Une double impuissance

Les dirigeants de la France et de l’Algérie sont incapables de surmonter les drames d’hier.

Une double impuissance

par Salima Ghezali*, Libération, 01 juin 2006

Dans l’agitation qui caractérise les relations entre l’Algérie et la France, il est significatif que les principaux animateurs du débat des deux côtés de la Méditerranée aient besoin de brandir leurs pires travers mutuels pour se mettre en valeur face à des opinions publiques dont tout laisse à voir qu’elles sont loin d’exprimer bonheur au présent et quiétude quant à l’avenir.

Cet état de l’opinion devrait retenir l’attention et fouetter l’imagination des personnels politiques bien davantage que les problèmes de l’écriture de l’histoire et de l’intrication des mémoires. Le fait de revenir sur le passé en le glorifiant ou en le fustigeant, alors que l’on s’avère incapable de trouver des réponses satisfaisantes à la crise actuelle, signale un malaise en soi dans chacun des deux pays.

Revenons d’abord à cette fameuse loi du 23 février qui célèbre dans son article 4, aujourd’hui modifié, les aspects positifs de la colonisation et qui semble avoir réveillé une animosité toute verbale des dirigeants algériens à l’égard de la France. Toute verbale, puisque pendant ce temps-là les affaires se portent bien ! La France reste aujourd’hui le premier fournisseur de l’Algérie, même si elle n’est plus son premier client. Voilà qui est largement en faveur de la France et qui aurait dû nous donner à voir des dirigeants français moins paralysés face à leur droite extrême, notamment en reconnaissant les torts causés par le passé, mais aussi en soulignant les avantages indéniables que la France tire de ses liens actuels avec l’Algérie (à moins que ces avantages profitent moins à la France qu’aux réseaux qui squattent et empoisonnent les relations entre les deux pays).

Quant aux dirigeants algériens, ils n’en sont pas à une incohérence près, au premier rang de laquelle trône le fait de s’autoriser à critiquer une loi française, du reste librement débattue en France et contestée par des Français, quand on a pris soi-même le soin de pénaliser toute critique et d’interdire à ses propres citoyens de débattre une loi d’amnistie Ñ celle du 29 septembre, censée tourner la page sur la sale guerre des années 90. Une loi qui ne résout rien pas plus qu’elle ne réconcilie les Algériens avec eux-mêmes, condition indispensable à toute réconciliation avec la France.

Cela étant dit, notons que pour des millions et des millions d’êtres humains de la première moitié du vingtième siècle, l’aspect le plus positif de la colonisation est justement de pousser inexorablement à la décolonisation. Si on peut spéculer sur ce qu’aurait été l’histoire des peuples colonisés s’ils ne l’avaient pas été, on peut affirmer que c’est la rencontre avec la colonisation qui pousse à son rejet radical, en s’appuyant, et c’est cela le plus intéressant, sur ce que le monde colonial donne à voir au colonisé tout en le lui interdisant.

Car qu’est-ce qui peut pousser des peuples, enlisés dans le ressassement de leurs pesanteurs sociales depuis des siècles, à vouloir changer le monde de manière si radicale qu’ils y arrivent si ce n’est le spectacle d’un autre monde possible : celui de la société colonisatrice dont ils sont exclus ? La décolonisation est un processus qui diffère en profondeur du simple rejet de l’occupant étranger. La décolonisation pour s’accomplir demande au colonisé d’interroger sa condition face au miroir que lui renvoie la société qui le domine.

La littérature africaine, comme les écrits de ceux qui deviendront pour un temps les chefs insurgés des colonies, montrent ce processus complexe de décolonisation-désaliénation, qui se veut résolument fondateur d’un ordre nouveau. Un ordre, qui ne soit ni l’ordre colonial ni l’ordre précolonial, qui a rendu possible la colonisation.

C’est en cela que le 1er novembre 1954 est supérieur à toutes les révoltes qui l’ont précédé. C’est en cela que les rares indigènes qui ont été à l’école française pour s’y nourrir des plus belles conquêtes de la culture française et qui en ont saisi les valeurs inestimables de liberté et de dignité fondatrices ont qualitativement dépassé les chefs de confréries et de tribus des révoltes précédentes pour constituer les noyaux les plus actifs de la décolonisation.

Car si aucun peuple n’a besoin d’un autre pour apprendre ce que sont la dignité et la liberté, seule la rencontre avec une société plus avancée ou plus déterminée permet de renouveler son aptitude à la fondation d’un modèle collectif nouveau.

Le plus formidable dans le processus de décolonisation est que non seulement il libère le colonisé, mais qu’il donne également à la société colonisatrice la possibilité de se regarder au miroir d’un peuple qui rêve de liberté et plus seulement de confort, lui donnant à son tour l’opportunité de renouveler son aptitude au renouveau. Une dialectique formidable mutuellement libératrice qui rend dérisoires les fanfaronnades de tout bord.

Le problème est que la revendication pacifique échoue, laissant la place à la confrontation violente entre les insurgés et l’ordre colonial. On le sait depuis que les guerres existent, il n’y a pas que les hommes qui perdent la vie au combat, les idéaux y perdent en substance et en cohérence. Aussi quand la guerre prend fin, elle emporte dans son sillage une partie de ce pourquoi les meilleurs se sont battus.

C’est une banalité de le rappeler, les révolutions mangent leurs enfants. C’est néanmoins faire oeuvre d’hygiène intellectuelle de le rappeler, tout comme de rappeler que la grandeur de la France ne doit rien à ses épopées coloniales, mais à ses révolutions sociales et culturelles et que c’est pure imposture que de voir les colonialistes d’hier se revendiquer de cette grandeur aujourd’hui.

Ceux qui, tout au long de l’histoire de France, ont milité pour faire de la liberté, de l’égalité et de la fraternité la devise de la République n’ont rien à voir avec ces personnages qui partent en guerre contre des jeunes exclus des banlieues, à qui la République d’aujourd’hui n’a aucun bienfait à proposer en dehors de la stigmatisation et de la promulgation d’un couvre-feu de sinistre mémoire. Et c’est une imposture aussi grande que celle qui caractérise ceux qui, ici en Algérie, dénoncent la colonisation après avoir stoppé le processus de décolonisation en se contentant de nationaliser la domination.

Si des deux côtés de la Méditerranée, on parle tant de colonisation, c’est d’abord et surtout parce que l’on a délibérément ou par ignorance fermer les portes devant la dynamique de la décolonisation, qui devait non seulement libérer l’Algérie de la domination coloniale, mais aussi de ses tares ancestrales qui ont rendu cette dernière possible. Aujourd’hui, l’élite au pouvoir en Algérie semble dans ses divers fonctionnements plus proche de ce qu’était le pays à la veille de la colonisation que des promesses qu’il contenait au lendemain de l’indépendance. A contre-courant de la logorrhée officielle, l’ancien chef de gouvernement Mouloud Hamrouche démonte le mécanisme falsificateur, qui voudrait que la fidélité à l’histoire passe par la culpabilisation de la France dans une déresponsabilisation. «Si la France reconnaissait ses responsabilités, qu’est-ce que cela changerait pour nous si l’on n’agit pas et si l’on ne devient pas une nation forte de la liberté de ses citoyens ?», demande-t-il. Les Algériens, qui ne savent plus où donner de la tête, entre un comportement de leurs officiels qu’ils sont innombrables à juger incohérent et les relents de bonne conscience qui leur parviennent d’outre-mer, ne peuvent que souscrire à cette question qui souligne la disproportion entre les sacrifices consentis et les résultats obtenus dans un pays où le discours sur l’histoire a pour fonction essentielle de légitimer le pouvoir.

En France, une bonne partie de l’élite semble davantage l’héritière de l’aveuglement de son homologue que de la lucidité de tous les Français, qui ont soutenu l’indépendance de l’Algérie et du général de Gaulle, qui y a souscrit pour le plus grand bien de la France. Qu’attendre de ces deux régressions, si ce n’est que chacune est balayée chez elle par les nouvelles générations qui redécouvriraient le bonheur de fonder une société plus juste.

En attendant, c’est au sinistre carnaval des épousailles des bêtises et des impuissances que le monde est invité dans le spectacle donné par la France-Algérie. Une France-Algérie qui n’est digne ni de l’Algérie ni de la France.

* Salima Ghezali journaliste et écrivain, chroniqueuse sur la radio Medi1, prix Sakharov pour les droits de l’homme en 1997.