La délégation d’Amnesty international évalue sa visite en Algérie

La délégation d’Amnesty international évalue sa visite en Algérie

« La question clef est celle de l’impunité »

El Watan, 4 juin 2005

Le Britannique Phillip Luther, le Belge Phillipe Hensmans, l’Allemande Uta Simon et le Mexicain Javier Zuniga, délégués d’Amnesty International, ONG de défense des droits humains, ont séjourné en Algérie du 6 au 25 mai 2005. Ils reviennent, dans cet entretien, sur les objectifs de la mission.

Quel constat faites-vous de la situation des droits humains en Algérie par rapport à vos précédentes missions ?

Phillip Luther : C’est notre quatrième mission depuis 2000. Il y a des différences notables entre 2000 et aujourd’hui. Le niveau des violences était élevé. Le nombre d’allégations de torture a baissé. Le climat dans lequel s’est déroulée la visite a été différent. Il nous a été plus facile de rencontrer les gens et leur parler. En 2000, nous avions eu des entretiens avec des responsables des ministères de la Justice et de l’Intérieur. Nous avions posé des questions. On nous a promis des réponses. Réponses que nous n’avons eues ni en 2000 ni en 2003. Nous avons posé les mêmes questions. Nous attendons… Le même contexte est toujours là, à savoir le manque de transparence. Les problèmes de fond, qui existaient en 2000, sont toujours là. Nous avons rencontré des responsables de la Commission nationale des droits de l’homme (CNCPPDH), ceux du ministère délégué à la Famille. Nous n’avons rencontré aucun ministre. Nous n’avons pas fait de demandes en ce sens. Nous avons voulu rencontrer des responsables de la Présidence de la République, du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Défense. Pas de réponse. Ni oui ni non.

Phillipe Hensmans : Il y a un manque de clarté autour de certaines initiatives. Comme l’amnistie générale. Tout le monde en parle. La CNAG fait campagne. Personne n’a vu le texte. Il y a une série de dispositifs qui sont apparemment entre les mains du Président et ne se retrouvent pas chez les interlocuteurs rencontrés.

Vous avez dit que le nombre d’allégations de torture a baissé en Algérie. Pouvez-vous expliquer cette situation ?

Phillip Luther : Il y a moins de cas de torture en Algérie. Surtout la torture dans les commissariats de police et les brigades de gendarmerie. Mais concernant les arrestations ou les mises en garde à vue par le DRS, la plupart des personnes arrêtées sont torturées, d’après des informations que nous avons. Les méthodes utilisées sont le passage à tabac, le chiffon mouillé… Des méthodes qui se répètent dans les témoignages. La plupart des personnes arrêtées sont soupçonnées d’appartenance à des groupes armés. Théoriquement, elles passent 12 jours en garde à vue. Le problème est que les détentions sont secrètes. Les familles ne sont pas informées. Elle ne savent pas où sont détenus leurs proches. Même s’ils sont arrêtés à l’est ou à l’ouest du pays, ils sont acheminés vers Alger.

Avez-vous constaté de nouveaux cas de disparitions forcées en Algérie ? Et avez-vous eu accès au rapport Ksentini sur ces disparitions ?

Phillipe Hensmans : Nous n’avons pas eu accès à ce rapport. M. Ksentini nous a parlé de son enquête. Ce qui est intéressant, c’est que, pour la première fois, une autorité dit que l’Etat a une responsabilité dans les disparitions forcées. Des agents ont commis des bavures. C’est le terme utilisé par les autorités. Cela pose un problème du fait que la méthodologie n’est pas la même. Il est difficile de faire le lien entre les informations de la commission Ksentini et ce qui existe au ministère de la Justice. On voit mal qu’au plus haut niveau de l’Etat, on n’a pas donné l’autorisation de dire : « Oui nous reconnaissons notre responsabilité. » Alors, le discours sera « responsable, mais pas coupable ». Il est évident que les disparitions forcées et ce genre de violations relèvent de crimes contre l’humanité. Ils sont donc imprescriptibles et non amnistiables.

La théorie de « responsable pas coupable » ne va-t-elle pas entraîner l’abandon de toute poursuite pénale ?

Phillipe Hensmans : Ce n’est pas au gouvernement algérien de juger de l’imprescriptibilité des crimes. C’est une question qui relève du droit international. Avec la compétence universelle, les coupables peuvent bien être jugés ailleurs. Le gouvernement est signataire de la Convention des Nations unies qui prévoit un dispositif de la compétence universelle sur les cas de torture. Ce n’est pas au gouvernement de définir le caractère dépassé d’une violation qui a été commise. Un Algérien, se trouvant à l’étranger, peut porter plainte contre le gouvernement algérien pour « disparition forcée ». Cela peut conduire à une condamnation par un tribunal qui peut estimer qu’il n’est pas possible de mener ce genre de procès en territoire algérien et que tous les recours ont été épuisés et décide de juger l’affaire. Potentiellement, l’espace vital des personnes qui ont commis ce genre de violations se rétrécit. Il faut bien sûr mener des enquêtes et prouver les accusations. Il est important que les personnes qui réfléchissent aujourd’hui à la question de l’amnistie générale prennent en compte ce genre d’éléments. Pour deux raisons : d’une part, il y a l’imprescribilité des crimes contre l’humanité. D’autre part, suivant des expériences antérieures, on n’arrive jamais à décréter l’amnistie au nom des victimes. On a coutume de dire que l’amnistie est la fin d’un processus. On doit savoir qui on doit amnistier et pourquoi. C’est tout ce processus que nous avons tenté d’expliquer aux représentants de l’Etat… On a la chance d’avoir avec nous un spécialiste qui a trente ans d’expérience en Amérique latine dans ce type de processus. Il y a des expériences qui montrent qu’il existe un moyen de bien faire et qui identifie les erreurs à éviter. Amnesty est prête à travailler avec vous et à donner des informations qui peuvent aider à éviter des erreurs. L’erreur sera de croire qu’en établissant une loi d’amnisitie, on va se retrouver dans une société réconciliée. C’est faux. Les familles voudront toujours savoir ce qui est advenu de leurs proches. Et il arrive toujours un moment où une personne prise de remords et qui a commis ces violations parle. Nous espérons que le président de la République, dans sa grande sagesse, prendra le temps pour la réflexion…

Javier Zuniga : On a noté le manque de coordination entre les différentes initiatives, le ministère de la Justice d’un côté, le comité ad hoc de l’autre… La commission Ksentini qui a mis en avant la responsabilité de l’Etat. Après les conversations avec des responsables de la Justice, il nous a été dit que cette responsabilité de l’Etat n’était pas prouvée. Donc la reconnaissance de cette responsabilité n’est pas encore partagée… Il y a des éléments disparates qu’il faut mettre ensemble dans un processus plus complet et structuré.

Phillipe Hensmans : La question clef est celle de l’impunité. Celle des familles de disparus qui veulent savoir ce qu’il en est. Si on oublie l’histoire, elle va se rappeler à vous. Laisser dans l’impunité des personnes coupables d’actes graves contre les droits humains, c’est se condamner de voir ce genre d’abus se répéter. On peut dire à un terroriste : « Tu as massacré une famille, ce n’est pas grave, on te pardonne. » Mais le jour où il n’est pas content avec le gouvernement, il risque de refaire la même chose. Idem pour un militaire à l’origine de disparitions. Une évaluation de la loi sur la concorde, qui était une avant-première en matière d’amnistie, s’impose. Quels sont les résultats des commissions de probation ? On n’a pas eu de réponse. Les familles des victimes des groupes armés disent être mal à l’aise lorsqu’elles rencontrent des gens libérés qu’elles connaissent et qui étaient dans ces groupes. On risque de voir les problèmes se répéter. Le message des victimes des abus des groupes armés et des agents de l’Etat est : elles ne veulent pas qu’on achète leur silence. Leur principale préoccupation n’est pas l’argent, mais de retrouver les proches. M. Ksentini a dit que 75% de ces familles seraient prêtes à être indemnisées. Il a dit lui-même que ce n’était pas une alternative. Cela n’empêche pas qu’on aille devant les tribunaux même si l’on est indemnisé. Nous avons dit aux familles qu’il était préférable de ne pas refuser une aide sociale, mais qu’elles doivent être attentives à ne pas signer des documents où il leur est demandé de renoncer à leurs droits.

Uta Simon : La plupart des familles des personnes enlevées par les groupes armés n’ont aucun doute que leurs proches sont décédés. Mais la douleur est partagée puisqu’elles n’ont pas vu le corps et ne savent pas ce qui s’est passé exactement. Et ceux qui ont commis les crimes n’ont pas été jugés. C’est un problème. L’autre différence est que ceux qui ont été reconnus comme des victimes du terrorisme ont touché des indemnisations. C’est une différence par rapport aux familles des disparus. On parle de moins en moins des familles de victimes du terrorisme. Pourtant, quand on les rencontre, on relève de la douleur chez ces gens qui se sentent trahis et oubliés. Il n’y a jamais eu d’enquêtes. Les familles des disparus ont vu ce qui s’est passé avec les victimes du terrorisme. Elles ont peur que leur problème soit traité de la même manière. C’est-à-dire on leur donne de l’argent et les gens ne vont plus avoir le courage et la force de continuer le combat.

Vous avez soulevé la question des journalistes emprisonnés et de la liberté de la presse. Quelle évaluation faites-vous de la situation en Algérie ?

Phillipe Hensmans : On a soulevé cette question. Aucun journaliste ne devrait être en prison pour délit de presse. Le faire, c’est aller à contresens des tendances lourdes du droit international. On a dit que la condamnation à des peines de prison, même si elles ne sont pas toujours appliquées, ou à des amendes lourdes, n’était pas une bonne chose. Cela ne veut pas dire qu’il faut tout tolérer de la part de journalistes. Mais si l’on compare à ce qui se fait dans d’autres pays, il est évident que les standards en Algérie sont fermés. Nous ne voulons pas dire quel est le niveau minimum ou maximum, mais qu’on se mette autour de la table avec des journalistes, des professionnels et le ministère de la Justice et travailler à mettre en place un code de la presse qui permette une réelle liberté d’expression. Nous avons combiné cette question avec celles des entraves posées devant les libertés d’association, au contrôle imposé aux activités publiques et à celle de sensibilisation aux droits humains… Un ensemble de freins à des libertés fondamentales, nécessaires dans une vraie démocratie.

Uta Simon : Le fonctionnement de la justice a une importance clef pour tous les thèmes que nous avons abordés comme la liberté d’expression. Le fait que les journalistes soient emprisonnés a un rapport fort avec le fait que les gens n’ont pas confiance en l’indépendance de la justice.

Phillipe Hensmans : Il existe des « kystes » dans le fonctionnement de la justice. Les témoignages sur la manière avec laquelle le DRS mène ses interrogatoires et le manque de contrôle qui en est lié. Les certificats délivrés par des médecins militaires, à la sortie de ces gardes à vue, ne mentionnent rien. Nous nous sommes interrogés s’il y a eu des contrôles de la part des procureurs sur la manière avec laquelle se déroule l’interrogatoire en garde à vue au DRS. Apparemment non.

Avez-vous trouvé des explications sur le maintien de l’état d’urgence ?

Phillipe Hensmans : Apparemment, l’état d’urgence a été renouvelé d’une façon indéterminée. Lorsqu’on a posé la question au ministère de la Justice sur l’inexistence de texte (l’état d’urgence a été imposé par décret présidentiel datant de février 1992, ndlr), la réponse a été qu’un décret a été promulgué pour renouveler l’état d’urgence. Nous voulons vérifier cela. De toute façon, on ne peut renouveler l’état d’urgence d’une façon indéterminée, selon les règles du pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Vous avez abordé également la question de la femme et des discriminations…

Phillipe Hensmans : Il y a eu des mesures positives prises en faveur des femmes comme l’introduction du harcèlement sexuel dans le code pénal et la modification du code de la nationalité et du code de la famille. Nous avons retrouvé une écoute attentive de la part des responsables rencontrés au ministère délégué chargé de la Famille et de la Condition féminine. Le pays a, apparemment, décidé de travailler à l’élaboration d’un plan d’action avec l’aide des organisations. Cela dit, le code de la famille reste discriminatoire à l’égard des femmes. Cette discrimination est génératrice de violence et est, donc, inacceptable. Il y a des modifications à apporter et des lois à changer. Nous avons fait une série de propositions en se basant sur ce qui se passe dans d’autres pays, notamment dans les pays de culture et de religion similaires. J’estime qu’il y a moyen de faire progresser la lutte contre la violence (…) Durant les années du conflit, les femmes ont porté le poids le plus lourd.

Avez-vous demandé à visiter les prisons ?

Phillip Luther : Non. Il s’agit d’un travail de longue haleine. On revient chaque deux ans et on a uniquement trois semaines de séjour. Ce n’est pas suffisant pour établir l’état des lieux sur les conditions de détention. Il est positif que le CICR (Croix-Rouge internationale) a la possibilité de visiter les prisons algériennes de façon régulière. Autant que les centres de la police et de la gendarmerie. Le problème est que le CICR n’a pas le droit de visiter ni les prisons militaires ni les lieux de détention et de garde à vue du DRS…

Des voix à Alger ont reproché à Amnesty de critiquer plus les autorités que les groupes armés…

Phillipe Hensmans : Dans nos rapports, on fait état des abus commis par les groupes armés. Il y a toujours eu cette incompréhension volontaire ou pas sur l’utilisation du terme « groupes armés » comparativement à un concept qui n’existe pas en droit international, à savoir le mot « terroriste ». Il faut rompre définitivement le cou à ce canard. Ce n’est pas parce qu’on n’utilise pas le mot terroriste qu’on soutient ou on défend des actions qui sont des crimes contre l’humanité. Nous avons été clairs sur ces questions. Petit à petit, les gens comprennent (…) Quant à « l’ingérence », c’est un classique du genre. On oublie que c’est l’Etat qui s’oblige à respecter les conventions qu’il a signées et ratifiées. Tout ce que nous faisons est basé sur les conventions, les pactes et les déclarations auxquels l’Algérie est partie prenante (…) Nous envisageons de retourner le plus vite possible. La fréquence de nos visites ne dépend pas de nous, mais de la situation des droits humains dans ce pays, de la volonté du gouvernement et du visa.

Metaoui Fayçal