Human Rights Watch: Extraits du rapport sur les Disparitions

Rapport de Human Rights Watch

DISPARITIONS FORCEES EN ALGERIE:
VÉRITÉ ET JUSTICE S’IMPOSENT

Traduction française d’extraits du rapport intégral
Février 2003

Résumé

Entre 1992 et 1998, les forces de l’ordre algériennes et leurs alliés ont arrêté et fait disparaître plus de 7 000 personnes dont on est toujours sans nouvelles. Ce chiffre dépasse celui des «disparitions » organisées ces dix dernières années dans tout autre pays, à l’exception de la période de guerre en Bosnie. En outre, les groupes armés qui se proclament islamistes ont enlevé des centaines voire des milliers d’algériens et d’algériennes qui ne sont toujours pas rentrés chez eux. Ces actes, commis de façon systématique à la fois par les entités étatiques et les entités non étatiques organisées sont des crimes contre l’humanité.
Les « disparitions » commanditées par l’Etat ont aujourd’hui pratiquement cessé en Algérie. Cependant, aucune des personnes accusées de participation à un acte de « disparition » n’a été inculpée ou n’a eu de procès. Aucune famille d’une personne « disparue » n’a reçu d’informations concrètes et vérifiables sur le sort de ses proches. Rien n’a été fait pour empêcher les forces de l’ordre de réactiver cette méthode. C’est régulièrement et en toute impunité qu’elles passent outre les lois stipulant que toute arrestation doit être enregistrée et doit obéir à certaines règles.
De leur côté, les familles de personnes enlevées par les groupes armés se sentent abandonnées par l’Etat. Elles affirment qu’aucune enquête criminelle appropriée n’a été ouverte et que les autorités ne se donnent la peine ni de consulter ni d’informer les familles lorsque des fosses communes pouvant contenir les restes de leurs proches sont découvertes.
Le discours du gouvernement sur les « disparus » a considérablement changé au cours des années sous la pression nationale et internationale. Les autorités ont en effet tout d’abord nié l’existence de ce problème. Ensuite, en 1998, elles ont commencé à le minimiser tout en prétendant mener des enquêtes et résoudre certains cas particuliers. Mais ce sujet a continué à ternir l’image de l’Algérie. Depuis 2002, le gouvernement a donc reconnu l’existence du problème et a affirmé qu’il devait être résolu.
L’année 2003 pourrait être une année clé. En effet l’Algérie espère pouvoir profiter de l’amélioration de ses relations avec les Etats-Unis et l’Union européenne, amélioration due en partie à sa bonne volonté affichée dans la lutte contre le terrorisme. Un commissaire aux droits de l’Homme nommé par le Président recommande ainsi publiquement et avec insistance que les familles soient aidées, que l’Etat reconnaisse sa culpabilité…et que les responsables soient amnistiés.
Human Rights Watch estime que la solution passe en partie par la divulgation de la vérité sur le sort des victimes des « disparitions » et par l’obligation de leurs auteurs de rendre compte de leurs actes. En conformité avec les principes du droit international des droits humains, une amnistie, si elle est jamais adoptée, devrait exclure les personnes responsables d’actes de « disparition ». Si les auteurs de « disparitions » sont candidats à un pardon, il faudrait prendre en compte la gravité extrême de ce crime. Une solution qui ne passerait pas par la vérité et l’obligation de rendre compte ouvrirait la voie à de futures atrocités.
On peut avancer qu’il est impossible de faire éclater toute la vérité et de réellement obliger les responsables de ces crimes à rendre compte de leurs actes tant que la structure du pouvoir reste la même dans le pays. Il est vrai que les progrès les plus impressionnants quant au traitement du dossier du passé ont eu lieu dans des pays où avait eu lieu une rupture radicale avec le passé, comme en Argentine et en Afrique du Sud. D’autres pays (le Sri Lanka et le Mexique par exemple) ont pourtant démontré que, même dans les Etats où les institutions politiques n’avaient pas subi de bouleversements structurels, un gouvernement faisant preuve de volonté politique peut prendre certaines mesures, même modestes, pour faire la lumière sur les nombreuses « disparitions » et obliger leurs auteurs à rendre compte de leurs crimes.

Recommandations

Recommandations au gouvernement de l’Algérie
En ce qui concerne les « disparitions » commanditées par l’Etat, les autorités devraient:
reconnaître au plus haut niveau que les agents de l’Etat sont responsables d’un nombre important de «disparitions» qui ont eu lieu depuis 1992;

adopter une loi érigeant une «disparition» en infraction pénale, passible de sanctions proportionnelles à la gravité de l’acte ; cette loi devrait s’appliquer explicitement à tous les fonctionnaires et toutes les personnes agissant en leur nom;

s’engager à fournir aux familles des informations sur le sort des « disparus » et sur les responsables de «disparitions» sauf dans le cas où les familles ont fait le choix de ne pas savoir; déclarer que les enquêtes sur les «disparitions» devront continuer aussi longtemps que le sort de la victime reste inconnu. A cette fin:

créer une commission d’enquête sur les «disparitions» qui réponde aux critères d’efficacité mis en avant pas Amnistie Internationale, comprenant entre autres:

· l’indépendance, l’autorité et l’intégrité nécessaires pour obtenir des informations des organismes étatiques, y compris des forces de l’ordre, sur les «disparus», sur ce qui leur est arrivé, sur leur situation et sur les personnes qui sont responsables de leurs sorts;
· des méthodes de travail clairement et publiquement définies;
· une indépendance structurelle et de fonctionnement par rapport à toute institution gouvernementale;
· des ressources financières et un personnel ayant les compétences ainsi que l’intégrité nécessaires pour analyser de façon impartiale, efficace et rapide, les informations portant sur les «disparitions » dans tout le pays;
· des pouvoirs d’investigations pour procéder à des fouilles sans avis préalable et sans escorte, des archives et des bâtiments de la police et des services secrets;
· des pouvoirs extensifs lui donnant la capacité de contraindre à comparaître les personnes impliquées dans la planification, la réalisation ou l’approbation de «disparitions», et d’imposer la divulgation et la communication de documents, y compris les registres médico-légaux, les fichiers des tribunaux, et autres éléments de preuve.

Les plus hautes autorités du pays devraient donner l’ordre à toutes les institutions gouvernementales de coopérer avec la commission, et déclarer que les fonctionnaires qui entravent le travail de la commission ou ne coopèrent pas seront sanctionnés.

Les autorités algériennes devraient aussi:

– indemniser les victimes de «disparitions» commanditées par l’Etat ou leurs ayants droit qui acceptent cette indemnisation, et faire en sorte qu’ils aient accès à un soutien psychologique et à des programmes d’assistance sociale. L’indemnisation, le soutien psychologique et les programmes d’assistance sociale ne doivent en aucun cas remplacer les informations dues aux familles, comme précisé ci-dessus;

– déclarer que les « disparitions » fréquentes et systématiques perpétrées en Algérie ces dix dernières années constituent des crimes contre l’humanité dont les auteurs doivent être traduits en justice. Ils ne devraient bénéficier ni d’amnistie ni de prescription. De même, les membres des groupes armés qui ont enlevé des personnes dont on est toujours sans nouvelles ou qui ont été tuées ou grièvement blessées par leurs ravisseurs ne devraient pouvoir bénéficier d’aucune amnistie et il ne devrait pas y avoir de prescription pour leurs crimes ;

– faire une invitation permanente à se rendre en Algérie (comme l’ont déjà fait quarante-deux états membres de l’ONU), à tous les mécanismes (rapporteurs spéciaux et groupes de travail) de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU (CDH), CDH dont l’Algérie est membre ;

– en particulier, accepter la demande de mission déposée en 2000 par le Groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées ou involontaires, en 1997 par le Rapporteur spécial sur la torture et, en 1999 par le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires. L’Algérie devrait assurer que ces mécanismes thématiques ont un total accès aux centres de détention permanents ou provisoires, aux sites des fosses communes et des tombes anonymes et aux documents officiels qui rentrent dans le champ de leurs mandats;

– reconnaître légalement toutes les ONG algériennes, telles que Somoud, l’Association des familles des disparus de Constantine et l’Association nationale des familles de disparus, qui travaillent sur les «disparitions» et sur les enlèvements et qui ont fait les démarches nécessaires pour obtenir un agrément; et

– respecter la liberté de réunion en mettant fin à la pratique assez courante qui consiste à disperser par la force les rassemblements organisés par les familles des «disparus» qui sont pacifiques et ne perturbent pas l’ordre public.

En ce qui concerne à la fois les «disparitions» commanditées par l’Etat et les personnes enlevées par les groupes armés, les autorités algériennes devraient:

– donner des instructions pour que les tribunaux algériens assument leurs responsabilités en tant que garants d’une justice impartiale; les juges d’instruction et les procureurs devraient faire toute la lumière sur les cas de «disparitions». Ils devraient, entre autres, identifier et interroger les témoins (y compris, quand cela est justifié, les membres des forces de l’ordre) capables de donner des renseignements sur les auteurs des «disparitions» ou des «enlèvements». Les personnes qui ont porté plainte pour «disparition» auprès des juges d’instruction ou des procureurs et qui ont vu leurs plaintes injustement rejetées devraient être invités à renouveler ces démarches afin d’obtenir une audition convenable;

– élaborer des procédures, en consultation avec les familles des victimes, qui permettraient de les tenir informées des progrès réalisés dans les enquêtes sur les «disparitions» et les «enlèvements», sur la découverte de fosses communes et sur tout effort fait pour identifier ou déplacer les corps découverts;

– faire en sorte que toutes les informations issues de l’interrogatoire des militants capturés ou s’étant rendus et ayant un lien avec l’identité et le sort des personnes enlevées soient disponibles à la demande de toute personne concernée, sauf si cela entrave une enquête criminelle en cours; faire en sorte que les familles soient informées des poursuites judiciaires entamées contre une personne dans le cadre d’un enlèvement particulier, de façon à ce que les proches puissent assister ou suivre l’éventuel procès et témoigner si besoin est ; et

– prendre des mesures afin que toutes les personnes prenant part à une enquête portant sur des «disparitions », y compris le plaignant, l’avocat, les témoins et celles menant l’enquête, soient protégées contre tout mauvais traitement, toute intimidation ou toutes représailles.

En ce qui concerne les fosses communes:

– mettre immédiatement en place des procédures permettant de préserver les preuves issues des tombes anonymes découvertes et à découvrir, tombes susceptibles d’être celles de victimes de violence politique et informer les familles des «disparus» et des «enlevés» des procédures mises en place pour exhumer et identifier les restes humains; et,

– si l’Etat manque de moyens financiers ou techniques pour mener à bien ces exhumations, il devrait chercher à obtenir l’aide d’organisations non gouvernementales nationales et internationales et d’autres entités qualifiées. Des organisations indépendantes ou des particuliers qualifiés devraient être invités à être présents en tant qu’observateurs pendant les exhumations.

Afin d’empêcher les «disparitions» dans l’avenir:

– Réexaminer toutes les pratiques de détention qui facilitent les «disparitions» et suivre les procédures suivantes lorsque des personnes sont arrêtées:

– enregistrer la détention de chaque individu en indiquant entre autres la date, l’heure et le lieu de la détention, le nom du détenu, le motif de sa détention et le nom de l’autorité responsable de la détention; de telles informations devraient être à la disposition des familles des détenus, des avocats et des autres personnes y ayant un intérêt légitime;

– détenir les prisonniers uniquement dans des centres de détention dont l’existence est officielle et cesser d’utiliser la détention au secret même si elle a lieu dans les locaux d’un centre de détention officiellement reconnu ;

– informer immédiatement les détenus des raisons pour lesquelles ils ont été arrêtés, leur notifier les motifs d’inculpation et leur permettre de consulter immédiatement et régulièrement les avocats de leur choix;

– faire rapidement parvenir à la famille des informations exactes sur l’endroit où le prisonnier est détenu, sur son statut légal, et leur permettre de lui rendre visite rapidement;

– assurer que les officiers opérant l’arrestation déclinent toujours leur identité auprès de la personne arrêtée et présentent un badge officiel portant leurs noms, l’organisme pour lequel ils travaillent et la division dont ils dépendent;

– assurer que les détenus ne peuvent être emprisonnés que si un mandat d’arrêt est délivré par un juge (sauf si la détention est due à un flagrant délit); et

– promouvoir des lois qui réduiraient la durée maximum de la garde à vue, actuellement fixée à douze jours par une loi de 1995. L’amendement proposé devrait respecter la décision du Comité des droits de l’Homme de l’ONU qui précise qu’un suspect devrait être traduit devant un juge ou toute autre autorité habilitée par la loi à exercer les fonctions judiciaires dans un délai de «quelques jours» (Commentaire général 8 interprétant l’Article 9 de la Convention Internationale sur les droits civils et politiques, qui exige que les détenus soient traduits «dans le plus court délai» devant un juge).

Recommandations aux partis politiques en Algérie
Lors des élections du 30 mai 2002, deux partis d’oppositions qui s’étaient distingués par leur plaidoyer en faveur des familles des «disparus» ont fait une forte percée à l’Assemblée nationale populaire, chambre basse du parlement. Le Parti des travailleurs, dirigé par Louiza Hanoune, et le Mouvement pour la réforme nationale (al-Islah), dirigé par Abdallah Djaballah, ont respectivement gagné vingt et un et quarante-trois sièges sur un total de 389. Bien que les partis pro-gouvernementaux contrôlent la majorité des sièges et que les pouvoirs de l’Assemblée soient assez limités par la constitution, les députés ont les moyens d’évoquer en publique les problèmes qui les préoccupent.

Par conséquent, ils devraient:

– ouvrir une enquête parlementaire sur les «disparitions» et forcer les ministres à répondre à des interpellations sur cette question;

– utiliser l’Assemblée comme forum pour traiter au niveau national des droits et des inquiétudes des familles des «disparus» grâce à la diffusion télévisée en direct et sans censure des débats parlementaires ;

– soumettre et adopter des lois rendant impossibles les «disparitions», y compris, comme nous l’avons déjà mentionné, une loi ajoutant le crime de «disparition» au code pénal et une loi réduisant le délai maximum de la détention en garde à vue qui est actuellement de douze jours.

Recommandations aux groupes armés impliqués dans les enlèvements de civils
Les groupes armés et leurs membres devraient :
– cesser immédiatement et renoncer à la pratique de l’enlèvement de civils ;
– libérer immédiatement tous les civils qui sont vivants qu’ils détiennent ; et
– divulguer, lorsqu’ils sont connus, les noms de toutes les victimes et l’endroit où les corps se trouvent dans le cas des personnes enlevées qui sont décédées.

Recommandations à l’Union européenne et à ses Etats membres
Ces trois dernières années, l’Union européenne a soumis des noms de personnes «disparues» lors de réunions bilatérales avec les autorités algériennes, sans recevoir en retour d’informations crédibles clarifiant le sort d’aucune de ces personnes. Mais l’Algérie et l’Union européenne ont récemment signé un Accord d’association et, le 10 octobre 2002, une résolution du Parlement européen a stipulé que «le respect des droits humains, qui comprend la solution du problème des «disparus»…est un élément essentiel du nouvel Accord d’association». L’Union européenne devrait donc maintenant hausser le ton dans son dialogue bilatéral sur les «disparitions ».
L’Union européenne devrait déclarer que le caractère systématique et généralisé des « disparitions » en Algérie constitue un crime contre l’humanité et que donc leurs auteurs, qu’ils soient agents de l’Etat ou membres des groupes armés, ne devraient bénéficier d’aucune amnistie ou prescription.
Le Conseil européen, la Commission, et les Etats membres de l’U.E. devraient exhorter les autorités algériennes à suivre les recommandations mentionnées ci-dessus, et en particulier à :
fournir des informations spécifiques et vérifiables aux familles de «disparus»;

– créer pour enquêter sur les «disparitions » une entité qui a l’indépendance, l’autorité et l’intégrité nécessaires à l’obtention d’informations détenues par des organismes étatiques, y compris les forces de l’ordre, sur les «disparus», sur ce qui leur est arrivé, sur leur situation et sur les personnes qui sont responsables de leur sort;

– répondre de façon favorable à la demande de mission en suspens posée par le Groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées ou involontaires, par le Rapporteur spécial sur la torture et par le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires ;

– accorder le statut légal qui leur a été refusé aux organisations non gouvernementales qui travaillent sur le sort des «disparus» et des «enlevés»; et

– respecter le droit des Algériens et des Algériennes à la liberté de réunion et mettre fin à la pratique assez courante qui consiste à disperser par la force les rassemblements publics organisés par les proches des «disparus» qui sont pacifiques et ne perturbent pas l’ordre public.

Introduction

Le cas qui illustre peut-être le mieux la réalité des « disparitions » en Algérie est celui de Rachid Sassene. Soudeur de son état et père de quatre enfants, M. Sassene avait quarante-sept ans quand un groupe de plus de vingt policiers (certains habillés en civil, d’autres en uniforme) ont fait irruption chez lui à Hamma Bouziane, ville située près de Constantine, à onze heures le 18 mai 1996. Les policiers se sont emparés de M. Sassene et de son épouse, Bariza Zaier, âgée de trente et un ans et les ont emmenés au commissariat central, où ils ont été placés dans des cellules séparées. Mme Zaier a été relâchée quinze jours après, jugée et condamnée avec sursis pour « soutien à un groupe terroriste ». On n’a jamais revu son mari.

Mme Zaier le chercha partout. Elle demanda de ses nouvelles aux commissariats de police et écrivit à tous les organismes d’Etat qui auraient pu avoir des informations sur son mari. Les autorités répondirent à ses demandes de renseignement, mais leurs réponses furent peu convaincantes et se révélèrent extrêmement contradictoires. La police judiciaire lui fit savoir le 27 avril 1997 que son mari n’avait jamais été arrêté. Le Ministère de l’intérieur déclara dans une lettre datée du 2 février 2000 qu’il avait mené une enquête mais que M. Sassene n’avait pas été retrouvé. L’Observatoire National des Droits de l’Homme (ONDH) envoya une lettre en 2001 stipulant qu’il n’était ni détenu ni recherché par les forces de l’ordre.

Enfin, le 11 février 2001, la police informa Mme Zaier que, selon un document officiel daté du 19 mai 1996 (le lendemain de leur emprisonnement), son mari avait été « éliminé » par les forces de l’ordre. C’était la première fois que les autorités l’informaient que M. Sassene avait été tué cinq ans auparavant. Elles ne précisaient ni la date ni les circonstances de sa mort. Depuis, Mme Zaier n’a reçu aucun renseignement supplémentaire que ce soit sur le sort de son mari ou sur l’endroit où il est enterré. [1]

Le cas de Rachid Sassene discrédite deux affirmations que le gouvernement a faites dans la gestion du problème des «disparus». Les autorités ont en effet premièrement déclaré qu’il ne fallait pas croire que les auteurs de ces crimes étaient les membres des forces de l’ordre et, deuxièmement, qu’elles faisaient tout leur possible pour trouver les personnes manquantes. Dans le cas de M. Sassene, comme dans le cas de nombreuses autres personnes, il est indéniable que les forces de l’ordre ont procédé à l’arrestation et, le moins que l’on puisse dire, c’est que les efforts faits par la suite par le gouvernement pour le retrouver ont manqué de conviction et de professionnalisme.

De 1992 à 1998, les forces de l’ordre algériennes et leurs complices ont fait « disparaître » plus de 7 000 personnes, selon la Commission des droits de l’Homme du Président lui-même (voir ci-dessous). Ce chiffre dépasse celui des «disparitions » opérées dans tout autre pays aux mêmes dates et plus tard, à l’exception de la Bosnie durant la période de guerre.

Si depuis 1999 les forces de l’ordre algériennes n’ont eu que très rarement recours à cette pratique, presque aucun cas de « disparition » n’a été résolu. En fait, rien ne garantit que de tels actes ne se renouvellent puisque les forces de l’ordre continuent de violer les lois algériennes régissant les arrestations et les détentions en toute impunité. Elles passent outre les procédures à suivre en cas d’arrestation, mettent des personnes au secret et les gardent en détention avant qu’elles ne soient traduites devant un magistrat au-delà de la limite légale de douze jours.

En 1998, sous la pression nationale et internationale, le gouvernement a tout d’abord reconnu l’existence du problème des « disparitions » et s’est engagé à mener des enquêtes sur les cas portés à son attention. Il a depuis développé des procédures et mis en place des services pour répondre au problème et faire état régulièrement de ses soi-disant progrès dans l’élucidation des cas. Le Président Abdelaziz Bouteflika a fait part de son inquiétude sur le sujet et a promis d’aider les familles. Des responsables de différents ministères ont répondu aux questions régulièrement posées sur ce thème par des membres du Parlement algérien, par l’Union européenne, par la Commission des droits de l’Homme de l’ONU et par d’autres. Ils ont donné les résultats des enquêtes censées être menées mais sans jamais fournir d’informations spécifiques et vérifiables.

Ce rapport analyse en détail ce que le gouvernement algérien a fait depuis qu’il s’est engagé, il y a quatre ans, à répondre aux allégations de « disparitions ». Il montre que le gouvernement n’a rien fait. Le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire et les institutions officielles des droits humains ont complètement échoué dans la tâche qui consistait à fournir aux milliers de familles concernées des renseignements concrets et vérifiables sur leurs proches. Ni les autorités ni les tribunaux n’ont identifié ou traduit devant les tribunaux ne serait-ce qu’un seul agent de l’Etat impliqué dans ces « disparitions ». Aucune famille n’a non plus été indemnisée pour la « disparition » d’un proche, malgré les conséquences financières et psychologiques dévastatrices que le crime a sur des milliers de parents, d’époux ou épouses et enfants. [2] Le gouvernement n’a même pas été capable de reconnaître la responsabilité des agents de l’Etat pour le caractère systématique des « disparitions ». Il a aussi indubitablement échoué à mettre en place des garanties institutionnelles qui permettraient que cette pratique ne soit pas ravivée si on estimait de nouveau qu’elle constitue un instrument utile.

Bien que les organisations qui plaident en faveur de la cause des « disparus » profitent d’une liberté plus grande dans leurs actes et dans leurs discours qu’il y a cinq ans, le gouvernement continue à restreindre leurs libertés et à limiter l’accès au sol algérien des entités internationales travaillant sur ce thème. Les autorités n’ont pas accordé de statut légal à l’Association Nationale de Familles des Disparus (ANFD) quand celle-ci a fait sa demande d’agrément en 1998. L’Association des familles des disparus de Constantine (AFDC) est aussi en attente. Somoud, organisation de personnes enlevées par les groupes armés, attend toujours l’agrément au niveau national depuis sa demande déposée en 1997. La section d’Alger de Somoud a reçu son agrément en 2000. [3]

Les manifestations et les sit-in organisés par les proches des « disparus » sont en général tolérés mais il arrive tout de même assez régulièrement qu’ils soient violemment dispersés par la police, surtout lorsque des visiteurs étrangers importants risquent d’en être témoins. [4] A  Alger, le 6 novembre 2002 par exemple, la police a barré la route aux familles des « disparus » dont la marche se dirigeait vers le bureau du Président, en bousculant et en passant à tabac ceux qui refusaient de se disperser. [5]

Une conférence internationale sur les personnes « disparues » et enlevées, co-organisée par Somoud, la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH) et SOS-Disparus qui devait se tenir à Alger le 17 et 18 janvier 2003 a dû être reportée car les participants étrangers n’avaient pas reçu leurs visas à temps pour y assister. (La LADDH et SOS-disparus ont toutefois pu tenir une conférence nationale le 18 janvier, une première en Algérie.)

Le cas de Mohamed Smaïn illustre, lui, l’impunité dont profitent les auteurs de « disparitions ». M. Smaïn, militant des droits humains travaillant dans la ville occidentale de Relizane, a été condamné à une peine d’emprisonnement et à verser une lourde amende pour diffamation envers la gendarmerie [6] et des membres des « milices locales d’autodéfense » [7] qu’il avait publiquement accusés de participation à des «disparitions» et à des exécutions sommaires. [8] Pendant ce temps, un des hommes qu’il avait accusés, l’ex-maire de Relizane, El-Hadj Fergane, reste en liberté malgré les témoignages de nombreux proches de personnes « disparues » selon lesquels M. Fergane était lui-même présent, et a souvent dirigé, les arrestations des personnes qui ont ensuite « disparues ».

Les autorités algériennes n’ont pas répondu à la demande de mission faite en août 2000 par le Groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées ou involontaires. Ce Groupe de travail représente le plus important des mécanismes du système des Nations-Unies travaillant sur le phénomène des « disparitions ». L’Algérie n’a pas non plus autorisé le Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture à se rendre sur le territoire malgré des demandes répétées depuis 1997. Il en va de même pour le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires dont la demande est en examen depuis 1999. L’Algérie a toutefois permis au Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction de se rendre en Algérie en septembre 2002. [9]

L’Algérie ne laisse rentrer sur son territoire les organisations de surveillance des droits humains que sporadiquement alors que, pour surveiller efficacement ce qui se passe sur le terrain, ces groupes ont besoin de se rendre dans le pays de manière régulière et systématique. Ces deux dernières années, la plupart du temps, les demandes de visa pour des missions officielles de recherche en Algérie faites par des associations qui suivent le problème des « disparitions » entre autres, tels qu’Amnistie internationale, la Fédération internationale des droits de l’Homme et Human Rights Watch, sont restées sans réponse, malgré des demandes répétées. Les seules exceptions qui ont été faites ont concerné des visas accordés en octobre 2002 à Human Rights Watch, à la fin du mois de février 2003 à Amnistie internationale, et en janvier 2001 et octobre 2002 à Reporters sans Frontières (RSF) les deux fois où ils ont demandé des visas. Une demande de visa déposée le 8 janvier 2003 par Human Rights Watch n’avait toujours pas abouti au moment où nous imprimions ce rapport.

L’année 2003 pourrait être une année clé en ce qui concerne la façon dont le gouvernement algérien traite le problème des « disparus ». Après des années de dénégation et de désinformation, l’Etat a donné l’impression en 2002 de vouloir s’orienter vers une résolution de la crise, devenue gênante pour la réhabilitation diplomatique de l’Algérie. Lors d’une conférence de presse donnée le 28 octobre, le Major général Mohamed Touati, conseiller présidentiel généralement reconnu comme l’une des figures les plus influentes d’Algérie, aurait déclaré que les « disparitions » étaient « un dossier douloureux et épineux » qui devait « être pris en charge par les instances politiques ». Cette déclaration marque la première reconnaissance du problème par un officier militaire de haut rang. [10] La gendarmerie nationale qui est chargée de mener des enquêtes pour répondre aux plaintes déposées pour « disparitions », aurait reconnu avoir reçu 7 046 plaintes pour des personnes «disparues». [11]

Un commissaire des droits de l’Homme nommé par le Président Bouteflika à la fin de l’année 2001, Moustapha Farouk Ksentini, évoque avec une candeur désarmante la responsabilité de l’Etat dans les « disparitions ». « Ma conviction est que la majorité des « disparus » n’a rien à voir avec les groupes armés, » a-t-il déclaré à El-Watan, rejetant ainsi une des affirmations faites par les dirigeants qui veulent dégager la responsabilité des forces de l’ordre. [12] « Je pense que le chiffre total se situe entre 7 000 et 10 000, peut-être même 12 000 » a affirmé M. Ksentini à Human Rights Watch en novembre 2002. Il a précisé qu’il parlait des cas dont étaient responsables les forces de l’ordre et leurs alliés. A ce jour, a déclaré M. Ksentini, il n’existe aucun cas de « disparitions » qui ait été élucidé par le gouvernement et dans lequel le système judiciaire ait « fait son travail ».

Il a assuré qu’il cherchait à résoudre le problème et qu’il voulait que les familles des « disparus » le considèrent comme leur représentant auprès des instances de l’Etat. [13]

            M. Ksentini, interrogé par Le Monde, a appelé l’Etat à traiter les trois aspects du problème :

            « On peut apporter un traitement moral à cette affaire. Si l’Etat a fait des fautes, il faut qu’il y ait reconnaissance.Et pourquoi pas une repentance, s’il s’avère que les disparitions sont le fait délibéré des institutions étatiques ?

Il y a aussi la solution judiciaire. On pourrait permettre aux familles des disparus de se regrouper dans le cadre d’associations et d’intenter des actions en justice. A titre individuel, cela a déjà été fait, mais n’a jamais abouti.

Il y a enfin le traitement social de cette affaire. Nous devons apporter une aide aux familles de disparus, dans le cadre de la solidarité nationale. Il pourrait s’agir d’une pension ou d’aides diverses. Beaucoup de familles le réclament car elles sont dans un besoin extrême ». [14]

Le plaidoyer public de M. Ksentini n’a toujours pas eu d’effet sur la politique gouvernementale. Ses déclarations candides sans précédent n’engagent pas directement l’administration. La commission qu’il préside n’est en effet que consultative.

M. Ksentini est tout de même un homme qui a été nommé par le président et qui se trouve à la tête d’une entité financée par le gouvernement. Il est le seul haut fonctionnaire faisant régulièrement des déclarations publiques sur les « disparus ». Ses commentaires méritent donc une attention particulière car elles influencent les contours du débat public en Algérie et sont peut-être utilisées comme ballon d’essai par les dirigeants pour tester les solutions possibles au problème des « disparitions ».

Les positions défendues par M. Ksentini soulèvent au moins deux graves inquiétudes. Tout d’abord, la notion de vérité ne se trouve pas pour lui au cour du traitement du problème des « disparitions ». En juillet 2002, il avait vigoureusement juré « nous dirons la vérité et toute la vérité et quelle que soit cette vérité sur ce dossier [des disparus].» [15] Mais, certaines de ses déclarations faites plus tard nous font penser que, pour lui, faire la vérité se limite à reconnaître de façon globale la responsabilité de l’Etat. Dans un entretien publié en janvier 2003, il a par exemple déclaré : Bien que «  je n’ai rien contre la vérité.ou contre une commission de vérité.établir la vérité. sera difficile, d’autant plus qu’il s’agit de faits qui remontent à des années.Le tout sans qu’il en reste beaucoup de traces matérielles. » [16]

En tant que représentant autoproclamé des familles auprès de l’administration, M. Ksentini ne devrait pas porter un jugement a priori sur les faits. Il devrait au contraire réaffirmer le principe selon lequel chercher la vérité dans tous ses détails est à la fois un droit qui appartient aux familles et une garantie contre la répétition des abus commis.

Ce qui est encore plus dérangeant, c’est que M. Ksentini s’est prononcé en faveur d’une amnistie générale qui comprendrait les auteurs de « disparitions »:

Les premiers bénéficiaires de cette amnistie seraient les gens qui appartiennent aux institutions accusées d’avoir procédé à ces disparitions. Une telle mesure aurait pour effet d’entraîner la cessation de toutes les recherches. Bien sûr qu’une amnistie profiterait à un certain nombre de criminels, mais elle serait dans l’ordre des choses, et c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux à l’Algérie pour tourner la page et aller de l’avant. L’amnistie générale, à mon avis, est inéluctable, toutes les guerres se terminent ainsi, mais c’est une décision politique qui sera prise au moment voulu. [17]

            M. Ksentini a certes déclaré qu’il préfèrerait qu’une telle amnistie soit accordée après l’établissement de la vérité. Sa position contredit pourtant des principes clairs du droit international des droits humains : les auteurs des pires atrocités (y compris de «disparitions» opérées systématiquement et fréquemment) ne doivent pas profiter d’une amnistie qui les protègerait de poursuites judiciaires.



[1] Entretien de Mme Bariza Zaier avec Human Rights Watch à Hamma Bouziane, 2 novembre 2002.

[2] Deux décrets qui portent sur l’indemnisation pourraient s’appliquer aux proches des personnes « disparues ». Le décret 99-47 du 13 février 1999 prévoit l’indemnisation « des personnes physiques victimes de dommages corporels ou matériels subis par suite d’actes de terrorisme ou d’accidents survenus dans le cadre de la lutte anti-terroriste, ainsi qu’à leurs ayants droit». [Article 1] Le même décret prévoit l’indemnisation des victimes des violations des droits humains commis par les groupes armés. Un décret plus ancien (numéro 97-49 du 12 février 1997) prévoyait aussi l’indemnisation des victimes « d’accidents survenus dans le cadre de la lutte anti-terroriste. » Ces décrets peuvent être consultés sur le web à l’adresse du secrétariat général du gouvernement algérien: www.joradp.dz, (au 20 février 2003).

[3] Répondant par une communication datée le 27 décembre 1998 à une question parlementaire portant sur la raison pour laquelle Somoud n’avait pas réussi à obtenir un agrément au niveau national, le Ministre de l’intérieur a précisé que le gouvernement était en train de revoir les lois algériennes portant sur les organisations non gouvernementales. Pendant cette révision, a-t-il écrit, les décisions pour les demandes d’agrément sont remises à plus tard.

[4] Voir, par exemple, Amnistie internationale « Algeria: Assaults against families of the « disappeared » must stop », 3 juillet 2002, MDE 28/041/2002.

[5] N. Amrous, « Marche réprimée » L‘Authentique, et Mohamed Mehdi, « Le dossier ne sera pas clos », Le Quotidien d’Oran, 7 novembre 2002.

[6] La gendarmerie nationale (ad-Darak al-Watani) est la principale force de police responsable des zones non urbaines. Elle se trouve sous l’autorité du Ministère de la défense.

[7] Depuis 1994, des milices armées par l’Etat sont actives dans les zones rurales. Bien qu’elles aient été créées à l’origine pour protéger les villages contre les attaques des groupes armés, elles ont participé à des violations des droits humains, y compris des « disparitions ».

[8] Il est actuellement libre ayant fait appel devant la Cour suprême. Voir Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme (programme de la Fédération internationale des droits de l’Homme en partenariat avec l’Organisation mondiale contre la torture), « Instrumentalisation de la justice: les victimes et leurs défenseurs sur le banc des accusés » Juillet 2002. Sur le web à l’adresse suivante : http://www.fidh.org/magmoyen/rapport/2002/alge336obs.pdf  (au 14 février 2003)

[9] Un avant-projet assez avancé du rapport du rapporteur, datée du 7 janvier 2003 peut être consultée en français sur le web à l’adresse suivante: http://www.unhchr.ch/pdf/chr59/66add1AV_F.pdf (au 14 février 2003).

[10] Hasna Yacoub, « Les familles des disparus demandent audience au général major Touati, » La Tribune, 31 octobre 2002.

[11] Florence Beaugé, « En Algérie, aucun survivant parmi les disparus de la « sale guerre »» Le Monde, 7 janvier 2003.

[12] Entretien avec El-Watan, 11 décembre 2002.

[13] Entretien avec Human Rights Watch, Alger, 6 novembre 2002.

[14] Le Monde, 7 janvier 2003.

[15] Samia Mellal, « L’Etat est responsable des disparus, » La Tribune, 11 juillet 2002.

[16] Le Monde, op.cit.

[17] Le Monde, op. cit. M. Ksentini a aussi avancé les mêmes arguments devant des journalistes algériens le 6 octobre 2002. Voir Mohamed Zaâf, «L’amnistie, c’est la paix civile» Le jeune indépendant, 7 octobre 2002.