L’Algérie, une immense prison ?

Des étudiants, des manifestants, des cadres et des journalistes risquent l’incarcération

L’Algérie, une immense prison ?

Les Débats, 2-8 février 2005

Difficile de ne pas voir, dans les incarcérations qui se suivent, une volonté de faire de la prison une réponse à tous les maux qui rongent l’Algérie. Difficile également de ne pas voir dans cette démarche une dérive dangereuse qui paralyse dangereusement toute tentative de libérer les initiatives.

Enfin, l’emprisonnement tous azimuts, même justifié par des textes de loi, renvoie aux opérations d’assainissement certes spectaculaires, mais sans effet dans le temps et qui ont surtout tendance à décrédibiliser leurs initiateurs.

Les policiers ont intervenu de nuit pour arrêter des étudiants et vider les lieux. Les amphis ont été investis par les CNS. On a craint le pire, alors on a fait appel à la troupe. Certes, il est des impératifs dictés par le souci de maintien de l’ordre comme on l’a d’ailleurs longuement expliqué au moment des faits. Mais il est un fait que lancer la police à l’assaut de l’université fait désordre, mauvais genre et paraît bien loin de contribuer à parfaire l’image d’une démocratie.

La police en nombre qui boucle l’entrée d’une faculté n’a pas sa place dans une université. Par ailleurs, l’ambiance de guerre civile qui a régné au début du mois autour des instituts des sciences politiques et de l’information, à Ben Aknoun, était révélatrice des malaises profonds dont souffrent les institutions de formation supérieure. Il ne s’agit pas seulement de questions d’hébergement, de restauration ou de transport. Il faut peut-être souligner que la société en entier est en prise à des spasmes violents et l’université ne peut être épargnée. Mais si on s’attendait à ce que celle-ci soit plus encline au débat de fond, il semble que l’on est forcément déçus. Seul le langage de la violence est permis. Face à des étudiants  violents, qui empêchent les employés et les professeurs de rejoindre leurs postes et occupent de nuit l’établissement d’enseignement, répond forcément la force. En fait, si nous sommes en face d’une logique de révoltés et de révolutionnaires que prônent les plus décidés des étudiants, ni la société ni même les autres universités n’ont suivi. Par absence de débat et surtout par absence d’arguments.

Il est vrai aussi que, hormis certaines organisations satellites de partis politiques, l’université souffre grandement de l’absence d’espaces et de forums d’expression. Les étudiants hagards, entassés dans les bus ou les trains, puis  dans les amphis et les bibliothèques et enfin dans leurs chambres insalubres ne songent qu’à en finir avec deux, trois quatre années d’études aux débouchés incertains et n’ont plus le temps de réfléchir ou de s’engager. Ceux qui militent par  mimétisme, par tradition (à Tizi Ouzou, par exemple) ou par conviction ont tout le mal du monde à convaincre ou à débattre avec leurs congénères. Dès lors, la tentative de mobilisation pour changer l’ordre des choses paraît aussi vaine que l’est l’appel à la police pour rétablir l’ordre tout court.

Ceux qui n’étaient que des étudiants étrangers qui ont tenté de perturber la quiétude du campus sont devenus des « prisonniers politiques » alors que la police – c’est dans sa démarche légale – procède à l’interpellation massive des étudiants. Sur le coup, 22 étudiants ont été arrêtés à Ben Aknoun ; tous ont été laissés en liberté provisoire sauf un, en attendant que la justice statue sur leurs cas.

Le gaz attrape la grippe

Des bonbonnes de gaz butane à plus de 300 dinars, c’est cher et surtout caractéristique des appétits voraces de certains, qui ont la mainmise sur la distribution d’un produit dont le prix est en principe réglementé. Le plus dramatique est de voir ces même bonbonnes proposées dans les contrées les plus reculées et les plus difficiles d’accès, c’est-à-dire là où l’Etat a failli dans la fourniture de l’essentiel : des infrastructures de base, du logement, du travail, de la santé, de l’éducation et même du gaz. Et c’est justement là qu’on observe des émeutes certainement inspirées par les multiples crises qui secouent l’Algérie depuis des années.

Pour répondre aux émeutes, la force publique d’abord, la prison ensuite. C’est au tribunal de Aïn Oussera, loin de leurs domiciles afin d’éviter de nouvelles émeutes – comme quoi la prison ne fait pas vraiment peur – que six manifestants de Birine ont été condamnés à huit mois de prison ferme et 5 000 dinars d’amende. Deux autres personnes, arrêtées dans le même cadre, ont été libérées.

Tout de même, la réponse musclée est accompagnée par celle, politique, du chef du gouvernement. Il indique que « l’ordre sera préservé et la loi rigoureusement appliquée ». Autrement dit, gare. Gare parce que les citoyens en colère contre les hausses des prix du gaz, en l’absence d’associations pour préserver leurs intérêts, de partis politiques plus occupés à occuper des postes à Alger qu’à écouter des doléances des Algériens et de députés impuissants à arrêter une hausse annoncée, n’ont d’autre moyen que la colère dévastatrice.

Finalement, Ahmed Ouyahia a beau jeu de dire que le gouvernement va « barrer la voie aux manipulations de rentiers et de politiciens » après l’augmentation des marges sur le butane. Il feint en effet d’oublier que les prix étaient déjà plus élevés que le tarif officiel depuis longtemps.

En guide de marge le consommateur final, qui a très froid en janvier, devait payer toutes les plus-values encaissées par les multiples intermédiaires, totalement illégaux mais ô combien débrouillards pour faire arriver le gaz là où l’Etat ne peut pas le faire.

Rappelons toutefois que le chef du gouvernement s’exprimait à ce propos lors de l’installation des conseils d’administration de la commission de régulation d’électricité, de l’Agence nationale du patrimoine minier et celle de la géologie et du contrôle minier. En fait, on est en plein dans le cour d’un secteur qu fait battre le cour de l’Algérie en prise à des atermoiement autour de la loi sur les hydrocarbures – difficile de ne pas faire le lien – qui tarde à voir le jour. Doit-on comprendre que les Algériens payeront des marges raisonnables une fois que le secteur sera libéralisé et que les distributeurs de gaz butane seront au moins aussi nombreux que les opérateurs de téléphonie mobile ?

Il est vrai que la consommation de gaz butane se réduit dès que la température augmente, et comme l’hiver ne dure pas très longtemps sous nos latitudes. 

Journalistes délinquants

Il y a aussi les journalistes et les journaux. Il ne s’agit pas de rappeler une énième fois le cas Benchicou, directeur du journal Le Matin (en prison pour une affaire de transfert illégal de fonds), mais des nouveaux procès qui ont vu tout de suite la Fédération internationale des journalistes (FIJ) s’alarmer de voir autant de journalistes devant les tribunaux en Algérie et voir un quotidien risquer la suspension. Passons sur le fait que la FIJ n’a pas plus de représentativité en Algérie que n’en possède le Syndicat des journalistes qui lui est affilié, mais cette organisation « syndicale » a eu du grain à moudre dès lors que journalistes et journaux, qui risquent des amendes lourdes ou la prison, sont tout à fait réels. Certes, on ne cessera de rappeler que les peines de prison qui se multiplient et se suivent sont toujours assorties de sursis et les amendes rarement payées, mais le fait de continuer à user de la politique du bâton contre la presse aura toujours cette fâcheuse tendance à chercher les références de crédibilité de cette même presse dans les casiers judiciaires de ses journalistes et non plus dans leur press-book. Cela a valu à l’Algérie  d’avoir une presse qui chahute et qui use d’un ton véhément, mais que personne ne juge sur ses capacités professionnelles.

D’autant que ces procès, qui interviennent plusieurs mois après l’élection présidentielle et le fait qu’ils ne concernent que les journaux qui ont pris fait et cause pour le candidat Ali Benflis, tendent à interpréter les actions judiciaires comme des règlements de comptes.

Question à six mois avec sursis : le président Bouteflika a-t-il vraiment besoin de régler ses comptes avec les journaux quand leur verve n’a pas pu lui ôter la majorité écrasante (et humiliante pour ses adversaires) que lui ont accordé les urnes ?

Cadres en taule

On reparle aussi des cadres incarcérés. Un vocable à la mode au milieu des années quatre-vingt-dix, alors que l’opération « mains propres » avait jeté des dizaines de responsables d’entreprises en taule sans que les procès retentissant attendus puissent réellement enfin désigner les responsables de la gabegie dont a été victime le pays et qui a saigné l’économie.

Une des figures de proue de cette période, Messaoud Chettih, ancien patron du holding Sidmines, a été également P-DG de  Sider. Condamné à dix ans de prison en 1996, il a été libéré après 46 mois de détention.

Cette fois, c’est le P-DG de la CNAN qui est emprisonné pour sa responsabilité dans le naufrage du Béchar et l’échouage du Batna. Il ne s’agit pas seulement de parler des navires, mais surtout des 18 marins qui ont péri sur une jetée du port d’Alger.

Même si nous ne sommes pas devant une nouvelle opération mains propres, l’exercice précédent, qui avait vu l’incarcération de plusieurs cadres dirigeants, a laissé un mauvais souvenir et dès lors que l’on parle à nouveau d’un P-DG en prison, cela met mal à l’aise et gêne plus que ne rassure.

Cette propension à faire de la prison une réponse pêche aussi par ses excès présupposés.

Dans l’affaire des arouch, alors que les leaders de ce mouvement passaient plus de temps poursuivis par la justice et malmenés par la police, voilà qu’ils sont présentés comme doués de raison et tout à fait fréquentables. Mettant leur obstination au vestiaire,  ils admettent la mise en route des revendications de leur plate-forme dans le cadre des lois de la République.

Au-delà des morts, des blessés et des handicapés à vie, on peut aussi constater que la société s’est réconciliée avec elle-même à travers le texte fondamental du pays. La langue amazighe, la langue originelle du pays, y est inscrite comme langue nationale (en fait autant pour la langue arabe qui, faute de  devenir langue du pays, est devenue langue des institutions) et le dialogue est  allé plus loin que ce qui était attendu.

Quant aux interprétations rapides et aux liens à faire avec les échéances électorales prochaines, il apparaît qu’ils ne tiennent pas. L’élection présidentielle s’est tenue sans l’aval des arouch. La consultation référendaire à propos de l’amnistie générale et la Constitution, si tant est que c’est de cela qu’il s’agit, peut autant se passer d’eux. L’exemple des arouch à reproduire ? Certainement pas. A méditer, cela ne fait aucun doute.

Amine Esseghir