La pratique des « disparitions forcées » constitue-t-elle un crime contre l’humanité en Algérie ?

La pratique des « disparitions forcées » constitue-t-elle un crime contre l’humanité en Algérie ?

Lors de sa 87e session du 9 au 13 mars 2009 à Genève, le Groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires de l’ONU (GTDF) a adopté un Commentaire de la « Déclaration pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions » de décembre 1992. Dans celui-ci, il assimile la pratique de la disparition forcée, lorsqu’elle a un caractère systématique et généralisé, à un crime contre l’humanité. Afin de mieux saisir la portée de ce Commentaire, Olivier de Frouville, expert indépendant membre du GTDF depuis novembre 2008, a bien voulu répondre aux questions d’Algeria-Watch.

Olivier de Frouville, Interview d’Algeria-Watch, 22 mai 2009

1- Le groupe de travail estime que la définition du crime contre l’humanité de l’article 7§1 des Statuts de la Cour pénale internationale peut être appliquée aux dispositions de la Déclaration pour la protection de toute les personnes contre les disparitions de 1992. Cela signifie-t-il que le processus d’examen des cas de disparition va être modifié et quels sont alors les nouveaux critères appliqués?

R. Non, les méthodes de travail restent inchangées. Comme vous le savez, le Groupe de travail est avant tout un mécanisme « humanitaire » dont le rôle est de faciliter la communication entre les familles des disparus et les Gouvernements concernés, ceci en vue d’éclaircir les cas de disparitions, c’est à dire de retrouver les disparus, que ceux-ci soient vivants – en liberté ou en détention – ou morts. Mais le Groupe de travail s’est également vu confier le mandat d’évaluer les progrès faits par les Etats dans l’application de la Déclaration pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées de 1992. Dans le cadre de ce mandat, le commentaire général interprète la Déclaration à la lumière des développements du droit international intervenus depuis 1992. Le Préambule de la Déclaration stipule que la pratique systématique des disparitions forcées est de l’ordre du crime contre l’humanité. Il était nécessaire de mettre à jour cette référence.
En même temps, le Groupe de travail reconnaît qu’en cas de crimes contre l’humanité, son action doit être conjuguée à celle d’autres organes compétents – de la même manière qu’en cas de disparitions forcées intervenant dans le contexte d’un conflit armé interne, l’action du Groupe doit de toute évidence aller de pair avec celle du Comité international de la Croix Rouge. Ce sont des actions complémentaires.

2- Le Groupe de travail envisage de transférer les cas de disparitions forcées qui lui sont soumis aux instances internationales compétentes pour juger des crimes contre l’humanité. Quelles sont ces instances? De quelles manières concrètement le Groupe de travail compte-t-il les saisir? Quelle est la procédure?

R. Le document parle plutôt de « claims » et non de cas. Il est prévu que lorsque le Groupe de travail est saisi de « claims », c’est à dire d’allégations, selon lesquelles une pratique de disparition forcée pourrait être qualifiée de crimes contre l’humanité, alors le Groupe de travail analysera ces allégations à la lumière de la définition des crimes contre l’humanité en droit international coutumier et transmettra (refer), le cas échéant, ces allégations aux organes compétents. Il ne s’agit pas d’une « procédure » à proprement parler, mais plutôt d’une simple transmission d’informations assorties d’un avis juridique. Les organes « compétents » sont d’abord les organes susceptibles de réagir en cas de violations graves des droits de l’Homme. Ce sont également les organes qui ont une compétence spécifique en matière pénale, ceux qui seraient en mesure, par exemple, d’engager des poursuites contre de présumés auteurs. Il faut enfin penser que les crimes contre l’humanité menacent le maintien de la paix et la sécurité internationales. A cet égard, l’Assemblée générale des Nations Unies et le Conseil de sécurité font également partie, à nos yeux, des « organes compétents ». Enfin, le texte précise que ces organes se situent au niveau international, régional ou national. Il y a donc une grande gamme d’organes possibles : c’est au Groupe de travail de juger le ou les organes le(s) plus approprié(s) à saisir en fonction des situations.

3- Le Groupe de travail peut il demander au Procureur de la Cour pénale internationale de se saisir dans le cas de pratique systématique de la disparition forcée ?

R. L’article 15 du Statut de la Cour prévoit que le Procureur peut recevoir des « renseignements concernant des crimes relevant de la compétence de la Cour » et « rechercher des renseignements supplémentaires auprès d’Etats, d’organes de l’Organisation des Nations Unies, d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales, ou d’autres sources dignes de foi qu’il juge appropriées ». Il appartient ensuite au Procureur de vérifier le sérieux des renseignements reçus et de déterminer s’il y a une base raisonnable pour ouvrir une enquête. Donc le Groupe de travail n’a rien à « demander » au Procureur, mais il peut, comme d’autres, attirer l’attention du Procureur sur certaines allégations qui paraissent relever de la compétence de la Cour.

4- Le pays mis en cause doit il avoir ratifié le statut de Rome pour permettre une saisine ?

R. Il est bien évident qu’il serait incongru de transmettre des informations au Procureur à propos d’une situation pour laquelle la Cour serait prima facie incompétente. Ce serait faire perdre du temps au Bureau du Procureur. Actuellement 108 Etats sont parties au Statut et l’article 12 précise que la Cour est compétente soit lorsque les crimes ont été commis sur le territoire d’un Etat partie, soit lorsque l’auteur des crimes est ressortissant d’un Etat partie. Ces conditions ne sont toutefois pas requises lorsque la Cour est saisie par le Conseil de sécurité, agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte, comme cela a été le cas pour le Darfour.

5- Le refus des pays d’éclaircir les situations constitue-t-il l’une des causes qui pourraient amener le GTDF à soumettre cette situation aux juridictions internationales?

R. Si le Groupe estime, après analyse, que les allégations dont il a été saisi semblent révéler la commission de disparitions forcées qualifiables de crimes contre l’humanité, alors il transmettra ces informations et son avis aux organes appropriés. Encore une fois, les juridictions internationales ne sont pas les seuls « organes appropriés ». La solution la plus souhaitable est sans aucun doute que ces allégations soient prises au sérieux par le gouvernement concerné et que celui-ci lance des enquêtes pour faire toute la lumière sur ces allégations, satisfaire le droit à la vérité et le droit à réparation des familles et, le cas échéant, traduire les responsables en justice.

6- Considérez vous que la question de la disparition forcée constitue un crime contre l’humanité en Algérie comme l’a affirmé un expert du Comité des droits de l’homme lors de l’examen du rapport périodique en octobre 2007 ? Le fait que la pratique systématique de la disparition forcée en Algérie date des années 90 constitue-t-il une entrave à la saisine des instances internationales ?

R. En l’état, le Groupe de travail n’a pas été saisi d’allégations dans ce sens. S’il l’était, il examinerait évidemment la question comme pour toute autre situation, c’est à dire qu’il étudierait ces allégations au regard de la Déclaration, à la lumière du droit international coutumier, puis transmettrait, le cas échéant, ces informations aux organes compétents qu’il estime le plus appropriés pour réagir.

7- Les autorités algériennes ont reconnu en 2005 le nombre de 6146 disparus ; lors d’une rencontre à Genève à laquelle ont participé des membres de l’institution nationale des droits de l’homme en mars 2009, un de ses membres a indiqué que 8023 disparus avaient entre temps été recensés. 2730 cas ont été soumis au Groupe de travail. Est ce que le fait de reconnaître officiellement un tel nombre de disparus permet-il de qualifier cette violation de « crime contre l’humanité »

R. Le nombre de victimes n’est pas le seul critère du crime contre l’humanité en droit international coutumier. Ce qui est certain, c’est que cette reconnaissance est un signe positif. Elle signifie que la question n’est pas occultée en Algérie, qu’elle continue à être débattue. Pour le Groupe – qui a été effectivement saisi de nombreux cas – c’est encourageant, même si ça n’est pas suffisant.

8 – Quel peut être le rôle des ONG dans cette nouvelle approche du Groupe de travail ?

Les ONG sont des acteurs essentiels du système de protection des droits de l’Homme. Ce sont elles qui fournissent la grande majorité des informations utilisées par les procédures de l’ONU. Le rôle de ces procédures n’est pas de se faire le porte-voix des ONG – elles n’en ont pas besoin – mais d’opérer comme des tiers impartiaux entre elles et les gouvernements pour tenter de concilier leurs points de vue, de faciliter leur dialogue et, si ce n’est pas possible, pour dire de quel côté est le droit.