Ghardaïa se sent manipulée

Ghardaïa se sent manipulée

Après la violence, la psychose

El Watan, 21 mars 2014

Le dispositif sécuritaire et les promesses de Abdelmalek Sellal n’y ont rien fait. Les affrontements ont repris dans plusieurs quartiers de Ghardaïa il y a une semaine. Pourquoi l’Etat semble impuissant ? Les habitants dénoncent les instrumentalisations.

En bordure du ksar de Ghardaïa, trois fourgons de police sont stationnés à l’ombre. En face, les magasins ont maintenu leurs rideaux baissés. A l’étage, quatre hommes se sont retrouvés autour d’un grand bureau en bois. «Cette fois, il y a la main de l’Etat. Alors que la paix se rétablit, comment expliquez-vous que les forces de sécurité soient retirées des rues d’un seul coup en pleine nuit ? Et que deux jours après, les violences se déclenchent ?», s’emporte un homme en costume, la quarantaine, qui veut garder l’anonymat. Son voisin souligne le contexte de la campagne électorale : «Lorsque vous créez la peur, vous engendrez des demandes de soutien. Faire régner la terreur d’une région à l’autre est donc à votre avantage. Les autorités ne gagnent pas grand-chose à instaurer la paix.»

Mais les deux hommes s’accordent sur autre chose. Pour eux, Ghardaïa est prise en étau entre plusieurs intérêts, ceux des autorités qui voudraient se maintenir au pouvoir et ceux «personnels ou opposés au parti unique». «Il y a des gens qui veulent rallumer le rêve d’un Printemps arabe en Algérie. Certains veulent s’en servir pour obtenir le départ du système. Pas pour le changer réellement, mais pour leurs intérêts personnels.» Près du tribunal, de jeune gendarmes achètent des verres de thé. Le vendeur, quoique fataliste, sourit : «Le malaise est là depuis 1962.» Les habitants mozabites sont convaincus que ces nouveaux épisodes de violence sont une étape supplémentaire dans un processus de marginalisation de leur communauté qui existe depuis l’indépendance. «Certains ont un rêve : nous chasser», souligne un industriel, qui multiplie les exemples : pas de poste de responsabilité dans l’administration, terres confisquées, projets étatiques qu’on ne leur attribue jamais…

Deuil

Ces discriminations vont de pair avec les choix politiques faits par le pays dès la fin de la Révolution. «L’instauration du parti unique en 1962 n’a pas permis aux populations nomades et aux populations sédentaires de dialoguer. Cette vision politique unilatérale a fait que les gens ne pouvaient pas agir dans le sens de la construction de la paix. Et c’est encore le cas, car les partis d’aujourd’hui ne sont que des sous-partis uniques», analyse un intellectuel de la vallée sous le couvert de l’anonymat.

Dans une ruelle du quartier Hadj Messaoud, derrière un tapis étendu au soleil, des femmes sont venues présenter leurs condoléances aux mères des trois jeunes tués samedi dernier. Les larmes coulent sur les joues de la mère de Brahim, 28 ans : «Je suis catégorique, c’est l’Etat qui a tué mon fils. Et je veux savoir qui et pourquoi ?» Dans la pièce sombre, le ton monte, les voix sont aiguës, furieuses. «Nous nous attendions à ce que l’Etat essaye de rapprocher les deux communautés et de ramener la paix. Si l’Etat protège les Mozabites, c’est qu’il veut que ça explose.» Assise près d’elle, les yeux noirs, une autre femme crie à l’injustice. «Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de tir à balle réelle dans les autres quartiers chauds de la ville ?»

A l’étage, un jeune du quartier se pose les mêmes questions. Il était à côté de Brahim lorsque ce dernier s’est effondré sous les projectiles : «Ils veulent nous faire croire que ce sont les Mozabites qui ont tiré, mais ils ne pouvaient pas entrer dans cette partie du quartier. Au début, il y a eu un affrontement avec des Mozabites, mais ensuite, la police a profité de l’occasion.» Plusieurs habitants affirment que les forces de l’ordre «en veulent» aux jeunes du quartier : «Ils nous ont toujours considérés comme des voyous, parce que nous habitons ici. Ils disent toujours : ‘‘Vous les enfants de Hadj Messaoud, nous allons vous mater’’.»

Sollicité, le chef de la sûreté de wilaya n’a pas répondu. Tous dénoncent le comportement de certains policiers : arrestations et contrôles abusifs, harcèlement des jeunes filles. Un jeune garçon raconte : «Juste après le début des violences la semaine dernière, j’ai été arrêté dans un taxi. Ils me connaissent, ils savent que j’habite ici. Ils ont mis dans mon sac à dos un couteau de boucher et des tiges à béton pour m’accuser. Je suis resté toute la journée à genoux dans le commissariat et chaque policier qui passait me giflait.»

Vêtu d’une veste aux couleurs d’une équipe de football européenne, un autre jeune montre une vidéo des affrontements filmée avec son téléphone : «Nous n’accusons pas tous les représentants de l’Etat. Mais il y a une minorité qui aime l’argent et qui est corrompue. Pourquoi maintenant qu’il y a la gendarmerie, il n’y a eu aucun problème depuis trois jours ?»
Bouameur Bouhafs, le représentant des notables malékites, est persuadé que les violences n’ont rien de spontané. «Malgré les tentatives de médiation, les affrontements reprennent. C’est donc que les acteurs des violences ne sont ni les notables mozabites ni les notables malékites. Un groupe est à l’origine de ces violences et il répond à un agenda extérieur.» Pour lui, ces groupes sont organisés. «La dernière attaque a eu lieu alors que tout le monde était à la mosquée.» En décembre dernier, il avait pris la route pour Berrian,e lorsqu’un chauffeur de taxi avait été hospitalisé d’urgence parce qu’un cocktail Molotov, lancé d’une colline, a enlammé sa voiture. «Cet homme n’avait rien fait. Il ne faisait que passer. Lancer un cocktail Molotov sur sa voiture c’était pour le tuer et entraîner la ville de Berriane à l’embrasement.»

Instrumentalisation

A la sortie de la ville, la route nationale est vide. Il n’y a qu’un escadron de gendarmes, débout sous le soleil, au milieu des roches sableuses. A 8 km de Ghardaïa, au milieu de nulle part, on a construit des dizaines de maisons pour reloger les familles sinistrées après les inondations de 2009. C’est là qu’une famille s’est réfugiée pour célébrer le mariage de leur fils. La fille aînée insiste : «Il ne faut pas donner notre nom, ni celui de notre quartier.» Le 12 mars, en pleine nuit, des personnes cagoulées ont attaqué leur maison avec des pierres et des lance-pierre dans lesquels étaient insérés des bouts de fer à béton. La mère du marié, qui a décalé la date du mariage trois fois à cause des violences, ne comprend pas l’origine du problème : «J’habite ici depuis 39 ans. J’ai des amis mozabites. Nous sommes tous des voisins, non ? Il y avait eu des événements en 1985, mais cette fois-ci, c’est pire. En 1985, le problème était les lots de terrain. Cette fois, ce sont Mozabites contre Arabes. Je ne sais pas ce qu’ils veulent.»

Autour d’elle, des invitées acquiescent. Personne n’arrive à identifier l’origine des poussées de violence. Mais ici aussi, le sentiment d’instrumentalisation est fort. Les femmes soulignent que l’Etat a les moyens de faire cesser cette furie. Si rien n’est fait, c’est que le climat de peur est réellement l’objectif. Une invitée en robe bleue lance : «Une région de perdue, dix de retrouvées.»
La police renforce ses entraînements et son équipement

Après les violences des 14 et 15 mars, 26 policiers ont été blessés par des jets de pierre et des morceaux de métal lancés par des frondes. L’un d’entre eux, Salim, originaire d’Oran et en poste à Ghardaïa depuis le 1er février, a reçu une pierre à la tête. «J’ai déjà assisté à des affrontements mais jamais d’une telle violence, confie-t-il. Dès le premier jour, nous savions déjà que l’opération serait compliquée et qu’il fallait être très prudent vis à vis des jeunes des deux communautés.

Notre supérieur nous a demandé d’être «responsables». Trois collègues ont été arrêtés suite à l’enquête enclenchée après les événements car il y a eu des dépassements des services de sécurité.» Salim poursuit : «Nous avons commencé notre première mission dans le quartier Thniat el Makhzen, dans la ville de Ghardaïa pour disperser les deux groupes. La situation était inquiétante : tous les jeunes possédaient des armes blanches et nous étions particulièrement ciblés. La situation s’est vite déteriorée. Les Mozabites s’en sont pris à nous. Le 7 février, j’ai appris, choqué, qu’un collègue s’était suicidé en se tirant une balle. Un autre, dans la même journée, à Berriane, a aussi essayé de se tuer.»

Salim raconte aussi : «J’ai aussi failli mourir dans le quartier de Hadj Messaoud. Je me trouvais dans la rue quand des inconnus m’ont jeté des pierres d’un balcon». Pour protéger les forces de sécurité, la DGSN et la Gendarmerie ont changé la méthode d’entraînement et renforcé l’équipement des unités d’intervention. Suite aux événements de Berriane, en 2008, des rapports avaient déjà montré que l’équipement était défaillant.

(Aziz. M)

Le ministère de l’Intérieur a décidé d’annuler la célèbre fête du tapis de Ghardaïa, un des plus importants festivals culturels du grand Sud, organisé entre les mois de mars et d’avril chaque année.
Par ailleurs, les commerçants de la ville ont décidé de suspendre leur grève entamée le 13 mars « après une légère amélioration de la situation sécuritaire », selon le comité de coordination et de suivi des commerçant. On apprend également que les autorités ont commencé à évaluer les dégâts matériaux.

(Aziz. M)

Leïla Berrato et K. Nazim.