Vingt ans après : décembre 1994, l’assassinat de Saïd Mekbel, le journaliste qui avait dû « avaler ce qu’il sait »

Contre l’oubli

Vingt ans après : décembre 1994, l’assassinat de Saïd Mekbel, le journaliste qui avait dû « avaler ce qu’il sait »

Algeria-Watch, 3 décembre 2014

Le 3 décembre 1994 était assassiné Saïd Mekbel, journaliste, chroniqueur, directeur du journal francophone Le Matin. Partisan de l’éradication de l’islam politique, il était une des plumes les plus engagées aux côtés des auteurs du coup d’état militaire du 11 janvier 1992. Mais au fil des assassinats et de la guerre anti-subversive, le chroniqueur s’interrogeait sur les tenants et aboutissants des meurtres « ciblés ».

Saïd Mekbel a été abattu alors qu’il déjeunait dans une pizzeria à Hussein Dey, un quartier d’Alger, près du siège du journal. Deux hommes attablés à côté de lui ouvrent le feu. Il est atteint de deux balles dans la tête et décède quelques heures plus tard. Comme pour de nombreux autres cas d’assassinats, les commanditaires resteront inconnus et impunis. Mais dans le cas de Saïd Mekbel, même les assassins ne seront ni arrêtés ni jugés. La presse annonce peu après que le GIA (Groupe islamique armé) aurait dans un tract signé par Mohamed Saïd revendiqué l’attentat, fait d’arme de la Katibat el-Maout (phalange de la mort) (1).

Le 12 février 1995, des suspects censés appartenir à ce groupe ont été présentés comme complices du meurtre à la télévision (2). L’assassin présumé, un homme à la queue de cheval et portant une boucle d’oreille, aurait été déclaré mort, il aurait été tué lors d’un accrochage à Badjarah peu après, tandis que, selon une enquête obscure, le commanditaire, un certain Abdelkader Kadri, aurait lui aussi été éliminé le 12 juin 1995 dans un autre accrochage à Belcourt (3). Des suspects sont désignés, accusés et tout simplement abattus, ils ne pourront témoigner.

Dossier classé. Version imposée. Vérité enterrée.

Né le 25 mars 1940 à Bejaïa (Kabylie), Saïd Mekbel était physicien et avait travaillé comme ingénieur en mécanique des fluides à la Sonelgaz (entreprise publique de distribution de gaz). Dès 1963, il publiait des billets dans Alger républicain, et ce jusqu’en 1965, lorsque le journal fut interdit suite au coup d’État de Houari Boumediene. Alors membre du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS, communiste), il est arrêté et torturé en 1967. Il abandonne le journalisme pour ne le reprendre qu’en 1989, avec la reparution d’Alger républicain. En 1991, il intègre l’équipe du journal Le Matin, dont il prend la direction. Quotidiennement, il écrit sa chronique politique sous le pseudonyme de « Mesmar D’jha » (le « clou de Djeha », personnage populaire fictif). Le journal avait accueilli favorablement le coup d’État du 11 janvier 1992 et soutenu l’option « éradicatrice » du commandement militaire en s’érigeant comme l’un de ses porte-parole. Il ne semblait donc pas surprenant que son équipe puisse être visée par des groupes armés islamistes.

Un journaliste en « mauvais citoyen »

Depuis le début de l’année 1993 étaient assassinés des intellectuels de toutes obédiences politiques, qu’ils aient rempli des fonctions publiques ou non, qu’ils soutiennent le régime issu du putsch ou y soient opposés. Parmi eux figuraient des membres du CCN (Conseil consultatif national), instance désignée par le commandement militaire pour remplacer le Parlement après la dissolution de celui-ci en janvier 1992. Le 26 mai 1993 est tué le premier journaliste, Tahar Djaout. Des dizaines d’autres succomberont aux balles assassines (4). Saïd Mekbel sait qu’il est visé : il est menacé en 1993 et échappe à un premier attentat en mars 1994. Il continuera néanmoins de se rendre quotidiennement du quartier populaire où il habite au siège de son journal. Il refuse de se cacher et, alors que sa famille a quitté le pays, il décide pour sa part de rester. D’ailleurs, il en veut à ceux qui sont partis, car il pense qu’il faut tenir tête aux assassins.

Pouvoir et médias s’entendent tout de suite après la mort de Saïd Mekbel pour affirmer que ce meurtre est le fait d’islamistes. Des sigles de multiples groupes armés sont avancés, l’objectif étant de « prouver » la responsabilité du FIS, présenté comme le père fondateur du terrorisme islamique. El Watan écrit ainsi, le surlendemain de sa mort : « Les véritables commanditaires sont donc les politiques. Il est maintenant avéré que ce ne sont pas les jeunes membres des groupes armés qui désignent les cibles, commanditent les horreurs, ordonnent la mise à sac de l’économie et réduisent en cendres des centaines d’écoles. Les vrais commanditaires se sont dorénavant révélés. Ils se dénomment Abassi Madani, Ali Benhadj, […] en d’autres termes, la direction politique du FIS. La responsabilité de ce parti dans tout ce qu’a subi la société algérienne est établie à partir du moment où ses dirigeants ont commencé à revendiquer les assassinats (5). »

Mekbel est assassiné dans une phase cruciale où les tentatives de négociations du président Liamine Zéroual et des dirigeants du FIS emprisonnés sont interrompues en raison des pressions exercées par le clan des putschistes.

L’attentat du 1er novembre 1994 dans le cimetière de Sidi Ali (wilaya de Mostaganem), qui tue des enfants en pleine commémoration du quarantième anniversaire du déclenchement de la lutte de libération nationale, servira de prétexte pour intensifier la « lutte contre le terrorisme ». D’un autre côté, l’opposition représentative composée du FIS, du FFS (Front des forces socialistes), du FLN (Front de libération nationale) et d’autres formations s’était réunie le 21 novembre à Rome pour élaborer une stratégie de sortie de crise. Le pouvoir et ses relais médiatiques étatiques et privés vont pendant des semaines vilipender cette initiative courageuse qui, si elle avait abouti, aurait pu faire éviter à l’Algérie l’horreur subie les années suivantes. Pratiquement tous les quotidiens, dont Le Matin, ont participé à cette curée. Malgré le ralliement de la plupart des journalistes au régime, entre assassinats, arrestations et suspensions, leur métier restait dangereux (6). Est-ce la raison pour laquelle Saïd Mekbel conserva la ligne éditoriale du journal ? Ce qui néanmoins ne l’empêcha pas d’exposer la position ambiguë dans laquelle il se trouvait, à l’instar de nombreux autres.

Le jour même de sa mort, sa chronique l’exprimait : « Ce voleur qui, dans la nuit, rase les murs pour rentrer chez lui, c’est lui. Ce père qui recommande à ses enfants de ne pas dire dehors le méchant métier qu’il fait, c’est lui. Ce mauvais citoyen qui traîne au palais de justice en attendant de passer devant les juges, c’est lui. Cet individu, pris dans une rafle d’un quartier et qu’un coup de crosse propulse au fond du camion, c’est lui. […] C’est lui qu’on menace dans le secret d’un cabinet officiel, le témoin qui doit avaler ce qu’il sait, le témoin nu et désemparé. Cet homme qui fait le vœu de ne pas mourir égorgé, c’est lui. C’est lui qui ne sait rien faire de ses mains, rien d’autre que ses petits écrits. Lui, qui espère contre tout, parce que, n’est-ce pas, les roses poussent bien sur les tas de fumier. Lui qui est tout cela, et qui est seulement journaliste. »

« Si on me tue, ce ne sont pas les intégristes »

Année après année, le jour anniversaire du décès de Saïd Mekbel, amis, confrères et consœurs se réunissent pour rendre hommage à cet homme au grand talent de chroniqueur. Année après année, ces amis et collègues, qui pour certains ont vécu cette terreur dans leur chair, continuent d’affirmer que celle-ci est exclusivement le fait des islamistes. Ils ressassent depuis vingt ans une seule et même version qui les conforte dans leurs certitudes et les exempte de tout examen autocritique.

Pourtant, Saïd Mekbel dont ils commémorent rituellement la mémoire était de ceux qui avaient rapidement compris les véritables mécanismes de la terreur. Alors que son journal s’érigeait en « porte-parole » de la « guerre totale » décrétée par la fraction éradicatrice du pouvoir, ses chroniques, plus subtiles, lui permettaient tout en défendant sa ligne éradicatrice de vilipender ce même pouvoir. Alors que la ligne éditoriale condamnait toute initiative de dialogue avec le Front islamique du salut en la qualifiant de manifestation de défaitisme et de compromission avec le terrorisme, son directeur faisait preuve d’une lucidité et perspicacité qui s’en démarquaient… en privé.

C’est ce qui ressort des stupéfiants entretiens qu’il a eus avec la journaliste allemande Monika Borgmann en décembre 1993, soit un an avant son décès, et qui ne seront malheureusement rendus publics qu’en 2008 (7). Ces « confessions » de Saïd Mekbel sont bouleversantes, car prémonitoires. Il se dit convaincu d’être un jour assassiné. Il sait que sa mort est inéluctable. Il exprime la terreur qu’il ressent, décrit les précautions qu’il prend tout en sachant qu’il n’y échappera pas. Mais il refuse d’abdiquer, comme il dit, il ne veut pas quitter le pays et continue d’écrire. Il est soumis à cette angoisse au point de la dépasser et de faire preuve d’une impressionnante lucidité. Il se pose des questions sur les assassins, les cibles, les commanditaires, ainsi que sur l’objectif de ces assassinats et il donne des réponses surprenantes. On peut imaginer l’impact que ce recueil aurait pu avoir s’il avait vu le jour en 1995, en particulier en France où médias et politiques, à de rares exceptions près, étaient très peu critiques vis-à-vis de la politique d’éradication lancée par le pouvoir.

« On tue un peu les témoins [d’un] savoir, a-t-il raconté à Monika Borgmann. On veut tuer ceux qui détiennent l’héritage de la civilisation universelle. C’est ce qu’on veut tuer. Si vous prenez tous ceux que l’on a assassinés, tous, de Lyabès à Flici, en passant par tous les autres, ce sont des gens qui ont toujours cherché, en plus de leur métier, à transmettre quelque chose vers la jeunesse. […] On a cherché à couper ceux qui avaient le pouvoir de transmettre (p. 30). […] Je suis convaincu qu’il y a quelqu’un qui choisit les victimes et que c’est un choix très motivé, très voulu, très conscient (p. 32). […] J’ai l’impression qu’il y a une personne qui connaissait bien Lyabès, Flici, Tahar Djaout, Senhadri, Boucebci, tout le monde, et qui a bien choisi ses victimes. […] Peut-être que les exécutants sont pris chez les petits tueurs islamisants, chez les intégristes. Mais moi, je pense qu’en haut, il y a des gens qui choisissent, ce sont des choix qui sont faits très froidement (p. 34). […] Au début, je me disais que c’était les intégristes qui tuaient. C’était facile. C’était confortable, c’était peut-être pas loin de la vérité. Mais plus on avance sur les assassinats, plus on réfléchit, plus on se dit que ce ne sont sûrement pas que les intégristes. C’est sûrement une mafia (p. 37). […] Si on me tue, je sais très bien qui va me tuer. Ce ne sont pas les intégristes, ce ne sont pas des islamistes, c’est une partie de ceux qui étaient dans le pouvoir et qui y sont toujours (p. 74). »

Saïd Mekbel est conscient qu’en réalité, il est plus menacé par le pouvoir que par les islamistes en raison de son opposition à celui-ci. Il a soutenu le coup d’État de 1992 qui devait arrêter ses adversaires politiques. Mais tout au long de ces deux ans, il a compris que les « décideurs » n’avaient pas éliminé le FIS pour « sauver la démocratie », comme le prétendait la propagande, mais pour se maintenir au pouvoir et préserver leurs intérêts. C’est ce qui lui fait dire : « Je pense que, malgré moi, je suis un allié du FIS. […] Nous avons un million de choses qui nous séparent et il y en a une qui nous réunit. C’est que je suis convaincu qu’il faut absolument que ce régime tombe pour sauver ce pays. C’est un régime qui est corrompu, il faut absolument qu’il disparaisse. Et c’est ce que pense le FIS. Tous mes écrits reflètent mon opposition au pouvoir (p. 78). […] Les gens du FIS se sont rendus compte que je me battais, moi aussi, contre le pouvoir. J’ai beaucoup de lettres qui me disent : “Bien ! Bravo ! Petit courageux ! Et nous prions Dieu que tu rejoignes nos rangs.” Je représente un danger pour ce pouvoir bien malgré moi (p. 79). »

Mekbel : les « assassinats pédagogiques » du général Mohamed « Tewfik » Médiène

Ce danger, le journaliste le représente parce qu’il a compris qu’une personne tirait les ficelles. Il explique à Monika Borgmann qu’il s’agit de Mohamed Médiène dit « Toufik », patron du DRS (Département du renseignement et de la sécurité). « Quand j’ai découvert ça, j’ai essayé de rassembler, de faire le puzzle (p. 101). […] Ce qui est terrible chez cet homme-là, c’est qu’il semble être l’auteur d’une théorie qui affirme que certains pays doivent sacrifier leur élite à un moment donné de leur histoire. […] Et selon cette théorie, il faut commettre des actes choquants pour réveiller les masses, pour réveiller la conscience, la société civile. Je ne suis pas loin de penser que toute cette programmation vise à commettre des assassinats pédagogiques afin que l’on sache ce qu’est un journaliste, ce qu’est un écrivain, ce qu’est un pédiatre, un sociologue, un psychiatre, etc. […] C’est le même terrorisme pédagogique que l’on retrouve quand on brûle une école, quand on brûle une usine. C’est pour que l’on sache ce que vaut une usine, ce que vaut une école (p. 103-104). »

Pour quelle raison ces assassinats, ces destructions ? Mekbel avance une réponse : « Je crois qu’il y a eu une saturation des cœurs, des états d’âme, des sentiments. Et c’est ce qu’on a voulu. Ce que l’on a cherché, c’est anesthésier, c’est provoquer l’anesthésie de toute la société civile et particulièrement de la frange intellectuelle. Ceux qui gèrent ce terrorisme, pas celui qui tue des agents de police, sont des spécialistes en communication de masse. Ce sont des manipulateurs (p. 105). »

Découvrir que lui-même et ses semblables qui pensaient sauver la République et la démocratie contre l’assaut de leurs « fossoyeurs islamistes » sont manipulés, instrumentalisés par la clique qui a pris le pouvoir pour s’y maintenir, est évidemment dramatique. Pour Mekbel, cette révélation est vertigineuse, car elle l’oblige à relativiser la responsabilité des islamistes dans la violence qui déchire alors le pays chaque jour un peu plus ; et, de surcroît, elle peut mener à des questionnements qui risquent de saper le fondement idéologique de la politique d’éradication. Mekbel raconte : « Il y a un genre de lettres qui me rend malheureux. Ce sont les lettres qui contiennent des choses très honnêtes, très sensées, vraies. Et je me rends compte qu’il n’y a rien qui nous sépare, moi républicain et lui islamiste. Et je ne comprends pas pourquoi je suis républicain et que lui se retrouve dans l’autre camp. Ce sont les lettres qui me troublent le plus (p. 118-119). »

Et il va encore plus loin, puisqu’il prévoit que tous les assassins, quel que soit leur bord, vont faire la paix entre eux. Il anticipe que la paix des cimetières sera le fossoyeur de la démocratie : « Les assassins ne sont pas seulement les intégristes. Il y a d’autres assassins. J’éprouve moins de haine. Il y a d’autres assassins. Et puis ma haine est devenue colère, maintenant. Je sais qu’il y a des gens qui nous trompent. Et je sais qu’il y a des ennemis d’hier qui s’apprêtent à faire la paix maintenant. […] Je crois qu’on arrive à une fin. Et tous les assassins, tous les charognards, tous les criminels vont se tendre la main pour signer la paix (p. 122). » Ne s’agit-il pas là de la politique de « réconciliation nationale » que les « décideurs » imposeront par le biais de Bouteflika à partir de 1999, qui marginalisera toute solution politique au profit d’une gestion sécuritaire indéfinie de la société ?

Peut-on imaginer qu’un Saïd Mekbel, assassiné deux semaines après la première réunion à Rome de l’opposition politique représentative, laquelle conduira en janvier 1995 à l’adoption d’une plate-forme de sortie de crise, aurait pu rallier cette initiative pour sortir le pays de l’engrenage dans lequel il était alors enfermé ? Serait-ce pour prévenir ce risque que, comme l’avait prédit Mekbel lui-même, « un jour, ce monsieur [le général Médiène] va décider de tourner la page, de mettre le mot “Fin” pour moi (p. 106) » ?

Notes

« Saïd Mekbel, le GIA revendique l’assassinat », El Watan, 13 décembre 1994.

2. Salah-Eddine Sidhoum, « Chronologie d’une tragédie cachée, 1995 », 11 janvier 2002.

3. Nazim Mekbel, « Il y a dix-sept ans, Saïd Mekbel était assassiné : “La vérité a besoin de témoins” », 1er décembre 2011.

4. Journalistes et travailleurs des médias assassinés ou disparus, Compilation réalisée par Reporters sans frontières, complétée par Algeria-Watch, 11 janvier 2012, http://www.algeria-watch.org/fr/mrv/2012/assassinats_journalistes_.htm

5. Ali Benamrane, « La responsabilité de la direction du FIS », El Watan, 5 décembre 1994.

6. Comité Justice pour l’Algérie, Dossier rédigé par François Gèze et Sahra Kettab, Les violations de la liberté de la presse, et présenté devant le Tribunal permanent des peuples en mai 2004, http://www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_7_presse.pdf

7. Monika Borgmann, Saïd Mekbel : une mort à la lettre , Téraèdre/Dar al-Jadeed, Paris/Beyrouth, 2008 (voir la recension de François Gèze, « Algérie : révélations posthumes du journaliste Saïd Mekbel », Rue89, 17 février 2008).