Presse-Justice: confrontation ou dialogue?

PRESSE-JUSTICE : CONFRONTATION OU DIALOGUE

La norme universelle et la complexité algérienne

Le Soir d’Algérie, 6 mai 2006

Journalistes et magistrats algériens, en confrontation de fait, du fait du dispositif juridique répressif sanctionnant les délits de presse, notamment le code pénal dans sa version amendée en 2001, s’initient au dialogue. La rencontre «Presse-justice : dialogue ou confrontation», organisée jeudi à l’hôtel El Marsa, à Alger, à l’initiative du Comité des éditeurs, a sonné en effet l’entame d’un débat qui, étant donné la disponibilité affichée des uns et des autres, est appelé à se poursuivre. Examinée à l’aune d’autres vécus en la matière, la relation presse-justice, en Algérie, se découvre être des plus conflictuelles de par le monde. Véritablement.
Sofiane Aït Iflis – Alger (Le Soir) – Alors que la presse et les journalistes, en Algérie, poursuivent d’accumuler les procès et les condamnations pour offense au président de la République, en France, nous apprend Jean-Yves Monfort, président du tribunal de Versailles, le délit d’offense envers le président de la République est tombé en désuétude, depuis plus de trente ans. Le magistrat français, qui a eu à présider la chambre spécialisée (délit de presse) du tribunal de Paris pendant 10 ans, de 1991 à 2001, dépeint la décision du juge comme étant d’abord mais essentiellement une action à la fois symbolique et pédagogique. «L’intervention du juge, dans le cadre des lois existantes, se veut avant tout symbolique, et pédagogique : elle vise à dessiner une déontologie, à tracer, au fil de chaque décision, une limite — la plus consensuelle possible — entre le permis et l’interdit.» Comment est-ce possible cependant d’entretenir et de maintenir cet équilibre ? Jean-Yves Monfort fournit un élément de compréhension. «(…) le droit de la presse demeure, pour beaucoup, l’œuvre des tribunaux, qui s’efforcent de l’adapter, jour après jour, à l’évolution des idées et des techniques, et aux besoins de l’époque, dans le respect entre la protection des droits des victimes, et de l’ordre public, d’une part, et le principe cardinal de la liberté d’expression, d’autre part.» Plus clairement, le magistrat français affirme que «droit de la presse reste un droit jurisprudentiel ». Cette évolution et, donc, la nécessaire adaptation du droit de la presse, permet au juge «d’être l’ami vigilant du journaliste». Aussi, il n’étonne guerre qu’en 10 années de présidence de la chambre spécialisée du tribunal de Paris, Jean-Yves Monfort n’a consigné que deux peines prononcées pour délit de négationnisme. Autrement dit, point de condamnations pour les infractions communes en matière de délit de presse. La Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme contraint, il est vrai, les législations nationales européennes à l’évolution. «C’est dans cette pratique (la jurisprudence, ndlr), fondamentalement libérale, que les juridictions spécialisées ont été conduites à constater l’incompatibilité de certaines incriminations (comme par exemple l’offense publique envers les chefs d’Etat étrangers, finalement supprimée par une loi du 09 mars 2004) avec les exigences de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, ou à ne plus prononcer de peines d’emprisonnement, même avec sursis, pour les infractions les plus courantes.» Avocat au barreau de Paris, Me Jean- Yves Dupeux met d’ailleurs en exergue le rôle de la législation transnationale s’agissant de tracter vers un mieux les législations nationales. Mais plus fondamentalement, la large et très souple perception que la Cour européenne se fait de la liberté journalistique.
L’exemple arabe
Même si elle ne prétend pas être une étude comparative, l’aperçu des législations arabes relatives à la presse donné par Me Yahia Chakir, Jordanien, permet de jauger l’étendue du décalage entre la liberté de la presse dans le monde arabe et dans la sphère occidentale du globe. De prime abord, Me Chakir fait remarquer que, dans les pays arabes, les pouvoirs législatifs sont plus forts que les pouvoirs judiciaires et que aussi la réalité de la liberté de la presse ne se perçoit pas dans l’application des lois mais à travers le degré de coercition ou d’indulgence des gouvernements. Cet élément introductif rend compte de l’hostilité des environnements politiques dans lesquels évolue la presse arabe. «Seules les Constitutions égyptienne et yéménite consacrent la presse comme un 4e pouvoir», affirme Me Chakir. Sinon, si le reste des Constitutions arabes, ajoute-t- il, mentionnent la liberté de la presse, il est souvent précisé que cette dernière s’exerce dans le cadre de la loi ou dans les conditions fixées par la loi. A cette contrainte s’ajoute une autre : l’occultation, délibérée, dans les Constitutions des pays arabes, du droit d’accès à l’information. «De par le monde, seuls 64 Etats garantissent l’accès à l’information. Aucun Etat arabe parmi eux. En Jordanie, un projet de loi est présentement discuté au niveau du Parlement», note Me Chakir. Mais est-ce une raison d’accepter fatalement les restrictions à la liberté de la presse ? Me Chakir ne le pense pas. Bien au contraire. Pour lui, jouir de la liberté de la presse, comme respirer, n’a pas besoin d’autorisation. A titre d’illustration, il rappelle que le royaume britannique a supprimé l’obligation d’autorisation préalable pour les publications en 1666». Seulement, pour Me Chakir, la jouissance de la liberté de la presse est assujettie au respect de deux postulats de base : le professionnalisme et le respect d’une éthique professionnelle. Me Chakir plaide la dépénalisation du délit de presse. «Je n’ai pas à prouver ma bonne foi, c’est au ministère public de démontrer ma mauvaise foi.»
La complexité algérienne
Le président du Syndicat national des magistrats (SNM), Djamel Aïdouni, à qui l’on doit reconnaître l’audace de ne s’être pas soustrait à un débat qu’il savait pertinemment contradictoire, estime, en sa qualité de magistrat, que le juge applique la loi, qu’il s’agisse de délit de presse ou de délit de droit commun. Aussi énumère-t-il les textes et dispositions de loi, la Constitution, le code de l’information, le code pénal et le code civil, qui fixent le cadre de l’action du juge. Ce qui lui permet d’affirmer que le juge n’est pas forcément dans une situation de confrontation avec le journaliste. D’ailleurs, réfute-t-il l’idée communément admise que le fait que le journaliste soit entendu par la police judiciaire est un manquement à la procédure. «Il n’y a pas de procédure spécifique pour les journalistes. Quand la plainte émane du ministère public, c’est la police judiciaire qui est saisie pour mener l’enquête. Lorsque la plainte est déposée avec constitution de partie civile, là, la procédure est autre.» A la question de savoir pourquoi il est fait application des dispositions du code pénal alors qu’il existe un code de l’information, M. Aïdouni rétorque que «dans tous les pays du monde existe un code pénal, que ce n’est donc pas le propre de l’Algérie». Intervenant dans les débats, l’ancien chef de gouvernement, Mouloud Hamrouche, a appelé à sauvegarder l’essentiel, à savoir ne pas bloquer le processus enclenché auparavant visant à asseoir une liberté de la presse. Le président du RCD, Saïd Sadi a, quant à lui, averti quant aux risques de dérapages auxquels pourrait conduire la tendance à particulariser les débats qui intéressent l’ensemble de la société. Le directeur d’ El Watan a, lui, proposé la mise sur pied d’un groupe de travail sur la question du délit de presse réunissant les magistrats et le Comité des éditeurs. Aïdouni trouve l’idée intéressante. Notons que deux autres anciens chefs de gouvernement, Mokdad Sifi et Sid-Ahmed Ghozali, et le patron de l’UGTA, Sidi Saïd, étaient présents à la rencontre.
S. A. I.