Témoignage de Moulay Saïd

Campagne Internationale pour la Libération
de Salah-Eddine Sidhoum
Prisonnier d’opinion

Annexe 3

Témoignage de Moulay Saïd

Source : Moussa Aït-Embarek, L’Algérie en murmure, Un cahier sur la torture, Editions Hoggar, Plan les Ouates, Suisse, 1996

Le Professeur Saïd Moulay, directeur de l’Institut de mathématiques de l’Université de Bab-Ezzouar, a été élu député au premier tour des élections législatives de 1991 dans la wilaya de Bouira ; il a été arrêté le 19 juin 1994 à Alger, et détenu dans les locaux de la police politique à Châteauneuf durant trente jours. Depuis le 17 juillet, il est incarcéré à la prison d’El-Harrach à Alger.

1. L’arrestation
Le dimanche 19 juin, jour férié, je suis sorti de mon domicile vers 13h30 pour aller accomplir la prière du dohr. J’avais demandé à mes enfants de me joindre au niveau du garage où stationnait ma voiture pour aller en promenade juste après la prière. Une fois celle-ci accomplie, je me suis installé dans ma voiture avec mes deux enfants, Mouad (4 ans) et Hamza (9 ans) qui m’ont rejoint. Le Dr Lafri m’a appris, plus tard, qu’il était à ce moment-là auprès de plusieurs voitures de la Sécurité militaire embusquées au niveau du tribunal d’El-Harrach – situé à quelques mètres de mon domicile – et qui guettaient ma voiture. À mon passage au niveau du tribunal d’El-Harrach, Lafri a dû me signaler. J’ai alors été suivi, à mon insu, jusqu’au niveau du cimetière El-Alia sur la route dite moutonnière. Là, j’ai été immobilisé, et l’un des agents m’a sommé de me pousser sur le siège avant droit. Un autre agent a pris place, arme à la main, sur le siège arrière avec les deux enfants. J’ai compris alors que j’étais kidnappé sans savoir par qui, puisque ces gens étaient en civil. J’ai alors craint que mes enfants soient traumatisés par la vue des armes braquées sur nous et qui nous menaçaient. Aussi ai-je demandé qu’on les dépose à mon domicile, ou plus simplement chez leur tante, dont le domicile était à quelques pas du chemin emprunté.

On m’a répondu que je devais avoir un entretien pendant une heure et qu’après je pourrais retourner à mon domicile avec mes enfants.

Lorsque nous avons emprunté l’autoroute sud au niveau de Oued Semmar, on m’a ordonné de passer sur le siège arrière, et d’enfoncer ma tête entre les jambes de l’agent. Mes deux enfants aussi ont été sommés de baisser la tête sous le siège, et la voiture a roulé à grande vitesse.

De temps à autre des secousses nous faisaient violemment sursauter, et toute mon attention se concentrait sur mes deux enfants qui, atterrés, observaient un mutisme complet, et retenaient péniblement leurs larmes. Quelques minutes après, nous nous sommes arrêtés dans un endroit, probablement le PCO de Châteauneuf. On m’a bandé alors les yeux et on m’a enveloppé la tête avec ma chemise.

Au moment de la séparation d’avec mes enfants, qui sentaient la gravité de la situation, Mouad a crié de toutes ses forces : “Baba !” Il a été rappelé à l’ordre avec arrogance, tandis que l’autre était comme terrassé, et retenait jusqu’à sa respiration.
A partir de ce moment-là, je m’en suis remis à Dieu pour tout ce que nous allions subir, ma famille et moi.

2. Déroulement des tortures
La torture est de deux sortes, morale et physique. Tous les moyens sont utilisés pour arracher des aveux qui sont, le plus souvent, inventés pour tenter d’échapper quelque peu aux supplices.

En ce qui me concerne, j’ai été séquestré et isolé dans une cellule pendant trente jours. La cellule était très humide, le sol toujours mouillé. Elle se trouvait en sous-sol, avec un W.-C. dans lequel se deversaient deux tuyaux : l’un de la cuisine centrale et l’autre des toilettes. Ces deux eaux coulaient à longueur de journée avec un bruit obsédant.

Le 19 juin 1994, dès mon arrivée à la centrale, j’ai été dirigé vers une cellule située au sous-sol, les yeux bandés. Là, j’ai été entouré de cinq à six agents de police au moins. On m’a demandé de raconter ma vie depuis les études universitaires, et ce que j’avais fait depuis mon retour de France en 1989.

Ensuite, on m’a demandé d’indiquer les rencontres et réunions auxquelles j’avais participé. J’ai cité la Rabita, le Tadhamoune, le Bina’, des rencontres avec quelques personnalités politiques telles que A. Taleb, B. Benkhedda. Ce n’est pas cela qui les intéressait, mais je n’avais rien d’autre à leur dire.

C’est à ce moment-là que commença pour moi le supplice de l’eau et du chiffon. Violences, souffrances, mots grossiers à mon sujet et au sujet de ma famille et de ma mère. Je n’en pouvais plus, je sentais même la mort approcher, et on me sommait de raconter de prétendues rencontres et réunions secrètes, ainsi que d’énigmatiques relations avec de prétendus groupes terroristes. Le supplice du chiffon ne s’arrêtait que si je bougeais mes mains pour signifier que je parlerais. J’étais alors obligé d’inventer des scénarios pour échapper aux supplices. On me forçait à parler de Djebaïli et de bien d’autres ; j’ai inventé que j’avais commandité quelque chose à Youcef, j’ai inventé aussi le scénario d’une rencontre à la mosquée de la cité La Montagne, etc.

On m’a laissé ensuite dans la cellule, le corps gonflé d’eau. J’avais des douleurs atroces au niveau des jambes à cause des câbles qui me serraient fortement, au niveau des mains à cause des menottes très étroites et au niveau des épaules. J’ai passé la nuit, en souffrances, sans manger.

Le 20 juin 1994, soit le lendemain, on m’a remis au supplice de l’eau et du chiffon, deux fois dans la journée et pendant des durées encore plus longues. Injures, mots grossiers, coups de poing au visage et dans les yeux; on m’a menacé d’amener ma femme et de faire avec elle l’inimaginable devant moi si je ne parlais pas d’autres réunions. J’ai alors inventé un autre scénario avec Laribi, Takhnouni, Aïssat que j’ai mis fictivement en relation avec Redjam, Youcef et Mohamed Saïd puisque chaque fois on me sommait de parler d’une certaine réunion d’unification des factions armées. Après de longues souffrances, on a défait les câbles qui m’attachaient au banc sur lequel j’étais allongé, ainsi que les menottes qui me liaient les deux mains derrière le dos. On m’a laissé là, gisant sur le sol mouillé de la cellule, et on m’a demandé de réfléchir très sérieusement, car ils reviendraient demain avec d’autres méthodes de supplice encore plus atroces. Si c’était nécessaire, elles continueraient sans relâche même pendant une année.

Je me suis alors allongé un moment sur le sol, puis je me suis relevé difficilement pour faire les prières de la journée, en appliquant la règle de réduction des prosternations et celle du rassemblement des prières. Quelques instants plus tard, j’ai entendu des frères appeler, depuis plusieurs cellules, à la prière du Maghreb. J’ai compris alors que je n’étais pas seul. De toutes mes forces et de toute mon âme j’ai appelé Dieu pour qu’Il arrête l’injustice et les tortures dont nous faisions constamment l’objet.

Le 21 juin 1994, j’étais plongé dans un état continu de psychose. Chaque fois que j’entendais un bruit, ou lorsqu’une porte s’ouvrait, je pensais que je devais aller au supplice. En fait les agents de police ne se sont pas présentés, me laissant dans un état d’attente et de psychose.
Le 22 juin 1994, un agent de police faisant partie du groupe, qui paraissait calme et psychologue, s’est entretenu avec moi pendant de longues heures, en présence de deux ou trois personnes du même groupe. Il m’a expliqué la déviation du FIS, le vide politique de son programme, “l’expansionnisme néfaste” du Wahabisme d’Arabie Saoudite, qui, selon lui, a engendré la Hidjra wa Takfir, les visées de domination à l’échelle planétaire des juifs au plan politique et économique… Selon lui, les juifs se servaient des gens comme “nous” pour détruire l’Islam et les pays musulmans.

On m’a quitté en me demandant de bien réfléchir aux choses que je n’aurais pas encore révélées.

Le 23 juin 1994, j’étais encore en état de psychose, puisque je devais les attendre à tout moment. Je revoyais en permanence tout ce que j’avais raconté sous la torture afin de pouvoir le répéter pendant les aveux. Car si je niais ou oubliais, le supplice recommencerait de plus belle.

Le 24 juin 1994 a été pour moi une journée interminable de tortures par la technique de l’eau et du chiffon. J’ai aussi subi les coups de poing sur tout le corps, surtout au visage et dans les yeux.

J’ai repris le scénario avec Youcef, en déclarant fictivement que je lui avais indiqué les noms de Djebaili, le recteur de Bab-Ezzouar, et ceux de deux enseignants de tendance gauchiste de l’Institut de maths : Boularès Driss et Amar Khodja.

J’ai aussi repris le scénario avec Laribi, Belaidi, Takhnouni et Aissat, en prétendant que ces personnes étaient en étroite relation avec Youcef, Redjam et Mohamed Saïd.
J’ai inventé que ce dernier m’avait adressé une lettre dans laquelle il affirmait que le dialogue avec le pouvoir était inutile. Comme on me parlait de la réunion de l’une des Djamâat, j’ai inventé que ces gens m’avaient informé de la préparation de cette dernière, mais que je ne savais pas où elle se déroulerait.

Tout cela ne suffisait pas pour arrêter les supplices qui duraient et duraient encore. On m’a sommé de parler de toutes les réunions. J’ai alors évoqué une réunion avec Ali Djeddi chez Benhalima Youcef. J’ai parlé d’une réunion amicale avec Lamdjadani et Bellahrèche dans une villa de parents de ce dernier où il nous avait invités.

On m’a accusé alors d’espionnage au profit des Américains dans la mesure où la villa en question était mitoyenne d’une entreprise américano-algérienne. J’ai parlé aussi de l’invitation d’un ami, rencontre très banale, à Hussein-Dey. Rien de tout cela n’arrêtait les supplices. À un moment précis de la séance de torture, on m’a annoncé que quelqu’un allait venir et parlerait. Moi je devais me taire. La personne en question était le Docteur Lafri. Il a affirmé que j’avais participé à une réunion chez Cherfaoui en 1994, ainsi qu’à plusieurs autres réunions avec lui, le docteur Sidhoum et Hami, qui avaient pour objet des actions terroristes.
Une fois Lafri ressorti, j’ai affirmé que tout cela était faux. J’ai alors compris que depuis le début des supplices, on voulait me faire parler des réunions que venait d’évoquer le Dr Lafri. On m’a sommé de bien réfléchir, sinon je devais me préparer à subir encore la torture. On m’a laissé seul pendant un quart d’heure. Je me sentais très épuisé et je gémissais en silence en invoquant Dieu le Tout-Puissant.

Ensuite, on m’a détaché et on m’a laissé souffrir dans ma cellule. On m’a annoncé que le colonel avait assisté à la séance, et que le lendemain ils reviendraient avec d’autres méthodes pour arracher des aveux. C’était le soir, la fin d’une journée qui m’a semblé très, très longue !
Les 25 et 26 juin 1994 sont deux longues journées de souffrances et d’interminable attente. À chaque bruit, je pensais que c’était eux qui venaient me chercher pour d’autres tortures. La lecture du Coran et la prière apaisaient mes souffrances. C’est bien en Dieu l’Unique que j’ai trouvé refuge. Durant ces moments, je Le sentais très proche de moi. Une idée revenait très souvent à mon esprit : l’arbre de l’Islam doit avoir des racines bien profondes et bien ancrées. C’est dans les sous-sols et les caves, dans les invocations de Dieu et les prières d’une rare sincérité qui s’élevaient, dans le silence et dans le noir, des bouches des croyants, c’est dans les cris semblables à ceux de Bilal qui répétait sous le supplice “Ahad, Ahad”; c’est dans les larmes, les souffrances de toutes sortes, les gémissements et l’agonie sous la torture, que finalement l’arbre de l’Islam renforçait ses racines, dans ces geôles mêmes où nos parents, pendant la nuit coloniale, avaient souffert jusqu’à rendre l’âme.

Le 27 juin 1994 a été une journée de tortures encore plus longue que celle du 24 juin 1994. Cette fois, les techniques de l’eau et du chiffon, des coups de poing, de la flagellation sur la plante des pieds ont été combinées.

Tout ce que j’avais forgé ne suffisait plus. J’ai finalement compris que depuis le début des tortures, ils voulaient des aveux sur les réunions fictives dont avait parlé le Dr Lafri.
On m’a dit que j’étais psychologiquement bloqué, que j’avais peur des conséquences si je parlais des réunions (fictives) évoquées par le Dr Lafri. L’agent de police qui paraissait calme, gentil et psychologue m’a demandé de lire le verset coranique Ayat-el-koursi afin de me “libérer”. J’ai lu ce verset et j’ai imploré Dieu. Toutes les personnes autour de moi se posaient des questions au sujet de mon blocage psychologique. Pour me “libérer”, on a amené de nouveau le Dr Lafri et on lui a demandé de me donner des détails sur les réunions (fictives) qu’il avait évoquées.

Il m’a alors raconté que j’avais assisté avec lui à une réunion, en 1994, au domicile de Hadj Cherfaoui en présence de Mohamed Saïd, Hadj Hami, Mustapha Brahami et bien d’autres. Il a ajouté que lors de cette prétendue réunion Mohamed Saïd avait pris la parole pour nous annoncer que les factions armées allaient s’unir en une seule force. En quelque sorte, c’est là qu’aurait eu lieu la préparation de la réunion du Congrès de “l’unité” des factions armées. Il a indiqué que j’avais aussi assisté à quatre réunions dans son cabinet avec Hadj Hami et Sidhoum pour décider des intellectuels à abattre, comme le recteur Djebaïli.

Puis on lui a ordonné de se taire et de ne pas citer les intellectuels dont il avait donné la liste auparavant. On m’a alors demandé de répondre à Lafri. Je lui ai dit : “Pourquoi mens-tu alors que tu me vois sous la torture ?” Il a insisté : “Oui, tu étais présent chez moi, dans mon cabinet, avec les personnes citées !” Je lui ai répondu : “Crains Dieu et ne mens pas !” On a alors accentué sur moi la torture car, pour eux, je continuais à mentir.

On a fait sortir Lafri et on m’a à nouveau torturé très longuement afin de m’arracher des aveux concernant, toujours, ces réunions fictives évoquées par le Dr Lafri. J’étais presque convaincu que j’allais rendre l’âme pendant ces moments. J’ai donc répété, pour échapper aux supplices, ce qu’avait raconté Lafri.

Mais ça ne suffisait pas; on me demandait encore des détails sur ces réunions. On m’a laissé finalement attaché et souffrant pendant un long moment.

J’ai appris plus tard par le Dr Lafri qu’ils étaient allés le voir au même moment, pour lui demander de dire la vérité. Ils ne lui feraient aucun mal, lui avaient-ils dit pour le rassurer. Alors il leur a affirmé que rien de tout ce qu’il avait déclaré n’avait eu lieu, et qu’il avait tout inventé pour échapper aux supplices. On est revenu cependant à nouveau vers moi, on m’a détaché et on m’a annoncé que le lendemain ils reviendraient. J’ai passé la nuit en souffrance et en invoquant Dieu le Tout-Puissant.

Le 28 juin 1994, de longues discussions ont eu lieu avec deux ou trois agents de police, sans tortures mais avec des menaces de temps à autre.

Je leur ai expliqué, au sujet de la réunion chez Cherfaoui, que rien de tel n’avait eu lieu puisque je ne m’étais pas rendu chez lui depuis plus d’une année, et qu’il avait changé de domicile. S’agissant des réunions dans le cabinet de Lafri, j’ai expliqué que le Dr Sidhoum et moi n’avions jamais pu y être ensemble.

Le 29 juin 1994, nouvelle technique de torture pendant presque toute la journée; flagellation à coups de bâtons et de tuyaux de caoutchouc sur la tête, le dos nu, les cuisses, les genoux, les jambes, les bras et les mains. Une pluie de coups très durs pendant une longue journée, sans pitié. Je pensais encore une fois que j’allais rendre l’âme. On voulait de moi des aveux sur la Djaz’ara, que je ne connaissais pas, et la position (fictive) que j’étais censé occuper en son sein. On m’a fait parler du Bina’ El-Hadari, de sa composition, de sa structure et de ses objectifs.

À la fin de la journée, on m’a donné une tasse de café et du pain. J’avalais difficilement le pain avec le café. On m’a laissé, enfin, gisant sur le sol de ma cellule.

La journée du 30 juin 1994 a été semblable à la précédente ; même technique de torture toute la journée. Elle m’a semblé encore plus longue. Des flagellations de cette journée je garderai beaucoup de traces sur tout le corps, dont certaines resteront indélébiles. Le soir venu, les tortures ont cessé et on m’a donné deux morceaux de pain avec des petits suisses.
On m’a annoncé que la première partie des interrogatoires était terminée et qu’il restait la deuxième. Je n’avais plus rien d’autre à faire qu’à m’en remettre à Dieu le Maître de l’univers.
Rien à signaler le 1er juillet 1994. Ma chemise et mon pantalon, déjà très sales, puaient le sang qui coulait des multiples blessures de mon corps.

Le 2 juillet 1994, on m’a fait monter aux étages supérieurs pour la signature d’une première partie du procès-verbal. On m’a remis un maillot et un pull pour pouvoir me changer et laver mes vêtements. Pas de soins, bien que j’en aie demandés.

Le 3 juillet 1994, longue discussion autour de l’espionnage entre les Russes et les Américains, histoire de me préparer pour le prochain interrogatoire.
On m’a accusé à la fin d’être un espion, en me précisant que la rencontre avec Bellahrèche et Lamdjadani dans une villa à El-Mouradia était une réunion d’espionnage au profit de la C.I.A. On m’a demandé de réfléchir encore sur des réunions éventuelles que je n’aurais pas encore révélées.

P.S. : J’ai oublié d’évoquer une confrontation la semaine d’avant avec Benhalima, durant laquelle j’ai affirmé qu’il n’y était pour rien.
Le 4 juillet 1994, j’ai lavé ma chemise et mon pantalon très difficilement avec un petit peu d’omo que le policier “calme et gentil” m’avait remis. J’ai demandé un peu d’eau de javel pour aseptiser mes plaies. Deux jours après seulement, un gardien qui avait remarqué mon piteux état m’a remis un petit peu d’eau de javel. Ce sera le seul “médicament” à ma disposition.

Mon état général a commencé à se dégrader sérieusement. J’étais très affaibli et souffrais beaucoup : écoulement nasal purulent, plaies infectées suite aux traumatismes provoqués par les coups et les blessures, douleur oculaire aiguë, baisse de vision de l’œil gauche suite aux coups de poing sur les orbites, bourdonnement dans les oreilles et baisse de l’audition par suite de la pénétration de grandes quantités d’eau dans mes oreilles lors des supplices du chiffon, insensibilité du dos des mains en raison du serrement des menottes, insomnies dues aux douleurs permanentes au niveau des os et des articulations à cause du sol en ciment de la cellule.

La meilleure consolation que j’avais pendant ces moments de mon existence était l’invocation du Seigneur, Maître des mondes, que je sentais très proche de mon âme. La lecture du Coran est un remède indéniable. Je priais Dieu de toutes mes forces, et en larmes, pour que cesse l’injustice et l’escalade des tortures à mon encontre et à l’encontre de tous les croyants.
Le 5 juillet 1994 est la fête de l’Indépendance. Aucune nouvelle de ce qui se passe dehors. Vers probablement dix heures du matin, les gardiens ont fait monter à l’étage au-dessus tous les détenus des cellules du sous-sol, dont moi-même. Nous sommes montés en file indienne, les yeux bandés. Nous étions à peu près une dizaine. On nous a enfermés dans une cage de deux à trois mètres carrés avec des fenêtres grandes ouvertes, laissant apparaître, à travers les bâtisses, un morceau de ciel. J’étais heureux de respirer quelques bouffées d’air pur, même si nous étions entassés.

J’ai aperçu le Dr Lafri que j’ai reconnu difficilement, tant il avait changé. “Pardon Saïd”, m’a-t-il lancé. “C’est sous les tortures que j’ai imaginé un scénario. Je me suis rappelé de mes anciens camarades de lycée comme toi et Sidhoum, et c’est ainsi que je vous ai impliqués tous les deux dans les activités terroristes qui n’ont jamais existé.” Il m’a appris aussi que c’est lui qui, contraint, était venu avec la brigade spéciale le 19 juin 1994, près de mon domicile, et qu’ainsi j’avais été kidnappé avec deux de mes enfants vers 14 heures. Il m’a affirmé qu’il avait, par la suite, nié plusieurs fois ses aveux, mais en vain. J’ai réalisé alors l’ampleur de l’acharnement de mes tortionnaires, qui voulaient à tout prix que je confirme les déclarations de Lafri. Mais comme je les ignorais, je n’avais d’autre choix que d’imaginer des déclarations encore plus fausses pour échapper aux tortures.

J’ai reconnu un autre ami encore, le Dr Lamdjadani, spécialiste en épidémiologie, qui travaille au ministère de la Santé. Il souffrait des hémorroïdes, ne mangeait rien et n’avait évidemment aucun médicament. Un informaticien nous a raconté qu’il en était à son quatre-vingtième jour d’incarcération et de torture, et qu’il avait échappé à la mort. Mais il avait vu ailleurs des gens mourir d’une mort atroce sous des tortures inimaginables : scie, chalumeau, étranglement, technique du chiffon, etc.

D’autres racontaient des techniques de torture encore plus horribles ! Mon Dieu ! Tous ces crimes se déroulent en silence dans les caves et les cellules des brigades de gendarmerie, des commissariats, etc.

Enfin, tard dans la soirée, chacun a regagné sa cellule du sous-sol. Solitude, odeurs nauséabondes. Je les ressentais avec plus d’acuité.

Le matin du 6 juillet 1994, on m’a fait monter au dernier étage, ou à l’avant-dernier peut-être, pour la suite du procès-verbal. Je ne devais rien nier sinon les tortures reprendraient aussitôt. L’un de mes tortionnaires – celui à la voix grave qui m’avait donné des petits suisses à la fin d’une longue journée de tortures – me voyant souffrir de toutes parts m’a posé la question suivante :
– Ton père est bien un chahid, n’est-ce pas ?
– Oui, ai-je répondu.
– Il a bien été torturé par les Français ?
– Evidemment !
– Qui, de toi ou de ton père, a été le plus torturé ? m’a-t-il encore demandé.
J’ai hésité avant de répondre, car je pensais qu’il n’y avait pas de grande différence ; mais je lui ai quand même dit :
– Je crois que c’est mon père qui a été le plus torturé.
– Tu vois ! a-t-il rétorqué, satisfait de ma réponse.

Il voulait dire que les tortures actuelles étaient nettement moins violentes. Mais en fait, quelle différence quand meurt aujourd’hui, sous la torture, comme mourraient auparavant, pendant la guerre, sous la torture, des moudjahidine ? Je me suis souvenu alors de la lettre de Maître Vergès qui résume parfaitement le drame algérien : Lettre à mes amis algériens devenus tortionnaires.

Du 7 au 12 juillet 1994, j’ai été maintenu dans ma cellule jour et nuit. Je m’occupais tant bien que mal de mes blessures qui me faisaient de plus en plus mal. Je souffrais surtout d’un coup très dur à la tête, de l’œil gauche dont la vue avait fortement baissé, de la main droite que je ne pouvais plus replier, et de mon dos.

Le 13 juillet 1994, nous étions quelques détenus à monter pour achever le P.V. Plusieurs déclarations extorquées sous la torture ne m’ont pas été soumises. J’ai signé le P.V., comme auparavant, les yeux bandés. Plus tard, l’avocat m’apprendra que tous les points précédents ont été reproduits de manière encore plus amplifiée.
Je souffrais beaucoup de mes blessures. Un des agents m’a nettoyé les plaies et m’a mis du mercurochrome. Après quoi nous sommes retournés dans nos cellules.
Les 14, 15 et 16 juillet 1994, on m’a laissé dans ma cellule, souffrant de plus en plus de mes blessures. Le soir du 15, nous sommes passés à quelques uns devant le photographe. On a aussi relevé nos empreintes digitales.

Nuit du 16 au 17 juillet 1994. En principe, je m’attendais à partir le lendemain pour être présenté au juge d’instruction. Mais on m’a fait monter au dernier étage pour une discussion avec les chefs. J’ai nié les déclarations extorquées sous les tortures, mais on m’a répondu que j’avais parlé librement. Alors, de peur de retourner aux tortures, j’ai repris ce que l’on m’avait fait dire auparavant. Après cela, on m’a renvoyé dans ma cellule.

Quelques instants après, vers minuit probablement, on a ouvert la porte de ma cellule. J’étais ahuri. J’imaginais qu’on allait peut-être me conduire vers un autre endroit pour d’autres tortures. J’étais, à vrai dire, pétrifié. On m’a installé à l’arrière d’une voiture qui a démarré. Je n’ai rien compris. Après un quart d’heure, on m’a fait descendre, les yeux toujours bandés, jusqu’à ce que l’on soit rentré dans un bâtiment. J’ai entendu alors parler d’une fiche médicale à m’établir, et j’ai compris que j’étais dans une salle d’urgence, probablement celle d’un hôpital, pour des soins. J’ai respiré profondément, soulagé de ne pas avoir été conduit dans un lieu de torture. Une dame s’est présentée. Elle a soigné ma main droite en fermant par plusieurs points de suture une déchirure profonde. Elle a préféré que les blessures de la tête soient d’abord examinées par un neuro-chirurgien. Celui-ci a tardé à venir, et on m’a dit qu’il était trop tard pour opérer les déchirures au niveau du crâne. Mes tortionnaires m’ont ramené dans ma cellule du sous-sol.

Le 17 juillet 1994, j’ai été présenté devant le juge d’instruction près la cour spéciale d’Alger ; j’ai été mis sous mandat de dépôt et incarcéré à la prison d’El-Harrach.