Campagne pour la levée de l’état d’urgence

Campagne pour la levée de l’état d’urgence

 

LA LADDH INSTALLE UN COMITE DE SUIVI
«Levez l’état d’urgence !»

El Watan, 17 juin 2003

:C’est une occasion de visiter le nouveau siège de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH). L’appartement au centre-ville d’Alger est agréable. En bas, une voiture banalisée, de ce qui semble être des éléments des services de sécurité, est garée sous la chaleur torride de ce lundi.

Ali Yahia Abdenour accueille ses invités devant le pas de la porte : Ahmed Taleb Ibrahimi, plusieurs fois ministre et président de Wafa, parti non agréé, Djoudi Mameri, secrétaire national du FFS, et son collègue Ahmed Djeddaï, Hakim Addad du Rassemblement Action Jeunesse (RAJ), Ali Rachedi, ex-député FFS et candidat à la présidentielle de 2004, des représentantes de SOS Disparus et de l’Association nationale des familles de disparus (ANFD), non agréées, Rachid Malaoui, patron du Syndicat national autonome du personnel de l’administration publique (SNAPAP) et des journalistes. L’objet de la rencontre est de débattre des actions à entreprendre pour la levée de l’état d’urgence, en vigueur depuis février 1992. «Nous avons invité tous les partis et plusieurs personnalités politiques, mais…», précise Ali Yahia. L’avocat remercie les présents et annonce la couleur : «L’état d’urgence a été décrété, dit le pouvoir, pour combattre le terrorisme. Maintenant que ce même pouvoir déclare que le terrorisme est résiduel et que l’islamisme armé est vaincu, pourquoi le maintenir ?» Décrété en 1992 par le président du Haut Comité de l’Etat, Mohamed Boudiaf, assassiné en juin de la même année, l’état d’urgence n’a jamais fait l’objet d’un débat de Parlement. «Le président de la République décrète l’état d’urgence ou l’état de siège pour une durée déterminée et prend toutes les mesures nécessaires au rétablissement de la situation. La durée de l’état d’urgence ou de l’état de siège ne peut être prorogée qu’après approbation du Parlement siégeant en Chambres réunies», stipule l’article 91 de la Constitution de 1996. «L’organisation de l’état d’urgence et de l’état de siège est fixée par une loi organique», lit-on dans l’article 92. Ali Rachedi observe que ces textes n’ont jamais vu le jour. Pourquoi ? «Par la force des arrêtés interministériels du 10 février et du 25 juillet 1993, l’état d’urgence a glissé vers l’état de siège. Toutes les prérogatives sont ainsi dévolues à l’Armée», souligne Ali Yahia. Même constat de Issad Mohand dans son rapport sur les évènements de Kabylie publié en décembre 2001 : «La chronologie des textes (le décret présidentiel et les deux arrêtés interministériels, ndlr) permet de constater un glissement subtil de l’état d’urgence vers ce qui s’apparente plutôt à l’état de siège. Les pouvoirs donnés par l’arrêté de 1993 aux commandants des régions militaires sont des pouvoirs propres, ce qui est caractéristique de l’état de siège.» Quelles incidences sur les libertés individuelles ? «Nos enfants ont été arrêtés sans mandat d’amener ou de perquisition. Où sont-ils depuis ?», a lancé Mme Bouabdallah, mère de Abdelaziz, journaliste au quotidien arabophone El Alem Essiyassi, «arrêté» à son domicile le 12 avril 1997 par des civils armés se réclamant de la police. Il n’a pas donné signe de vie à ce jour. «L’élément central de l’Etat algérien sont les appareils de répression», atteste Djoudi Mameri, comme pour appuyer Rachid Malaoui qui s’élève contre les pressions sur l’ action syndicale libre. RAJ a subi 32 interdictions de manifester et d’activer de la part du ministère de l’Intérieur. Pourtant, de hauts responsables ont indiqué que l’état d’urgence n’est pas une nécessité. «Un double langage qui pose la question de l’opacité du centre du pouvoir. La levée de l’état d’urgence permettra de lever cette opacité», assure Djeddaï. A la fin de la rencontre, un comité de suivi composé de plusieurs participants a été installé pour décider des actions à venir. Une prochaine réunion aura lieu lundi 23 juin prochain. «Nous voulons élargir la participation à notre action. Nous devons dépasser les courants politiques, car l’essentiel est la personne humaine», souhaite Ali Yahia accompagnant ses invités sur le palier. La voiture banalisée est là. Toujours.

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Réunion hier présidée par Ali Yahia Abdenour
Pour la levée de l’état d’urgence

Le Matin, 17 juin 2003

«La levée de l’état d’urgence conditionne la libération du champ politique et médiatique ainsi que l’exercice des libertés individuelles et collectives. »
C’est l’argument de base de Me Ali Yahia Abdenour dans sa revendication de la levée de l’état d’urgence en vigueur en Algérie depuis le 9 février 1992. Du siège de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH) qu’il préside, Me Ali Yahia a appelé hier les Algériens à constituer un bloc de pression pour exiger la levée de l’état d’urgence. « Cet état d’urgence ne sert aujourd’hui qu’à outrepasser la loi. Sa levée nous permettra d’ouvrir la voie de la lutte pour l’instauration de l’Etat de droit. »
Sur les conditions qui ont vu l’instauration de cet état d’urgence, l’orateur estime qu’elles ne sont plus de mise en s’appuyant sur les déclarations de l’actuel Chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, celles du Chef de gouvernement sortant, Ali Benflis, aussi bien que les déclarations de hauts responsables de l’Etat qui se sont exprimés en faveur de cette levée, notamment le chef de cabinet du Président de la République, le général Larbi Belkheïr, ou le chef d’état-major, Mohamed Lamari. « La contradiction réside dans le fait que le terrorisme est déclaré « résiduel » par le Chef du gouvernement ou « réduit à quelques poches » par le ministre de l’Intérieur, alors que l’état d’urgence est maintenu pour les impératifs de la lutte antiterroriste. »
Affirmant qu’il était temps de lever cet état de fait, en dehors de toute idéologie et de toute couleur politique, il dira que « le combat pour la levée de l’état d’urgence est non seulement légitime et prioritaire mais se situe au-dessus de toutes les idéologies et de tous les clivages politiques ». La parole a été cédée après aux participants à cette première rencontre de ce qui devrait constituer le premier pas d’une série de rencontres avec tous les acteurs de la société en vue de créer un mouvement ou un groupe de pression exigeant la levée immédiate de l’état d’urgence.
Les intervenants, ceux qui ont répondu favorablement à l’appel du président le la LADDH, ont tous mis en exergue ce que les Algériens ont perdu sous cet état d’urgence, allant du droit de se réunir et de manifester jusqu’aux libertés individuelles. Les présents à cette rencontre n’ont pas manqué l’occasion pour affirmer que « de toutes les manières, toutes les restrictions et atteintes aux libertés que contient cette loi exceptionnelle ont été consacrées par leur introduction dans la législation algérienne de manière à ce que l’état d’urgence reste en vigueur en permanence ». A titre d’exemple, on citera les amendements apportés au code pénal.
Si le FFS a proposé d’interpeller en plus des partis politiques et du mouvement associatif, les instances internationales dont l’Algérie est partie prenante et devant lesquelles elle s’est engagée par la ratification de diverses déclarations garantissant les droits de l’Homme, les autres présents, en l’occurrence les représentants du Snapap, de SOS disparus, de l’Association nationale des familles des disparus (ANFD), du RAJ et des personnalités, notamment Abdesslam Ali Rachedi, Me Bouchachi, M. Djeddaï, et les journalistes qui ont adhéré à l’idée ont opté pour une démarche jugée plus rentable. La priorité est de dégager un plan d’action. Ce plan d’action a été confié à un comité de suivi composé de six membres pour le moment : un journaliste, un représentant de la LADDH, le secrétaire général du RAJ, une représentante de SOS disparus, une représentante de l’ANFD et le secrétaire général du Snapap. La première réunion du comité aura lieu lundi 23 juin à 10 h au même lieu.
Etaient également présents à cette première réunion Ahmed Taleb El Ibrahimi et son directeur de campagne, Mohamed Saïd, à la présidentielle de 1999. Taleb El Ibrahimi s’est présenté à l’assistance en tant que président du mouvement Wafa.
Ghada Hamrouche

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Un comité de suivi a été installé hier
Faut-il lever l’état d’urgence ?

Moali Hassan, Liberté, 17 juin 2003

Le président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH), Me Abdenour Ali Yahia, a lancé, hier, une initiative citoyenne en vue d’aboutir à la levée de l’état d’urgence, en vigueur depuis onze ans.

Refusant d’être cette voix “solitaire résonnant dans l’indifférence” par rapport à l’abrogation de ce texte de loi, l’avocat et sa Ligue ont décidé de porter ce débat et ce combat à l’échelle de toute la société via les partis politiques, les médias, les associations et les personnalités nationales, par-delà les clivages politiques et idéologiques. Taleb Ibrahimi, Ahmed Djeddaï et Mammeri Djoudi du FFS, Ali Rachedi, l’avocat Bouchachi, Malaoui du Snapap, Addad Hakim de RAJ et Mme Bouabdellah, au titre des familles des disparus, se sont relayés, hier, dans une salle exiguë du siège de la LADDH pour clamer haut et fort la nécessité de lever l’état d’urgence. “C’est un premier pas qui sera fait ensemble, mais l’essentiel est de commencer”, devait préciser, d’emblée, Abdenour Ali Yahia comme pour noter l’absence de beaucoup d’acteurs importants de la société. Il ne perd pas de vue que l’Algérie est traversée de plusieurs courants de pensée qui ne se rejoignent pas forcément. Il reste tout de même convaincu que les notions de droits du peuple, les droits de l’Homme, les droits du citoyen, la liberté de se réunir et de manifester pacifiquement “sont les plus grands dénominateurs communs des Algériens”.
Celui qu’on surnomme “l’avocat du diable”, comprendre du FIS dissous, met d’entrée le pied dans le plat en relevant la contradiction dans le discours officiel au sujet de l’état d’urgence. “D’un côté, le terrorisme est déclaré “résiduel”, “réduit à quelques poches” alors que l’état d’urgence est maintenu pour les impératifs de la lutte antiterroriste”. Le président de la LADDH en veut d’autant plus que des hauts responsables politiques et militaires, à l’image de Ali Benflis, Larbi Belkheir, le général major Lamari et le président de l’APN Karim Younès se sont exprimés en faveur de la levée de l’état d’urgence. “Qu’est-ce qu’ils attendent alors pour passer à l’acte ?”, interroge-t-il. L’avocat pense que la libération du champ politique et médiatique “est une revendication prioritaire du peuple” et que, à ce titre, “il faut faire quelque chose dans ce sens”. Lui succédant, Rachid Malaoui du Syndicat autonome du personnel de l’administration publique (Snapap) relève que la liberté de l’activité syndicale, pourtant consacrée par la loi, “est valable uniquement pour l’UGTA”.
Pour lui, l’état d’urgence “a quasiment interdit toute action syndicale même lors du licenciement de 800 000 travailleurs et la liquidation des centaines d’entreprises”. Dans son élan, le SG du Snapap parle même de ces délégués du Syndicat du supérieur (le Cnes) qui auraient été, d’après lui, enlevés à bord des avions militaires. Et de conclure qu’il est temps pour la société civile et les partis politiques de se mobiliser pour imposer l’abrogation de ce texte “liberticide”.
Rachid Malaoui proposera la constitution d’un comité de suivi de la réunion pour réfléchir sur les actions à mener en direction des autorités et de la société. Proposition qui sera adoptée par tous les intervenants, à commencer par Ali Rachedi, ex-député et ex-ministre, qui a notamment déclaré que le FLN peut, à lui seul, lever l’état d’urgence du fait qu’il dispose de la majorité à l’Assemblée populaire nationale. “Même si ce texte est abrogé, cela ne réglera pas le problème, dès lors que le pouvoir a verrouillé la société avec d’autres textes autrement plus contraignants comme le code pénal”, estime Ali Rachedi, qui plaide pour une démarche globale dans le domaine des libertés démocratiques. “Voyez donc, tamazight est reconnue langue nationale, mais qu’est-ce qui a changé depuis ?”, s’interroge-t-il comme pour suggérer l’insuffisance de la seule levée de l’état d’urgence.
Tranchant, Ali Rachedi parle d’un état “voyou”. “Nous sommes dans un État voyou, les lois existent mais elles ne sont pas respectées”. Très attendu par les journalistes, Taleb Ibrahimi s’est contenté de constater que “les droits l’Homme sont quotidiennement bafoués”, en passant en revue toutes les préoccupations que soulève le maintien de l’état d’urgence comme “la question des disparus, la liberté de la presse et la création des partis politiques”. Taleb Ibrahimi assène qu’“on n’a pas la culture des droits de l’Homme”, en précisant que sa présence est “une solidarité avec la LADDH parce qu’il est de notre devoir de l’aider dans ce combat”. Ahmed Djeddaï du FFS soutient, lui, que l’état d’urgence est conçu par le pouvoir “comme une couverture à toutes les dérives”. Il propose à ce que la concertation soit élargie à tous les autres partis politiques et même aux instances internationales.
Proposition appuyée par le représentant de RAJ qui, lui aussi, a appelé à une “campagne collective en faveur de cette bataille politique”. Mme Bouabdellah, au nom des familles des disparus, affirme, pour sa part, que “nous sommes les premières victimes de l’état d’urgence”.
Elle demande aux journalistes de relayer l’exigence de la levée de cette mesure pour faire la lumière sur toutes les disparitions.

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Onze ans après sa proclamation par le HCE
Qui peut lever l’état d’urgence ?

Moali Hassan, Liberté, 19 juin 2003

Le général Mohamed Lamari affirme que la question n’est pas du ressort de l’armée, le président de la République se tait, son Chef de gouvernement ne dit rien. Qu’en dit la loi ?

La question est d’une brûlante actualité. 24 heures après l’installation, par la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH), d’un comité de suivi pour sensibiliser la société civile et les partis politiques sur la nécessité d’une campagne pour la levée de l’état d’urgence, voilà que le chef d’état-major de l’ANP, Mohamed Lamari, apporte de l’eau au moulin de Abdennour Ali Yahia. Il est venu battre en brèche le présupposé selon lequel c’est à l’institution militaire qu’incombe la responsabilité du maintien de l’état d’urgence. “Faux”, répond donc le général Lamari qui invoque, à juste titre d’ailleurs, les lois de la République. Plus encore, il soutient que si cette mesure avait été levée depuis quatre années, cela n’aurait eu aucune incidence sur la mission de l’armée. La levée de l’état d’urgence ne constituerait pas un problème pour l’armée “quand bien même elle interviendrait dès demain”, enchaîne le général Lamari qui aura ainsi mis fin à une énigmatique confusion dans les prérogatives, par ailleurs sciemment entretenues.
Qui a donc la responsabilité, voire le droit d’abroger cet arsenal juridique d’exception ? La question est pertinente. La réponse est pourtant simple. L’état d’urgence étant un décret législatif, donc une loi, il ne peut être abrogé que par une autre loi. Il faut rappeler que l’état d’urgence avait été proclamé par le défunt Haut comité d’État (HCE), en vertu du décret présidentiel n°92-44 du 9 février 1992, pour une durée d’une année. Seulement, ce texte a été transformé en décret législatif, une année après, soit le 6 février 1993, lorsque le même Haut comité d’État avait décidé de proroger l’état d’urgence pour une durée qui n’était pas précisée. Il en résulte que cette disposition ne relève plus des compétences du président de la République, dès lors qu’elle a force de loi. De fait, ni le président de la République ni l’armée ne peuvent décider, du jour au lendemain, de suspendre ou de lever l’état d’urgence. La question doit impérativement passer par le Parlement, seul habilité à légiférer. Même s’il est vrai que c’est le fameux Conseil consultatif national qui avait “couvert” légalement la promulgation de ce décret alors qu’il était un conseil désigné, cela n’enlève en rien à l’esprit de la loi. Comment procéder, aujourd’hui, pour aboutir à la suppression de cette loi si l’idée fait l’unanimité ? Il y a d’abord l’Assemblée populaire nationale (APN), instance législative, qui peut adopter un autre décret législatif annulant celui qui a institué l’état d’urgence. Il suffit, en effet, que vingt députés proposent cette loi pour qu’un vote de l’Assemblée intervienne, susceptible, le jeu de la majorité aidant, pour l’adopter. De fait, ce ne devrait pas poser de problèmes dans la mesure où le FLN, détenteur d’une large majorité, peut, à lui seul, renverser la vapeur. Au surplus, le SG de cette formation, Ali Benflis, a avoué, lui aussi, “l’inutilité de l’état d’urgence”. Deuxième possibilité : le gouvernement, comme l’a si bien précisé le général Lamari, a tout le loisir de proposer un projet de loi dans ce sens en vue de son adoption par le Parlement. Enfin, le président de la République peut, s’il le désire, mettre à profit la période d’intercession du Parlement pour user de ses prérogatives constitutionnelles, en légiférant par ordonnance. Sa proposition est appelée, dans ce cas, à être adoptée par le Parlement à la session suivante. Ce sont donc là les trois voies réglementaires qui peuvent aboutir à la levée du très controversé décret législatif portant institution de l’état d’urgence, sujet à une grosse manipulation, alors que l’opération requiert l’application de la loi, uniquement la loi. L’on se rappelle qu’en 1998, le député Abdeslam Ali Rachedi avait fait une proposition de loi au nom du groupe parlementaire du FFS pour abroger cette mesure. La démarche n’avait pu aboutir, en raison du détournement du cheminement normal d’un projet de loi par le président de l’APN d’alors, Bensalah, qui l’avait soumise à la commission de la défense nationale au lieu de celle des affaires juridiques. Pis, au lieu de présenter le projet à la plénière pour adoption, le bureau de l’APN avait proposé de soumettre au vote sa “recevabilité” d’abord en tant que projet de loi. La proposition devait mourir là, dans une assemblée dominée par le RND, parti foncièrement opposé à la levée de l’état d’urgence.
Il reste, aujourd’hui, à savoir quelle position adoptera Ahmed Ouyahia en sa qualité de Chef du gouvernement, sachant que le général Lamari le cite comme l’un des responsables à même de proposer un terme à cette situation qui prévaut depuis onze ans.

H. M

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Ali Yahia Abdennour, président de la LADDH
«Mettre fin à la peur…»

El Watan, 24 juin 2003

La levée de l’état d’urgence fait partie de votre programme d’action. Pourquoi cet état de fait est-il maintenu et comment faire pour amener le pouvoir à lever cette situation d’exception?

Ce combat est légitime et prioritaire et se situe au-dessus des idéologies et des clivages politiques. Il faut voir la réalité de l’état d’urgence avec le regard de ceux qui subissent ses méfaits sur tous les plans. La contradiction réside dans le fait que le terrorisme est déclaré «résiduel» ou «réduit à quelques poches», alors que l’état d’urgence, qui est anticonstitutionnel, est maintenu pour des impératifs liés à la lutte contre le terrorisme. La levée de l’état d’urgence conditionne la libération du champ politique et médiatique ainsi que l’exercice des libertés. Il n’y a pas de liberté de réunion ou de manifestation pacifique si elle est conditionnée par une autorisation préalable. On ne peut vous attacher les pieds et vous demander de marcher. L’état d’urgence est maintenu 11 ans durant par le système politique qui ne veut pas changer ni dans sa nature, ni dans sa fonction, ni dans son rôle. L’Algérien perd sa citoyenneté pour être réduit à l’état de sujet. Que peut-on faire ensemble, ici et maintenant ? Il faut agir ensemble pour mettre fin à la peur qui entraîne la résignation, la passivité, l’exclusion et l’arbitraire qui divisent la société jusqu’au cœur des familles. Nous devons tisser des liens constructifs avec les acteurs concernés pour (…) imposer la levée de l’état d’urgence. A cette fin, un comité de suivi a été désigné et fera des propositions : signatures de pétitions, manifestations publiques, conférences, meetings, etc
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Quelle appréciation faites-vous de la situation des droits de l’homme en Algérie d’autant plus que l’on parle du recours à la torture dans les centres de détention?

Un Etat policier surveille la population : police politique, réduction des libertés et mise en place de mécanismes de répression. Les mouvements sociaux se dispersent et se confondent avec des conduites marginales. Les droits de l’homme s’arrêtent là où commence la raison d’Etat. Le pouvoir, si prompt à donner des leçons, n’a pas reculé devant les exécutions sommaires, les enlèvements suivis de disparitions, la torture. Cette dernière est une arme politique destinée à éradiquer le terrorisme et fait partie d’un système qui gouverne avec les moyens de la dictature. Les prisonniers politiques, soumis à des tortures atroces, sont gardés des semaines, et même des mois, dans des cachots, les locaux de la police, de la gendarmerie et surtout du DRS, avant leur présentation au parquet pour que les traces de torture soient totalement ou partiellement disparues. L’électricité appliquée à des parties du corps, particulièrement au sexe, est l’outil privilégié de la torture. Il y a eu sodomisation de détenus avec des bouteilles, certains ont été castrés. La responsabilité du pouvoir dans ces pratiques est totale. L’interdiction de la torture doit être efficace et complète.

La «gestion» du dossier des disparus connaît-elle une meilleure prise en charge depuis l’installation de la commission Ksentini ?

La responsabilité des disparitions forcées incombe au pouvoir et aux groupes armés islamiques. Les disparus sont-ils vivants ou morts ? Le pouvoir connaît le sort qui leur est réservé. Détenus dans des camps secrets ? Soumis à un lavage de cerveau pour les retourner et faire d’eux des repentis ? S’ils sont vivants, le pouvoir doit les libérer ou les présenter à la justice. S’ils sont morts, ce qui est le cas pour beaucoup d’entre eux, il doit localiser les lieux où ils sont enterrés et en informer les familles. Pour mettre fin à l’amalgame entretenu par le pouvoir, qui prétend être étranger à ces disparitions, les associations de familles de disparus ont apporté des preuves irréfutables attestant que leurs proches ont été enlevés soit à leur domicile ou à leur lieu de travail, soit après convocation par les services de sécurité authentifiés. Les familles veulent que les assassins soient jugés. La commission Ksentini ne peut grand- chose. Son président est un chargé de mission de l’administration auprès des droits de l’homme. La création d’une commission d’enquête internationale pour faire la lumière sur cette question est nécessaire. Il faut examiner les faits qui méritent une investigation contradictoire et impartiale pour faire avancer la vérité qui conditionne la justice. Les conditions politiques et juridiques ne sont pas réunies en Algérie pour juger les commanditaires des crimes contre l’humanité qui sont au sommet de l’Etat. Ils bénéficient de l’impunité du fait de leur prééminence au sein du pouvoir. La justice internationale en marche permet de juger les tortionnaires.

Des avocats ont dénoncé le blocage des réformes de la justice. A quoi, selon vous, est dû cette situation ?

Des atteintes graves et répétées aux droits de la défense ont obligé les avocats à geler leurs activités au niveau de certaines juridictions (…) Quand ceux qui bafouent les lois sont les juges chargés de les appliquer, il y a dérive de la justice et négation de l’Etat de droit. La responsabilité du pouvoir est engagée lorsqu’un avocat ne peut exercer sa profession. Le pouvoir multiplie les commissions sans pouvoir réel, faisant croire à une vie démocratique…

Plusieurs mouvements de colère ont éclaté dans des prisons pour dénoncer les conditions de détention. Quelle lecture faites-vous de l’état des prisons ?

Il est nécessaire de faire l’inventaire des problèmes de fond que posent les détenus. Le droit reste à la porte des prisons. Le respect des droits humains y fait défaut : surpeuplement, mauvais traitements, hygiène déplorable, nourriture exécrable, tortures fréquentes. Il y a une contradiction entre le respect de la dignité humaine et la multiplication des fouilles corporelles humiliantes, des punitions, de la toxicomanie et de la délinquance sexuelle. Les prisonniers sont considérés comme du bétail. C’est ce qui explique la colère des détenus qui ont brûlé les matelas pour s’immoler. La révolte des détenus de Tazoult, condamnés à de lourdes peines par les cours spéciales dans le cadre de la lutte antiterroriste, a pour cause l’absence de sécurité juridique et politique, qui les prive de bénéficier, comme les autres détenus, de remises de peine ou de mesures de grâce. 27 prisonniers politiques sont morts étouffés dans un camion cellulaire qui les transférait de la prison de Tizi Ouzou à celle de Chlef. Ce crime odieux n’a entraîné ni la démission du gouvernement ni celle du ministre de la Justice.

La prochaine libération de Ali Benhadj nourrit des polémiques. Quel sens donner à cette controverse ?

Sur le plan juridique, aucune polémique ne peut se justifier. La condamnation de Ali Benhadj à 12 ans de prison a l’autorité de la chose jugée. Il sera libéré le 2 juillet 2003. Abbassi Madani est en résidence surveillée illégale depuis six ans, sa libération est de droit. Sur le plan politique, il faut regretter l’outrance et le sectarisme des déclarations qui appellent à la haine et au mépris humain (…) alors qu’il faut faire reculer l’exclusion, mère de l’intolérance (…) Ce qui manque est un regard de compassion sur les autres, sur leur humanité, la capacité d’écoute et de compréhension de l’autre avec sa différence… Il faut aborder la crise multidimensionnelle que vit l’Algérie sous le seul angle qui n’a jamais été traité : la dimension politique. Pour le moment, ce n’est pas la voie empruntée. Elle est à explorer. L’arrêt de l’effusion de sang et la paix civile sont des questions stratégiques dans lesquelles la démocratie, la relance économique et la paix sociale sont compromises.

Autre libération de détenus, ceux de Kabylie, a permis de relancer l’espoir quant à une solution à la crise qui dure depuis plus de deux ans. Comment avez-vous ressenti cette initiative du pouvoir ?

Chaque fois que des détenus recouvrent leur liberté, nous sommes soulagés. La libération des délégués des archs ne relève pas du droit, mais de l’intervention de l’Exécutif dans le déroulement de l’action de la justice. Là où il n’y a pas de magistrats indépendants, il y a les délégués du pouvoir qui jugent en fonction des injonctions. Qui a intérêt à ce que la crise de Kabylie, gérée par différents clans du pouvoir, perdure ? Les parties au dialogue doivent être, d’un côté, le président de la République, qui a la responsabilité totale de la crise, et de l’autre les délégués des archs (…) Bouteflika ne peut être le maître du jeu, celui qui décide en dernier. L’invitation du chef du gouvernement au dialogue pose le problème de la hiérarchie de l’Exécutif, mode de gouvernement prévu par la Constitution mais bafoué par le président de la République qui a accaparé des prérogatives du chef de gouvernement. Le pouvoir a laissé le temps au temps pour que le mouvement s’essouffle. Une réflexion sur l’avenir du mouvement est nécessaire. Son organisation horizontale révélera ses faiblesses dans le dialogue et facilitera les infiltrations du pouvoir qui va chercher à le faire éclater…

Quel avenir pour la question des droits de l’homme en Algérie alors que le prétexte sécuritaire est renforcé depuis les attaques du 11 septembre?

Depuis le 11 septembre 2001, il suffit de mettre côte à côte les mots : mercenaire, arabe et intégriste pour provoquer la répulsion et justifier d’atroces crimes. Dire que le terrorisme s’identifie à l’islamisme et à l’Islam, c’est vouer les musulmans qui vivent en Occident à la vindicte populaire. Les dirigeants des pays arabes, totalitaires, s’alignent depuis le 11 septembre sur les USA. Alors que la majorité de leurs opinions publiques refuse de sacrifier les droits humains au nom de la sécurité, la justice au nom de l’impunité (…) Le traitement inhumain des détenus de la base de Guantanamo a laissé indifférents bien des Etats, le nôtre en particulier. Le monde entier a assisté avec horreur aux bombardements de la population civile en Irak (…) Se sachant couvert par les USA et l’Europe, le pouvoir algérien s’est engouffré dans le sillage de la lutte antiterroriste pour confisquer les droits…

Par Ad. M.