Collectif des familles de disparu(e)s: Mémorandum à l’attention de M. Chirac

Collectif des familles de disparu(e)s

Les disparitions forcées en Algérie
Le droit de savoir, l’exigence de justice


Mémorandum à l’attention de M. Jacques Chirac,
Président de la République

“ Tout acte de disparition forcée constitue un outrage à la dignité humaine. Il est condamné comme un reniement des buts de la Charte des Nations Unies et comme une violation grave et flagrante des droits de l’homme et des libertés fondamentales proclamés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et réaffirmés et développés dans les instruments internationaux dans le domaine. Aucun Etat ne doit se livrer à des disparitions forcées, les autoriser ou les tolérer. Aucune circonstance, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse d’une menace de guerre, d’un état de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier des disparitions ”.

Extraits de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l’assemblée générale de l’organisation des Nations Unies le 18 décembre 1992

A la veille du voyage officiel de M. M. Jacques Chirac, Président de la République en Algérie, le Collectif des familles des disparus en Algérie souhaite attirer son attention sur la situation dramatique que vivent des milliers de familles algériennes dont un proche a disparu ces dernières années.

A partir de 1992, des milliers d’Algériens ont été interpellés par les divers services de sécurité algériens et les milices de civils armées associées à la lutte contre les groupes terroristes et ont disparu depuis. Arrêtés le plus souvent en présence de membres de leurs familles, de voisins du quartier ou de collègues de travail, sans présentation d’un quelconque mandat officiel, les victimes de ces arrestations arbitraires étaient emmenées dans des centres secrets de détention où elles étaient soumises à la torture. Maintenues au secret, sans aucune possibilité de contact avec leurs familles ou des avocats, les personnes ainsi interpellées n’ont pas été présentées à la justice algérienne, contrairement aux dizaines de milliers de personnes déférées devant les juges pour faits de terrorisme. Leur sort reste indéterminé à ce jour, malgré toutes les tentatives pacifiques de leurs familles et des organisations algériennes et internationales des droits de l’Homme.

1 – Les autorités et les disparitions forcées : de la négation à la reconnaissance

De 1992 à 1998, les autorités algériennes ont catégoriquement nié l’existence même des disparus et du phénomène des disparitions. De leur côté, les familles des victimes, craignant l’enlèvement d’autres proches, vivaient dans la terreur et ne parlaient jamais publiquement de leur calvaire. Faisant le tour des commissariats, des hôpitaux, des casernes et des prisons, elles essayaient en vain de retrouver leurs proches. Par milliers, elles ont adressé des courriers aux présidents de la République successifs, aux ministres de la justice et de l’intérieur, aux gouverneurs, à l’Observatoire national des droits de l’Homme (ONDH) et au Médiateur de la République. Les autorités ainsi interpellées niaient systématiquement l’implication des services de sécurité et prétendaient que les victimes étaient “ parties à l’étranger ”, “ avaient été tuées lors d’un accrochage avec les groupes terroristes ” ou étaient “ recherchées par les services de sécurité ”.

Ce n’est qu’en septembre et octobre 1997, que les familles de disparus osaient poser publiquement leur problème en organisant avec le soutien de la Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme (LADDH) deux rassemblements publics à Alger. En même temps, l’action des ONG internationales amenait la question des disparu(e)s en Algérie sur la scène internationale et au niveau des instances de l’ONU. En juillet 1998, la question des disparitions forcées était inscrite à l’ordre du jour du Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies. Constitué d’experts internationaux indépendants, le Comité a interpellé la délégation officielle algérienne sur ce drame et formulait des recommandations favorables aux familles des victimes. Encouragées par cette attention internationale, les familles ont commencé à partir de l’été 1998 à se regrouper dans plusieurs villes (Oran, Alger, Relizane, Constantine, …), à introduire des plaintes individuelles auprès du Groupe de travail de Nations Unies sur les disparitions forcées ( près de 3000 dossiers ont été adressés à ce jour), à organiser des manifestations tant en Algérie qu’à l’étranger. Plusieurs institutions et responsables de haut niveau (Mme Hilary Clinton, Mme Mary Robinson, le Parlement européen,…) ont fait écho à leurs doléances.

La mobilisation des familles et les recommandations du Comité des droits de l’Homme ont fini par faire fléchir le gouvernement algérien, qui a du enfin reconnaître l’existence du phénomène des disparitions. Ainsi, les autorités ont toléré les rassemblements hebdomadaires des familles de disparus ; une délégation des familles était reçue en août 1998 par les services du chef de l’Etat de l’époque, M. Liamine Zeroual. En septembre 1998, les autorités algériennes ouvraient des bureaux d’accueil dans les préfectures pour constituer un fichier central sur les disparus. C’était le début de la reconnaissance officielle. Durant la campagne électorale, le président Abdelaziz Bouteflika reconnaissait l’ampleur du phénomène en avançant le chiffre de 10 000 disparitions. En juillet 1999, ses services recevaient à El Mourradia une délégation des familles.

2- Le traitement du dossier des disparus : contradictions et mauvaise foi

Malgré leurs réticences et leurs doutes sur la bonne volonté des autorités à solutionner ce dossier, les familles de disparus se sont rendues massivement dans ces bureaux d’accueil pour déposer leurs dossiers. A ce jour, quatre ans après, non seulement les autorités ne sont pas arrivées à mettre en place un fichier central sur les disparus, mais plus grave encore, aucun cas n’a été réellement élucidé.

Les chiffres avancés par le président Abdelaziz Bouteflika, les différents ministères (de l’intérieur et de la justice), l’ONDH et par la suite par M. Farouk Ksentini (président de la Commission Nationale Consultative de Promotion et de Protection des droits de l’Homme, CNCPPDH) ne sont pas concordants. La seule déclaration officielle a été faite par le ministre de l’intérieur, M. Yazid Zerhouni devant la Chambre des députés en mai 2001 : il y faisait état de 4880 cas de disparitions déclarés par les familles dont 978 auraient été “ élucidés ” par ses services. C’est par des articles publiés par la presse, citant des “ sources officielles ” sans les désigner, que les familles ont eu connaissance de ces chiffres contradictoires. Rien, absolument rien, ne prouve que de véritables investigations, ont été menées. Jamais les témoins que les familles étaient prêtes à présenter aux autorités n’ont été entendus. Presque toujours, les familles ont reçu une deuxième fois une lettre disant la même chose que les lettres reçues des années auparavant du médiateur de la République ou de l’ONDH, à savoir : “ votre fils est dans les maquis ”, ou “ il a été tué lors d’un accrochage ”, … Rien ne prouve que les autorités aient mené de véritables enquêtes ni qu’elles ont mis en place un fichier central comme le demandait le Comité des droits de l’Homme.

3- Les propositions des familles de disparus

A plusieurs reprises durant l’année 2002, M. Ksentini, président d’une commission placée auprès du Chef de l’Etat, et dont la parole engage donc la Présidence de la République, a insisté sur “ la volonté d’aller à un règlement du dossier d’ici la fin de l’année ” en parlant d’indemnisations.

Les familles de disparu(e)s considèrent que ces déclarations et ces promesses sont insuffisantes. Elles ont néanmoins exprimé leur disponibilité pour discuter avec les autorités et la Commission sur une démarche véritable pour la vérité sur les disparus. Le mercredi 4 septembre 2002, les familles de disparus constituées en associations et comités à Alger, Relizane, Constantine, Oran et Mostaganem, se sont réunies et ont élaboré un mémorandum qui a été remis le lendemain à M. Farouk Ksentini, président de la Commission Nationale Consultative de Promotion et de Protection des droits de l’Homme (CNCPPDH).

Dans ce document, elles réitéraient leur disponibilité pour entamer un dialogue constructif afin de parvenir à une solution et à un règlement justes du dossier des disparitions forcées. Elles proposaient notamment aux autorités de prouver leur bonne foi en leur suggérant de rendre publics la liste détaillée des 978 cas “ élucidés ” d’après le ministre de l’Intérieur en mai 2001 et formulaient cinq principes de base pour toute démarche commune de règlement de ce dossier tragique. Ces principes sont les suivants :

1. La responsabilité de l’Etat est entière dans le phénomène des disparitions, car la Constitution lui fait obligation de garantir la sécurité des personnes ;

2. les disparitions de leurs proches doivent être considérées comme étant des disparitions forcées selon les termes de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies du 18 décembre 1992 ;

3. l’indemnisation ne saurait à aucun moment remplacer ou annuler un processus de vérité sur le sort de leurs enfants. C’est une aide et une solidarité nationales apportées aux familles de disparu(e)s. Les critères fixant ces indemnisations et les modalités de leur attribution doivent être discutés dans la transparence avec les familles des victimes ;

4. L’indemnisation ne saurait remplacer la mise en place d’une véritable politique nationale de réhabilitation, psychologique notamment, des familles des victimes et de leur entourage, traumatisées comme d’autres couches de la population algérienne ;

5. La mise en place d’un processus contradictoire et individualisé d’établissement de la vérité sur les disparitions ; ce mécanisme doit, pour être crédible, associer les représentants des familles et les organisations des droits de l’Homme et permettre aux familles de soumettre leurs cas, en présence de leurs témoins et d’un avocat de leur choix.

4- Que peuvent faire les autorités françaises ?

Le début de reconnaissance officielle de l’ampleur du phénomène des disparitions forcées et de la responsabilité des pouvoirs publics algériens dans cette tragédie est le résultat d’une double dynamique : la mobilisation des familles des victimes en Algérie et l’implication de l’opinion publique et des institutions internationales.

La France, qui prend depuis des années l’initiative d’une résolution sur les disparitions forcées à la Commission des droits de l’Homme et qui soutient le processus d’élaboration d’une Convention internationale sur les disparitions, peut jouer un rôle éminent auprès des autorités algériennes.

Comme le montrent de nombreux précédents, il ne saurait y avoir de réconciliation nationale véritable sans un règlement définitif de ce dossier. Il revient aux plus hautes autorités algériennes de reconnaître solennellement l’ampleur du phénomène des disparitions, la responsabilité des services de sécurité et de donner suite à l’exigence de vérité et de justice exprimée par les familles.

L’argument d’ingérence ne manquera pas d’être soulevé ; à cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que les familles des disparus ont formulé dans leur mémorandum du 4 septembre 2002 plusieurs propositions de règlement national de cette tragédie