendarmerie de Bab Ezzouar.
Je ne cherchais pas à comprendre. Connaissant très bien la nature du régime en place et de l’Etat de non droit, je ne cherchais pas à exiger un mandat du magistrat ou autre. Nous étions à une période où les arrestations massives d’opposants étaient pratiquement quotidiennes depuis le coup d’Etat du 11 janvier 92. Mes activités politiques pacifiques contre le régime de l’arbitraire depuis 1968 et mon militantisme pour le respect de la dignité humaine et les droits de l’homme depuis le massacre par l’armée de plus de 600 enfants en octobre 1988 devaient tôt ou tard aboutir à cette arrestation. Elle était prévisible.

Le brigadier, très correct m’invita à mettre un vêtement chaud. Je pensais alors d’emblée aux camps de concentration du Sud et à ses nuits glaciales. Pourquoi m’inviter à mettre des habits chauds alors que nous étions pratiquement en été ?

Tout en m’habillant, je donnais à mon fils, âgé de 14 ans mon carnet d’adresses pour alerter mes amis des organisations internationales des droits de l’homme.
Je rejoignais alors les gendarmes dans la rue. Je fus étonné de voir pas moins de six Land-Rover occuper la rue. J’entendais les murmures et chuchotements de mes voisins du bâtiment d’en face qui regardaient à travers les volets. Après avoir été sommairement fouillé, je fus enfermé dans la cellule de l’une des Land-Rover et le cortège démarra. Celui-ci se dirigea vers la brigade de Bab Ezzouar.

A mon arrivée à la brigade, on m’ôta la montre, la ceinture, les chaussures et mes papiers d’identité. Je demandais alors des explications sur mon arrestation. Le brigadier me répondit que c’était en rapport avec l’attentat de l’hôpital Zmirli et que j’allais être interrogé le matin par le capitaine. J’étais abasourdi. Quel rapport avais-je avec ce tragique événement ? J’étais loin de douter des intrigues des lâches !

Je signifiais au brigadier que j’entamais immédiatement une grève de la faim malgré l’intervention chirurgicale que j’avais subi trois mois auparavant pour hémorragie digestive d’origine ulcéreuse et je le chargeais d’informer ses supérieurs.

Je fus enfermé dans l’une des deux cellules de la brigade, située à droite de l’entrée principale où un jeune détenu, B. Mohamed, croupissait depuis plus de 45 jours, en violation de la loi. Il s’agissait d’un jeune instituteur de 31 ans, sympathisant du FIS, arrêté à Aïn Taya. Très calme et serein, il me raconta ses démêlées avec les gendarmes et sa longue séquestration arbitraire.

(1) Algérie : Il faut mettre un terme à la répression et à la violence. Amnesty International. Octobre 1994. Page 8.

à suivre Partie II