Roger Clark: « La situation des droits humains n’a pas avancé »

Roger Clark:
« La situation des droits humains n’a pas avancé »

Algeria Interface, 28 février 2003

Alger, 28 février 2003 – Une délégation de la section anglaise d’Amnesty International vient de séjourner en Algérie afin d’observer la situation des droits humains dans ce pays. Outre Alger, où ils ont pu s’entretenir avec les autorités et plusieurs associations, les membres de l’organisation non gouvernementale se sont rendu en Kabylie, une région en crise depuis deux ans. Le chef de la mission, Roger Clark dresse un premier bilan après ces deux semaines d’enquête. Interview.

Algeria Interface: Deux années se sont écoulées depuis votre dernière visite en Algérie. Cela signifie-t-il que depuis cette période les autorités ne vous ont pas fourni d’autorisation de séjour?
Roger Clark: Nous avons multiplié les demandes de visa mais elles ont toutes été rejetées. Je dois cependant préciser que l’on a daigné nous répondre, ce qui n’est pas toujours le cas dans bon nombre d’autres pays où le silence est la seule forme de réponse. Les autorités algériennes ont prétexté à chaque fois un manque de temps et diverses complications dans l’organisation du séjour. Il y a un mois environ, la réponse est tombée, positive. Pourquoi? Nous l’ignorons. Je remarque cependant que cela coïncide avec la venue prochaine du chef d’Etat français Jacques Chirac (à Alger, du 2 au 4 mars, ndlr) qui sera un événement considérable. Est-ce un hasard?

Globalement, comment s’est passé cette visite? Avez-vous bénéficié d’une liberté de mouvement suffisante pour rencontrer qui vous souhaitiez?
Nous n’avons pas rencontré de problèmes majeurs et nous n’avons pas subi d’entraves. Il reste que lors de certains déplacements, principalement hors d’Alger, nous étions accompagnés par des forces de sécurité. Deux personnes ont ainsi décliné une proposition de rencontre parce qu’elles éprouvaient des craintes à la vue de l’escorte policière. À nos yeux, cela revient à dire que dans ces cas précis il y a eu, de fait, une limitation du droit de voir qui nous désirions.

Quelles sont vos premières conclusions sur l’évolution des droits humains en Algérie?
Nous observons en premier lieu qu’il y a à ce sujet une ouverture relative permettant un plus grand débat dans la société. Il existe chez les autorités un esprit de dialogue et une volonté de transparence. Mais tout cela reste sur le plan de la rhétorique. La situation actuelle du dossier des droits humains, très préoccupante, n’a pas avancé. La question de l’impunité, thème récurent et essentiel pour Amnesty International, demeure posée, aussi grave, aussi importante et urgente qu’auparavant. Elle le restera jusqu’à ce que justice soit faite. Elle concerne les crimes commis par les forces de sécurité, les milices GLD (groupes de légitime défense, armés par l’Etat, ndlr) et les groupes armés. Elle concerne aussi tous ceux qui ont subi des enlèvements, des assassinats et autres violations. Les familles des disparus que nous avons interrogées continuent à vivre dans la douleur. Elles ne savent toujours pas si leurs fils, pères ou frères sont morts ou s’ils croupissent en prison. Combien sont-ils? 4.000, nous dit-on. Sans doute plus, 7.000 peut-être. Peu importe, en réalité. Un seul disparu représente une violation du droit humain et mérite que nous y prêtions toute notre attention. Les enquêtes ne sont pas menées et quand elles le sont, elles n’aboutissent jamais. Nous avons interpellé à ce sujet M. Farouk Ksentini (Président de la de la Commission Consultative de Promotion et de Protection des droits de l’Homme, CNCPPDH, ndlr) et là aussi il nous a été fait part de réelles bonnes intentions. Mais ça s’arrête à cela. Une avancée cependant: M. Ksentini nous a assurés que si la Commission de l’ONU chargée du dossier des disparitions forcées souhaitait venir en Algérie, elle serait la bienvenue. Mais est-ce là aussi un simple effet d’annonce?

Et sur la question de la torture?
Elle se pratique dans les lieux de détention de manière toujours aussi répandue et régulière, principalement à l’encontre de personnes en lien avec le terrorisme. Nous avons parlé avec des victimes, avec des avocats qui nous ont fait part d’usage de l’électricité.

Que pensez-vous de loi sur la Concorde Civile initiée par le président algérien Abdelaziz Bouteflika, qui amnistie, sous certaines conditions, des personnes impliquées dans des actes terroristes?
Nous nous y opposons puisque justice n’est pas rendue et qu’elle légitime l’impunité. Et puis elle est entourée de trop de flou. Les dates d’application sont, à titre d’exemple, très imprécises. On parle aujourd’hui de réconciliation par le pardon, mais il n’y a de réconciliation et de pardon que si justice est faite. Il faudrait réfléchir à autre chose, qui se rapprocherait de l’expérience sud-africaine: justice et réconciliation…

Vous avez pu vous rendre en Kabylie, à Tizi-Ouzou précisément, dans cette région qui demeure agitée depuis le Printemps noir de 2001, où de violents affrontements ont opposé la population aux forces de la gendarmerie. Quelles sont vos impressions? Qu’avez-vous appris là-bas?
Cette région est l’une de nos récentes préoccupations en ce qui concerne l’Algérie. Nous n’étions pas sur place pour juger de ce qui s’y déroulait mais nous étions parfaitement informés et cela soulève encore une fois la question de l’impunité. Le rapport rendu par la commission dirigée par l’avocat Mohand Issad (Commission d’enquête sur les événements de Kabylie mise sur pied par la Présidence de la République algérienne, ndlr) est à cet égard exemplaire. Il y est fait état entre autres d’utilisation de munitions de guerre par les forces de sécurité ainsi que d’usage excessif et abusif de la violence. Je vous rappelle que le nombre de morts s’élève à une centaine et que ces victimes étaient des personnes non armées. Mais il n’y a pas eu de suite pénale à ces crimes commis, pas de traduction devant la justice des coupables. Au ministère de la Justice, on nous a affirmé que 23 gendarmes avaient été déférés devant un tribunal puis condamnés à des peines allant de 2 ans de prison à quelques mois de sursis. Mais personne n’a jamais fait écho de ces jugements, pas même la presse algérienne. Ou il y a un grave problème de communication, ou les procès n’ont jamais eu lieu. Nous avons rencontré à Tizi-Ouzou des familles de victimes, des acteurs de la société civile ainsi que les avocats qui défendent les personnes détenues. Leurs témoignages concordent parfaitement avec ce que l’on peut lire dans le rapport Issad. On nous a parlé aussi de mauvais traitements infligés aux détenus et d’irrégularités procédurales lors des jugements.

Qualifiez-vous ces détenus de prisonniers d’opinion?
Il est trop tôt pour nous prononcer. S’ils ont fait acte de violence, Amnesty International ne peut pas les déclarer prisonniers d’opinion, telle est notre charte. Cela est valable aussi pour les leaders du FIS (Front islamique du salut) dissous. Il y a certainement détention arbitraire, mais on ne peut dans l’état actuel des choses les classer parmi les prisonniers d’opinion.

En 2000, vous aviez demandé à rencontrer des officiers algériens, notamment des généraux, sans succès. Avez-vous réitéré cette demande lors de ce séjour?
Non. Nous avions à l’époque tant choqué nos interlocuteurs que cette expérience nous a servi de leçon. Mais on garde cela en réserve pour l’avenir. Nous ne désespérons pas. Après maintes vaines tentatives, nous avons obtenu gain de cause au Rwanda, au Guatemala et au Cambodge. Cela crée des précédents. Alors pourquoi pas ici?

Entretenez-vous quelque espoir sur l’avenir des droits humains en Algérie?
Je le dis et répète: il y a une évolution. Mais comment faire pour que ces changements se traduisent dans la réalité? Il faut une volonté politique. Il existe ici une protection en théorie des individus, mais elle ne suffit pas. Il faut que les tortures cessent, que les coupables soient jugés. Il est temps de mettre fin à ce qui entrave la réalisation de l’état de droit. La voix de tous ceux et celles qui travaillent pour la défense du droit doit se faire entendre et on doit l’écouter. À ce titre, l’éducation en droits humains est l’une de nos priorités en Algérie, former, enseigner, construire la société civile. Amnesty International, j’aime à dire, est la voix de ceux qui n’en ont pas et la lumière de ceux qui ne voient pas. Nous souhaitons donc revenir.

Interview: Christian Lecomte