Présomption de culpabilité et procès d’intention

Présomption de culpabilité et procès d’intention

par Karyn Agostini-Lippi*, Marseille, 15 octobre 2005, http://www.quibla.net/guantanamo/guanta48.htm

Guantanamo, base militaire américaine en terre cubaine. Ouvert en janvier 2002, le centre de détention pour « ennemis combattants », tel que défini par les autorités étasuniennes, s’y abrite afin d’échapper à toute loi nationale ou internationale. Malgré, entre autres, l’avis du Conseil économique et social de l’ONU1, la résolution de Parlement européen2 et les déclarations de diverses ONG, le statut de non-droit qui régit la vie de ces centaines d’hommes n’a toujours pas évolué, le gouvernement américain n’ayant condescendu qu’à « libérer » ou « transférer » ceux qui, selon lui, « n’étaient plus considérés comme ennemis combattants ».
Mais qu’en est-il des détenus originaires de l’Europe de l’Ouest remis à leur État d’appartenance contre la promesse qu’ils y seraient jugés?

Si le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède ont immédiatement libéré, sans retenir de charge contre eux, les leurs de retour sur le territoire national, tel n’a pas été le cas pour l’Espagne, la Belgique et la France qui se sont empressées de les mettre en examen, la première pour « lien avec Al Qaïda », la seconde pour « participation à une organisation criminelle » et la dernière pour « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste ».

Depuis, l’incompréhension et le doute sont le quotidien de toutes les familles de ces Français dont les avocats se démènent en vain, et sans pouvoir communiquer sur les dossiers, pour obtenir leur libération. Car, tandis que Madrid connaît son premier attentat non imputable à l’ETA, Paris se pose en martyr et donneur de leçons ; après tout, cette capitale européenne n’a-t-elle pas été la première, en 1995, à être atteinte par des attentats de la part des « Islamistes » ? « Al Qaïda » n’existait pas alors, mais qu’importe, les profils sont les mêmes nous affirme-t-on sans sourciller. Et puis, « si on essaie d’expliquer l’inexplicable, c’est qu’on s’apprête à excuser l’inexcusable », nous assène un Nicolas Sarkozy ultra-médiatisé tandis que Jean-Louis Bruguière, outrepassant ses fonctions de magistrat, enchaîne interview sur interview pour annoncer au bon peuple effrayé que « la menace terroriste est des plus élevées » alors que les spécialistes de l’IRIS3, eux, n’ont quasiment aucune audience.

Alors, la machine s’emballe sous la pression de la pré-campagne présidentielle de 2007. C’est à celui qui surenchérira le plus pour son camp politique, son maître à « penser ». Peu importent les Lois de la République, les Principes Généraux du Droit, les Droits de l’homme. En réalité, tout est bon pour cacher, faute de réflexion et de vision à long terme, son incompétence sous des effets d’annonce populistes et électoralistes.
Et qui, en premier lieu, en paye les frais ? Ceux qui ont vécu un quotidien d’humiliations, de tortures et d’interrogatoires à Guantanamo.

D’une cellule à une autre

Le 13 février 2004, Hamed Abderrahmane Hamed, citoyen espagnol de Ceuta, est extradé de Guantanamo vers Madrid, après deux années de détention sur la base américaine, pour être écroué à la prison d’Alcala-Marco jusqu’au mois de juillet suivant. Ainsi, le juge d’instruction espagnol, Baltasar Garzon, s’il reconnaît que le jeune homme a été privé de tous ses droits au regard du droit espagnol et international, maintient son accusation d’appartenance à une organisation terroriste. Cependant, Hamed sera remis en liberté contre 3.000 Euro et sous conditions : communication de son domicile, comparution quotidienne au commissariat le plus proche et interdiction de sortie du territoire.

Le 24 juillet de la même année, Mourad Benchellali, Imad Kanouni, Nizar Sassi et Brahim Yadel sont expulsés vers la France, après trente mois passés dans les geôles américaines de Cuba. A leur arrivée, ils sont immédiatement placés en garde à vue, puis en détention provisoire.

Puis, le 7 mars 2005, vient le tour de Ridouane Khalid, Khaled Ben Mustapha et Mustaq Ali Patel. Ce dernier sera libéré au bout de deux jours sans aucune charge retenue à son encontre. Quant aux deux autres, seul Khaled Ben Mustapha sera placé en détention provisoire tandis que Ridouane Khalid connaîtra deux semaines de liberté sous contrôle judiciaire avant que l’appel des juges d’instruction le rattrape et qu’il soit immédiatement placé en détention provisoire.
Depuis, seul Imad Kanouni sera, le 7 juillet 2005, finalement remis en liberté sous contrôle judiciaire au motif que son maintien en détention n’était plus nécessaire à la poursuite des investigations.

Une porte s’ouvre..

Mis en examen pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et maintenus en détention pour « risques de troubles à l’ordre public et de concertation frauduleuse », ces hommes ont tout de même obtenu, le 1er juin 2005, que la Chambre de l’Instruction de la Cour d’Appel de Paris, désignée par la Cour de cassation, se prononce pour l’ouverture d’une instruction, à Paris, de la plainte contre X pour « arrestation illégale et détention arbitraire » initiée par leurs familles tout d’abord déboutées par le TGI de Lyon et la Cour d’Appel de Lyon.

Ainsi, la justice française fait de son pays le premier au monde à prendre en compte l’illégalité et l’arbitraire instaurés en principe par l’administration Bush. En outre, il y a d’autant plus de chances que cette instruction aboutisse que, grâce au déclassement « secret-défense » des documents officiels américains qui autorisent, depuis l’ouverture de ce que beaucoup ont baptisé « le goulag de notre temps », des procédures d’interrogatoires qui ne sont rien de moins que de la torture physique et psychologique, nos juges n’auront pas à se baser sur les seuls témoignages des prisonniers libérés, contestés par les porte-parole du Pentagone et de la Maison Blanche et donc forcément juridiquement sujets à caution.

A cette date, tous les espoirs étaient donc permis : les avocats français, arguant de cette action, pouvaient enfin matériellement contester la validité de la procédure en cours concernant l’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » qui se base essentiellement sur des « aveux » extorqués à Guantanamo par les forces américaines ainsi que par la DST et les RG qui « accompagnaient » les délégations consulaires françaises.

.. Deux autres se referment

Le 4 octobre 2005, la Cour d’Appel de Paris, confirme, dans un arrêt qui à ce jour n’est toujours pas disponible4, la procédure en cours s’appuyant sur le fait que les hommes concernés font l’objet d’une enquête antérieure à leur détention à Guantanamo, l’avocat général allant même, selon certains avocats, jusqu’à reconnaître des « auditions vraisemblables » menées à Guantanamo par la DST5.

Ces deux arguments, s’ils se révèlent exacts, posent tout d’abord le problème de la reconnaissance réelle par les autorités françaises de l’illégalité de leur détention arbitraire en zone de non-droit américaine mais plus encore celui de la bonne foi de notre propre justice qui se réfère à ce qui ne peut être que des notes blanches des RG pour valider la procédure, puisque les juges Bruguière et Ricard n’ont ouvert instruction du dossier qu’au 6 novembre 2002, date à laquelle les 7 français se trouvaient déjà en main américaine depuis plusieurs mois.

Enfin, en ce qui concerne le statut légal qui sera réservé à la période de détention sur la base américaine de Guantanamo, la décision de la justice espagnole, en date du 5 octobre, laisse peut d’espoir quant au déroulement d’une justice équitable. En effet, quelle que soit notre opinion quant à la condamnation à 6 ans d’emprisonnement prise par l’Audience Nationale, plus haute juridiction pénale du pays, à l’encontre de Hamed Abderrahmane Hamed, il est plus qu’inquiétant et décevant de constater que le temps de détention à Guantanamo n’a pas été défalqué de la peine qui lui est infligée en Espagne. Agissant de la sorte, la justice espagnole évite par une pirouette juridique de se prononcer officiellement quant au statut de Guantanamo et, niant ainsi l’existence de ce bagne moderne, elle refuse d’accorder à l’un de ses citoyens la reconnaissance des mauvais traitements subis, argument qu’elle avait pourtant mis en avant pour sa mise en liberté conditionnelle en juillet 2004.

Si nous rapprochons ce premier déni espagnol d’illégalité et d’arbitraire de la décision française de validation de la procédure en cours, force nous est de penser que nos autorités s’engouffreront avec enthousiasme dans cette brèche politico-juridique.
S’il advenait que la Cour de Cassation ne casse pas l’arrêt de la Cour d’Appel de Paris et que le procès de nos 6 concitoyens ait alors lieu devant le Tribunal de Grande Instance de Paris, il est plus que probable que ces hommes écoperaient d’une peine au moins égale à leur temps de détention provisoire (ce qui empêcherait toute action ultérieure en compensation) et si la peine devait être supérieure à ce temps, les années Guantanamo ne seraient sans doute pas prises en compte.

Si c’était le cas, les cours parisiennes consacrées en matière de « terrorisme » ne seraient plus gage de neutralité mais bien de soumission à une législation d’exception faisant fi des grands principes de notre République ; pour n’en citer que quelques uns : la condamnation de la torture, la protection des citoyens, la liberté d’aller et venir, la liberté de culte, la liberté d’_expression, la présomption d’innocence, la liberté provisoire, le droit à un procès juste et équitable.

Pire encore, étant donné l’instruction en cours quant à la plainte contre X pour « arrestation illégale et détention arbitraire » qui, contrairement à l’Espagne, ne permet plus de nier l’existence de Guantanamo, une question essentielle se pose : la justice française irait-elle jusqu’à se commettre en refusant de défalquer les années passées en détention américaine tout en prenant en compte les « aveux » qui y ont été transcrits, au risque de perdre toute légitimité en refusant de remettre en cause les orientations politico-juridiques prises par des gouvernants qui, ayant renié toute notion d’équité dans leur course éperdue au pouvoir, s’attellent à satisfaire les peurs les plus viles de leurs électeurs.

Car il ne s’agit plus, en matière de soi-disant « terrorisme », de présomption d’innocence mais bien de présomption de culpabilité, la seule conviction des services secrets et de sécurité intérieure se suffisant à elles-mêmes, sans plus de besoin d’élément matériel quelconque de volonté de commission d’infraction. Le procès devient ainsi procès d’intention (X serait allé à tel endroit où il aurait pu rencontrer Y qui aurait fait ou dit ceci ou cela).

Car, enfin, la volonté gouvernementale d’augmenter les peines encourues en matière de « terrorisme » avec concentration de tous les pouvoirs et de l’incarcération en région parisienne ne fait que nous conforter dans notre conviction de la réalité d’une « chasse aux sorcières » et d’une stigmatisation de l’Islam indignes de notre République.

Notes
1 – 23 novembre 2003
2 – P6_TA(2004)0050
3 – Institut des Relations Internationales et Stratégiques
4 – A cette date, la mise à jour du site officiel Légifrance, en ce qui concerne tous les arrêts en matière judiciaire, se limite au 21 septembre dernier. http://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/RechercheSimpleCass.jsp
5 – http://lemonde.fr/web/depeches/texte/0,14-0,39-25806023,0.html

*L’auteure est doctorante en droit public à l’Université Paul-Cézanne (Aix-Marseille) sur « Les prisonniers de guerre en main française, 1939-1940;1942-1948. Statut hypothétique, gestion casuelle, conséquences aléatoires »