La presse orpheline d’un pouvoir qu’elle n’a jamais eu?

La presse orpheline d’un pouvoir

qu’elle n’a jamais eu?

L’avenir d’une illusion

Par K. Selim

 Le Quotidien d’Oran, 16 décembre 2004

Pour la presse algérienne, c’est bien la fin d’une époque. La fin d’une illusion de pouvoir encore mal vécue ou qu’on se refuse à admettre. Mais la fin d’une illusion n’est pas une mauvaise chose, elle traduit un retour du réel.

Magnanimité, générosité ou constance ? Il y a une certaine ironie de l’histoire à voir maître Ali Yahia Abdennour, président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), défendre avec conviction et pugnacité des journaux qui n’ont jamais été tendres avec lui. Les colonnes fermées se sont rouvertes et ses idées et ses prises de position ne suscitent plus des commentaires virulents et souvent outranciers. L’avocat n’a pas changé. Il fait de la politique, il prend même parfois des risques de se mêler aux jeux subtils du sérail, mais il a une cohérence qui lui permet de transcender les choses: les droits de l’homme, il les défend au sens le plus large. Même s’il affole des puristes parce qu’il a bonne presse, l’homme n’a pas fondamentalement changé.

La presse – ou plutôt les principaux grands tirages ayant une influence politique supposée – a-t-elle changé ? Les malheurs de Mohamed Benchicou et la disparition brutale du Matin dans un bras de fer inégal se déroulant dans un contexte général de démobilisation survenant au lendemain des présidentielles ont débouché, non sur une réflexion mais sur un profil bas au plan politique. Il serait sans doute excessif de déceler dans le retour médiatique relatif de Ali Yahia Abdennour ou dans le profil bas politique des lignes éditoriales un signe de changement. Tout au plus pourrait-on y voir un signe de la nouvelle prudence qui s’est emparée d’une presse qui, contre des évidences lourdes et des analyses disponibles, avait misé sur la fortune de Ali Benflis lors des dernières présidentielles.

On serait quasiment enclin à en conclure que la presse ne tient sa vigueur polémique qu’aux divergences et aux batailles qui se déroulent dans le sérail et que dès lors qu’ils se sont tus après les élections, elle n’a politiquement plus rien à dire. Si un changement existe – on ne peut nier que depuis les présidentielles, la presse est beaucoup moins impertinente – il semble se faire dans le silence, dans une formulation muette peut-être, mais plus sûrement, dans la découverte tardive d’une adversité qui a été pendant des années le lot des opposants.

Indéniablement cette adversité s’énonce de manière lourde: emprisonnement de journalistes, poursuites judiciaires, rigueur commerciale des imprimeurs qui ne s’étend pas à l’ensemble des titres. On connaît déjà le bilan: un titre a été enterré dans cette bataille. Il n’est pas sûr que le pouvoir veuille enterrer les autres titres, mais il recourt à toutes les possibilités – et elles sont grandes – offertes par les lois et l’économie pour les remettre à «leur place».

Le problème est que l’histoire de la presse née après octobre 1988 sous une impulsion réformatrice rapidement contenue au sein du régime ne s’est jamais interrogée sur sa «place». La crise s’installant, le pouvoir face à une contestation violente et à un sérieux problème d’image à l’extérieur, lui avait concédé un rôle politique. La mission a été globalement accomplie. Le pouvoir s’accommodant des petites sorties incontrôlées ou les réprimant parfois, mais l’essentiel était que les réfractaires aux choix lourds du pouvoir ont été étripés ou diabolisés. Cette période a sans doute façonné les plus mauvaises habitudes, les manquements répétés et impunis à une éthique du métier que les positionnements politiques ne peuvent justifier. Crûment, certains diront qu’en ne défendant pas la liberté pour tous – comme ce diable d’avocat persiste à le faire – la presse a, durablement, scié la sienne. Le pouvoir se venge-t-il des «mauvais choix» électoraux des journaux ? On peut se contenter de l’explication, elle n’est pas forcément fausse. Mais on peut aller plus loin en relevant que c’est le régime en entier – et pas spécialement Abdelaziz Bouteflika ou Yazid Zerhouni – qui signe la fin de la «concession» en l’estimant inutile dès lors qu’il s’estime débarrassé du «complexe de légitimité». «L’ordre des choses» est ainsi rétabli et dans le monde du pouvoir cela est exprimé de manière crue. Le plus pathétique serait que les journaux – alors que les contraintes que d’autres rencontraient déjà s’imposent à eux – se sentent orphelins d’un pouvoir qu’ils n’ont jamais eu. Plutôt que de sombrer dans la morosité, elle ferait oeuvre utile, pour elle-même en premier, en revisitant ce qui a été fait durant la décennie. Si on peut y trouver du bon, on y décèlera sans l’ombre d’un doute du beaucoup moins bon, de ces choses que l’on ne devrait plus faire. Il y aurait énormément à dire sur ce registre. Point n’est besoin de remuer le couteau dans la plaie surtout qu’à des niveaux divers et inégaux, les journaux, parfois de manière inconsciente, ont cultivé l’illusion de pouvoir. Mais il serait quand même fâcheux que la presse ne s’interroge pas sur sa propre pratique comme semble l’attester la morosité actuelle. C’est pourtant une thérapie nécessaire. Une illusion, surtout quand elle se rattache à un sentiment de pouvoir, peut avoir une fin mais elle peut aussi garder un avenir. Il est un fait que si le pouvoir s’offre une mise au pas des récalcitrants, il ne parvient pas à faire de ses propres médias des organes de référence. Le terrain est d’une certaine manière fertile à des reconductions «adaptées» de ce qui s’est passé durant la décennie écoulée. Et cette période mérite qu’on l’examine avec soin. Dans un pays sans cadres politiques institutionnels efficients, la presse a souvent cru devoir se poser en porte-parole du pouvoir, en son expression officieuse et parfois en censeur au nom d’une notion très restreinte de la république. Il est difficile de reprocher à la presse de faire de la politique. Même dans les pays structurés, elle en fait toujours, par ses choix éditoriaux, ses préférences et ses inclinaisons. Le problème est qu’elle ne peut être que cela, une presse de pouvoir, parlant de pouvoir et ne s’intéressant qu’aux thèmes fixés par le pouvoir. Par intérêt ou par choix, mais souvent par une singulière immodestie, la presse ne s’est même pas contentée de se croire un «quatrième pouvoir».

Se penser comme «quatrième pouvoir», même si cela est une chimère, aurait été un moindre mal car la notion implique tout de même une distance et provient de systèmes où le principe de la séparation des pouvoirs est ancré. Cette distance – en dépit des professions de foi – est ce qui a le plus manqué. On s’est cru partie prenante du pouvoir, son associé et parfois son vigilant censeur. On a été excessivement politique et partisan. On a moins fait le boulot élémentaire: chercher l’information, la recouper et la dissocier du commentaire et de la prise de position politique. En se recentrant sur le métier, en étant ouverte sur l’Algérie réelle, en refusant de se fermer aux adversaires supposés, la presse peut faire des contraintes actuelles une incitation à plus de créativité. Le meilleur dans une illusion, c’est quand elle se termine. Sauf qu’on n’est pas encore sûr que cela soit le cas.