Algérie-France. À en crever de jalousie

Algérie-France. À en crever de jalousie

Djamel LABIDI, Le Quotidien d’Oran, 27 décembre 2012

Le Jeudi 20 Décembre 2012, lorsqu’il prononce son discours devant le parlement algérien, le président François Hollande évite soigneusement certaines expressions ou ne prononce pas certains mots, qui pourtant figuraient, au départ, dans le texte écrit de son allocution. Quelle signification cela peut-il avoir ?

Une phrase semble essentielle à tous, et marquer un tournant dans le discours officiel français, lorsque le président de la République française déclare: « pendant 132 ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal » (..), « ce système a un nom, c’est la colonisation ». Mais l’expression « colonisation française » est soigneusement évitée, le président français parle d’un système, le système colonial comme s’il était une fatalité historique, qui ne concerne pas spécialement la France, mais toute une époque. Ceci permet d’atténuer la responsabilité française. Les mêmes hésitations transparaissent dans ces mots qui figurent dans le texte écrit du discours mais qui ne sont pas prononcés par le président français, comme le mot « destructeur » à propos du système colonial, ou cette phrase:  » rien ne peut justifier les agressions commises contre la population algérienne, la négation de son identité et son aspiration à vivre libre ».(1) Ces omissions parlent d’elles mêmes. Ce mot et cette phrase seront d’ailleurs définitivement supprimés de la version officielle mise en ligne sur le site de la présidence de la République française.

Mais ne faisons pas la fine bouche. Pour paraphraser Neil Armstrong débarquant sur la Lune, c’est un petit pas pour l’Etat français mais un grand pas pour la France. Et dans ce sens, on peut même comprendre le souci légitime du Président français de distinguer entre l’Etat français d’une part et le peuple français et ses valeurs d’autre part, ce qu’a toujours fait aussi la révolution nationale algérienne. On a donc tout lieu d’apprécier ce pas en avant et d’en être sincèrement heureux. Non pas pour nous au fond, car nous n’apprenons là rien de nouveau sur la nature du colonialisme. La victoire sur le colonialisme a non seulement libéré notre pays, mais elle nous a libéré nous mêmes de tout ressentiment, tout en nous rendant disponible à une vraie amitié avec la nation française, comme avec toutes les autres nations. Mais contents surtout pour le peuple français, car c’est un pas en avant pour lui, pour libérer la France des démons de la nostalgie coloniale, de la discrimination et du racisme qui continuent de hanter son pays, jusqu’à faire des Arabes, des Africains qui vivent en France de nouveaux « indigènes »

Mais voilà que l’Etat Français ressurgit dans le discours du président François Hollande. Il a voulu terminer son allocution sur le Mali et la crise du Sahel, sur « la détermination » à montrer à ce sujet. Et là, il gâche tout. N’y aurait-il pas eu beaucoup plus d’élégance, de grandeur, à consacrer et dédier cette rencontre uniquement à l’esprit de la décolonisation. Comment peut-on risquer, même un instant, entraîner l’Algérie et le Mali dans une guerre civile contre les Touaregs, qui sont l’âme du Sahara, c’est-à-dire des quatre cinquièmes de notre pays, le sel et la légende de notre terre et de notre culture berbère, le pont qui unifie l’Afrique noire et l’Afrique blanche. Comment ne pas consacrer toutes ses forces à trouver une issue pacifique à la crise du Sahel et à repousser toute idée d’ingérence et donc de retour de l’esprit colonial. Comment ne pas parier pour la paix et la coopération. Et d’ailleurs, de quel droit, la France s’autorise-t-elle à intervenir en Afrique? Est-elle Africaine? Comment peut- on oublier de telles évidences.

Là aussi la mémoire, le devoir de mémoire alors ressurgissent, mais d’une autre façon. De Sétif, où je suis né, me revient en mémoire une phrase que répétaient souvent les anciens, l’air songeur, lorsqu’il s’agissait de la France: « La France est traîtresse » (en Arabe: »França khadda’a »). C’était le résumé de ce que nous avait appris l’Histoire coloniale, de l’Emir Abdelkader trahi après le traité de la Tafna, aux promesses jamais tenues, aux autres trahisons jusqu’à celle du 8 Mai 1945.

C’est parce qu’ils avaient en tête cette mémoire algérienne, c’est parce qu’ils ne se faisaient aucune illusion sur « la patrie des droits de l’homme », que les pères fondateurs de l’Algérie moderne, de Messali Hadj à Ben Mhidi, d’Ait Ahmed à Boudiaf, d’Abane Ramdane à Ben Bella et tous les autres Ben Boulaid, Krim Belgacem, ont déclenché la révolution libératrice et qu’ils ont été déterminés jusqu’au bout, jusqu’à la libération de tout le territoire, jusqu’ au Sahara. Et c’est sur ces frontières du Sahara, qu’on reverrait donc apparaitre de nouveau la puissance coloniale, comme cela a été récemment le cas en Libye ?

Du coup, on se souvient que François Hollande, avant d’être président de la République française, et son parti, le parti socialiste français, avaient soutenu la terrible intervention militaire en Libye ainsi que celles, sanglantes, de la France en Côte d’Ivoire. Ils avaient alors été aux côtés du Président Sarkozy, par rapport auquel ils veulent signifier aujourd’hui, en Algérie, leur différence. A réfléchir, où est-elle ?

Longtemps, certaines élites algériennes, façonnées par la civilisation française, ont repris à leur compte les différences gauche, droite françaises, qui n’ont qu’une signification sociale interne à la société française. En cela, elles fonctionnaient à l’intérieur des mécanismes d’aliénation, comme si elles étaient partie prenante de la société française et non des étrangers. Partager la langue et la culture du dominant peut mettre en position d’otage, et créer une sorte de syndrome de Stockholm. Or, concernant la politique étrangère française, il n’y a ni gauche, ni droite, il n’y a que les intérêts de l’Etat Français comme il est actuellement. Beaucoup de ces élites algériennes ont payé cette erreur de leur échec politique au sein d’un peuple qui lui était lucide. Mais l’histoire peut se répéter aujourd’hui à voir l’attente et l’enthousiasme excessifs qui ont été ceux de certains à l’occasion de la visite du chef de l’Etat français. Qu’on se calme donc. Il ne faut pas baisser la garde. Il faut se souvenir. Encore un devoir de mémoire.

Il a fallu cinquante ans pour que l’Etat français murmure une reconnaissance de la barbarie du colonialisme. Pourquoi maintenant ? Quelle est la vérité sur l’évolution des relations entre la France et l’Algérie. J’ai l’image de ces jeunes, de ces cadres, de ces universitaires, de ces hommes et de ces femmes du peuple, de ces voix qui d’évidence expriment le sentiment de l’immense majorité algérienne, et qui résumaient, sur une télé privé algérienne, la visite en une phrase: « ils ont besoin de nous ». La vérité est que le monde a changé. La Chine, l’Inde, le Brésil et d’autres nations émergent puissamment, économiquement, technologiquement. L’Algérie aussi a changé, et cela n’est pas du seulement à « la manne pétrolière » comme le répètent à l’envi des esprits paresseux ou chagrins, des deux côtés de la Méditerranée, prêts à nous faire prendre pour une malédiction ce qui est un avantage, conquis de haute lutte. Le peuple algérien, la société algérienne se sont frayés opiniâtrement un chemin vers le progrès et la modernité avec et malgré le ou les régimes politiques qui se sont succédés. Plusieurs Algérie ont été construites depuis 1962. Les nouvelles villes, les nouvelles routes, les infrastructures modernes et bien d’autres choses encore font ressortir, aujourd’hui à quel point, le monde colonial était petit, étriqué, avec ses petits chemins serpentant le long des propriétés coloniales et ses centre villes étroits. Une classe moyenne a émergé qu’on voit les weekends, dans toutes les villes de l’Algérie, en processions interminables de voitures, à l’exploration d’un nouveau mode de vie et de consommation, et vers…de nouveaux problèmes de civilisation. Des centaines de milliers de cadres, de jeunes sont instruits, compétents et prennent confiance en eux-mêmes. De quoi en crever de jalousie, pour un colon qui reviendrait visiter l’Algérie.

Ce sont là les fruits de l’indépendance malgré tout ce qui s’est passé et tout ce qui est insupportable, inacceptable tous les jours chez nous. A eux seuls, ils condamnent, sans autre besoin d’explications, le colonialisme français. On se met alors à imaginer ce que pourrait être l’Algérie si elle se décolonisait vraiment, totalement, si elle épanouissait son identité vraiment, totalement, si elle était indépendante vraiment, totalement, si elle était démocratique vraiment, totalement. Mais ceci est un autre article.

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(1) D’après « le journal « El Watan Week End », 21 Décembre 2012, p 6, « ce que Hollande n’a pas dit ».