Questions sur la crise syrienne

Questions sur la crise syrienne

Hocine Belalloufi, La Nation, 5 Juin 2012

La crise syrienne est entrée dans son quinzième mois. De révolte populaire contre un régime dictatorial, elle s’est transformée en guerre civile alimentée par les grandes puissances occidentales et leurs alliés dans la région (Qatar, Arabie saoudite, Turquie…). Les Etats du G7 ont décidé d’étrangler le pays. Ils prennent des sanctions de plus en plus dures et exercent des pressions sur la Russie et la Chine afin de les autoriser à intervenir militairement contre Damas

Pourquoi revenir sur la crise syrienne alors même qu’aucun élément fondamentalement nouveau n’est venu modifier les termes de l’équation politique dans ce pays ? Certes, on constate l’absence d’éléments nouveaux. Mais on assiste indéniablement à un approfondissement et à une aggravation de la crise politique. Les affrontements armés se multiplient et s’étendent avec des dizaines de tués quotidiennement. Les manifestations pacifiques de contestation populaire se multiplient à travers le pays. Les grandes puissances impérialistes occidentales (UE, Etats-Unis, Canada, Australie, Japon) prennent de nouvelles sanctions à l’image du renvoi des ambassadeurs syriens en poste dans leurs pays respectifs. Les ingérences politiques et militaires se développent (armement de l’opposition, affirmation publique de la volonté de renverser le régime, menaces d’intervention militaire directe…). Enfin, last but not least, la contradiction entre les pays du G7 et de l’OTAN, d’une part, et la Russie, la Chine, l’Iran et d’autres Etats d’Amérique latine (Cuba, Venezuela…) s’exacerbe à propos du dossier syrien. Les premiers font monter la pression sur le régime de Damas alors que les seconds refusent toute réédition du scénario libyen.

On le voit bien : si les termes de l’équation politique syrienne sont identiques à ce qu’ils étaient il y a plusieurs mois déjà, ils s’aggravent incontestablement, faisant peser un danger de plus en plus grand sur le peuple syrien, sur les peuples de la région voire sur la stabilité mondiale.

L’accélération des événements, l’étendue et la profondeur des enjeux politiques, économiques, diplomatiques et géostratégiques ainsi que l’ampleur d’une couverture médiatique, internationale et nationale, qui est tout sauf neutre, rendent extrêmement malaisée l’appréhension du dossier syrien et, davantage encore, toute prise de position à son égard. Comment, dans ces conditions, saisir de façon relativement objective la crise syrienne ? Comment ne pas céder aux sollicitations légitimes mais contradictoires et subjectives que sont la nécessité de « sauver la population », d’un côté, et la nécessité, non moins impérieuse, de préserver l’unité de la nation et la souveraineté de l’Etat syriens, d’autre part ?

L’impasse des démarches humanitaires et nationalistes

La démarche purement humanitaire – sauver coûte que coûte la population syrienne – est moralement légitime. Mais elle n’est pas politiquement pertinente car elle ne précise pas comment atteindre cet objectif autrement que par le biais d’une intervention militaire étrangère (arabe, OTAN…). Or le remède, l’agression armée étrangère, serait pire que le mal en termes de dégâts occasionnés à la population, de destruction du pays, de perte de sa souveraineté, d’éclatement de son unité, de soumission aux intérêts des grandes puissances, d’équilibres régionaux… Ce même remède constitue d’ailleurs le masque derrière lequel se dissimulent le plus souvent les volontés interventionnistes des puissances impérialistes et de leurs relais régionaux (Qatar, Arabie Saoudite, Turquie…).

La démarche nationaliste qui réduit la crise syrienne aux attaques de groupes armés alliés à l’impérialisme et à ses alliés régionaux (Qatar, Arabie saoudite, Turquie…) ignore de son côté superbement la cause principale de cette crise : la révolte légitime d’une partie de la population contre un régime des plus dictatoriaux qui soit. Elle s’interdit de ce fait de peser pour soustraire la révolte populaire légitime au leadership de l’opposition politique et des groupes armés pro-impérialistes.

Comment, dans ces conditions, comprendre ce qui se passe en Syrie et comment adopter un point de vue quelconque sur la crise qui secoue ce pays ? Les deux positions que nous venons de rappeler pêchent en réalité par leur caractère unilatéral. Elles ne prennent pas en considération le fait que la crise syrienne est un complexe de contradictions enchevêtrées : droit légitime d’un peuple à se révolter contre un régime tyrannique ; droit non moins légitime de l’Etat syrien (régime tyrannique compris) à défendre sa souveraineté menacée par une poignée de puissances occidentales avides de profits, de matières premières et de domination mondiale ; contradiction entre un Etat qui est loin d’être anti-impérialiste, mais qui n’est pas soumis aux grandes puissances et est allié à l’Iran et au Hezbollah et des Etats de la région (Qatar, Arabie, Turquie, Israël…) qui sont alliés aux pays du G7 ; enchevêtrement des luttes idéologiques (islamistes, laïcs…), politiques, sociales, économiques voire confessionnelles ; fusion des niveaux national, régional (Liban…) et mondial (Russie, Chine, Iran et pays latino-américains progressistes contre Etats-Unis, UE…).

La solution est politique

La solution de la crise syrienne est prioritairement et fondamentalement politique et non purement morale. Une telle affirmation ne signifie bien évidemment pas que la solution politique soit dépourvue de toute dimension morale mais que cette dernière est subordonnée à la réalisation d’un rapport de forces. Il ne suffit pas de proclamer ses bons sentiments, car il faut trouver les bonnes solutions pratiques pour résoudre le problème.

Il convient pour cela de délimiter les camps en présence – leur nature, leur contours, leur dimension, leur composition… De même faut-il faire ressortir la nature des contradictions qui les opposent et évaluer avec le maximum d’objectivité le rapport de forces entre eux. Il s’agit enfin de déterminer des moyens politiques, et non se contenter d’incantations moralistes, à même de transformer réellement le rapport de forces sur le terrain.

Ainsi, à titre d’exemple, le débat sur la question du recours ou non à la lutte armée, de la part de l’opposition au régime, ne relève pas de l’ordre de la légitimité, mais de celui de la pertinence politique. S’agit-il, dans les conditions concrètes du moment, d’un moyen juste, c’est-à-dire d’un moyen susceptible de faire basculer le rapport de forces ? Ce n’est pas parce que les gens sont opprimés que le recours à la lutte armée s’avère, en toutes circonstances, opportun. Il faut donc réfléchir en termes de moyens politiques et non en termes purement moraux ou émotionnels. En Syrie aujourd’hui, la lutte armée de l’opposition démocratique véritablement nationale et opposée à toute intervention étrangère est-elle susceptible de venir à bout de l’armée et des forces de répression et de faire tomber le régime ? Si la réponse avait été positive, le problème aurait déjà été réglé. Si elle est négative, pourquoi continuer dans cette voie ? Quels bénéfices en tirer ? Y a-t-il des conséquences négatives ? Y a-t-il place pour une lutte armée purement défensive face à ce pouvoir féroce ? De quels soutiens dispose vraiment l’opposition démocratique et populaire anti-impérialiste en Syrie ? Pourquoi les grèves générales initiées n’ont-elles pas fait tomber le régime ou, à tout le moins, paralysé l’économie et placé le pouvoir en difficulté ? La fermeture de 187 usines et le licenciement de 85 000 travailleurs en une année (janvier 2011 à février 2012) mettent en évidence que les grèves générales n’ont pas atteint leur but qui est, théoriquement, de renverser le pouvoir ou de le contraindre à reculer. Pourquoi les comités populaires locaux n’ont pas réussi jusqu’ici à forger leur propre direction politique alternative au Conseil national syrien (CNS) de Bourhan Ghalioun, cette marionnette des grandes puissances ?

Une nécessaire réorientation stratégique

L’opposition populaire anti-impérialiste – celle, par exemple, de la coalition Watan qui regroupe près d’une vingtaine d’organisations de gauche – peut-elle justement faire l’économie d’une réflexion sur la stratégie politique et militaire de cette partie de l’opposition (CNS) et de son bras armé, l’Armée syrienne libre (ASL) qui agit pour le compte de puissances étrangères ? Sur la nature de cette opposition ? Cette intervention militaire indirecte, liée aux ingérences politiques et aux sanctions de plus en plus draconiennes des puissances occidentales, n’a-t-elle pas modifié l’aspect principal du conflit qui, de révolte populaire contre un régime dictatorial, s’est mué en conflit entre, d’une part, des grandes puissances intervenant par l’intermédiaire de relais locaux (Conseil national syrien, Frères musulmans…) et, d’autre part, le peuple syrien (régime dictatorial de Bachar El Assad, opposition populaire au régime mais anti-impérialiste) ?
Quelle est la stratégie de cette opposition populaire et quels sont les moyens qu’elle met ou compte mettre en œuvre pour la réaliser ? Doit-elle chercher à s’allier avec le CNS et l’ASL, avec des groupes qui à l’instar du bataillon El Farouk de Homs est soutenu financièrement, militairement et politiquement par l’Arabie saoudite ? Un bataillon qui terrorise tous les groupes armés de l’opposition qui échappent à son contrôle ? Les représentants d’une vingtaine de groupes armés locaux de Homs constitués de civils ou de déserteurs ont dénoncé les agissements du groupe Farouk qui obéit à l’Arabie saoudite pour exacerber les conflits confessionnels et qui est approvisionné en armes et en renforts à partir du Liban voisin.

La vision nationaliste qui se targue d’anti-impérialisme prend prétexte de l’action de groupes tels que le bataillon Farouk pour stigmatiser la révolte populaire et la partie de l’opposition qui est pourtant anti-impérialiste. Cela est profondément injuste et contre-productif. Mais l’opposition anti-impérialiste ne devrait-elle pas commencer par dénoncer et combattre ces groupes qui dénaturent son combat et qui menacent la Syrie tout entière en tant que nation et Etat ? L’opposition populaire qui possède toute la légitimité requise pour affronter la dictature baasiste ne doit-elle pas prioriser aujourd’hui son combat contre les ingérences étrangères et leurs relais politiques et armés en Syrie pour protéger justement cet Etat qu’El Assad n’a pas été capable défendre ? Faire de l’impérialisme et de ses relais locaux l’ennemi principal à abattre, dans l’indépendance totale par rapport au régime et sans cesser de le combattre politiquement, pour sauver la Syrie et son peuple en tant que nation et Etat ne constitue-t-elle pas la tâche principale de l’heure ? N’est-ce pas ainsi que l’opposition populaire gagnera à sa cause les forces qui suivent actuellement le régime, faute d’alternative crédible à même de promouvoir la démocratie et la justice sociale tout en défendant la souveraineté de la Syrie ?

Alors que les nationalistes qui se targuent d’anti-impérialisme soutiennent de façon suicidaire le régime dictatorial d’El Assad qui résiste aux grandes puissances en massacrant indistinctement tous ceux qui lui résistent, y compris d’authentiques patriotes syriens, et que les partisans de la vision humanitaire se placent subjectivement ou objectivement à la remorque des grandes puissances impérialistes, n’est-il pas temps que la partie de l’opposition qui refuse de jouer le rôle de cheval de Troie des Etats-Unis et de l’UE par Qatar et Arabie saoudite interposés s’oppose à ceux qui – Syriens ou étrangers – travaillent à détruire la Syrie pour le compte des grandes puissances occidentales ? Ce changement stratégique, imposé par le changement de la conjoncture politique, n’implique en aucun cas de renoncer à combattre politiquement le régime. Il vise simplement à empêcher les grandes puissances et leurs relais de dénaturer et de dévoyer le juste et légitime combat du peuple syrien contre le régime en un combat douteux au service des pays du G7 et de l’OTAN. Une partie de l’opposition (CNS) a accepté de jouer ce rôle peu glorieux. L’autre partie doit la condamner et la combattre pour l’empêcher de parasiter son combat et de brouiller son image. Elle pourra ensuite reprendre son combat, sa révolution contre le régime dictatorial sans perdre les acquis de l’Etat syrien que consistent en une indépendance politique relative mais réelle et une alliance objective ou subjective avec des forces qui résistent à la domination impérialiste sur le Moyen-Orient (Iran, résistances libanaise et palestinienne…).