Algérie, la colère au quotidien

Algérie, la colère au quotidien

Incurie de l’Etat, problèmes d’eau et de logement : depuis plusieurs mois, les révoltes se multiplient dans le pays.

par José Garçon, Libération, 15 juin 2006

Ils sont les plus démunis. Ou les plus désespérés. Alors, quand ils n’en peuvent plus de crier dans le désert, d’attendre à l’infini des logements sociaux souvent attribués à moins nécessiteux, d’assister à des accidents mortels à cause de routes crevassées, de voir leurs enfants souffrir d’asthme et leurs maisons se fissurer à cause de la poussière et de la dynamite employée dans les carrières, ils descendent dans les rues. Par dizaines, par centaines ou par milliers. Trois heures, une demi-journée, deux jours, parfois trois, ils tiennent le siège d’un douar (village) ou du quartier populaire d’une grande ville. Brûlant des pneus, ils barrent les routes en improvisant des barricades avec des pierres et des troncs d’arbre. A moins qu’un bouclier humain ne serve à paralyser la circulation ou à s’interposer avec les forces de sécurité. Vouant aux gémonies «la bureaucratie», «la corruption» et la hogra, ils affrontent les forces de l’ordre, caillassent les lampadaires publics et les sièges des administrations, APC (mairies), APW (conseils de préfecture) ou des willayas (préfectures), comme si celles-ci symbolisaient l’autisme auquel se heurtent toutes leurs revendications.

Collo, El-Oued, Tébessa, Constantine, Tipaza, Chlef, Boumerdès… Les émeutes sont devenues un mode de protestation quasi quotidien en Algérie. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, tout est aujourd’hui sujet à explosions dans ce pays qui sort de plus de dix ans de guerre civile. Le phénomène n’est pas nouveau. En 1980, en Kabylie, l’interdiction d’une conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri avait provoqué deux mois de violentes protestations. Ce «printemps berbère» préfigurera les émeutes de Constantine (1986) et surtout celles d’octobre 1988, qui furent à l’origine de l’instauration du multipartisme et firent de 500 à 800 morts après que l’armée eut, pour la première fois, tiré sur la foule. Treize ans plus tard, en 2001, le meurtre d’un adolescent, Massinissa Guermah, à l’intérieur d’une brigade de gendarmerie déclenchera «le printemps noir de Kabylie».

Aujourd’hui, l’embrasement général n’est plus de mise. Mais les microrévoltes se sont banalisées. Avec une nouveauté : l’intervention musclée des forces de l’ordre et de nombreuses arrestations, souvent suivies de peines de prison ferme. «Les détenus servent de monnaie d’échange d’abord pour faire revenir le calme, ensuite pour soumettre la population», explique le journaliste Abed Charef. Localisées, limitées dans le temps, souvent violentes, ces jacqueries sont devenues, pour les laissés-pour-compte, la principale façon d’exprimer leur ras-le-bol. Car la misère frappe durement les démunis ­ un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté ­ dans ce pays aux richesses pétrolières et gazières immenses.

Un nouvel eldorado qui, avec 60 milliards de dollars de réserves en devises, affiche une santé financière insolente grâce aux hausses successives du prix des hydrocarbures. L’incurie et l’absence de l’Etat comme le manque d’infrastructures y sont néanmoins patents. Mi-mai, une grosse vague de chaleur a aggravé les pénuries habituelles d’eau. Mais, à Feddaoui Moussa, les habitants, privés d’eau potable pendant deux mois, se sont révoltés : il suffisait, selon eux, de changer la conduite alimentant le château d’eau… Le 30 mai, le ministère des Ressources en eau a promis un été «sans coupures», les 57 barrages du pays étant remplis à 50,90 % contre 46 % en 2005. Mais il n’a pas précisé que ces derniers sont envasés à près de 12 %. Evoquant ces «mouvements de contestation de basse intensité mais récurrents», le Quotidien d’Oran notait récemment : «Une jeunesse désorientée, sans appui, accumule les rancoeurs et les frustrations devant une vie sans perspective. […] Elle est en première ligne pour dénoncer la hogra. Tout le monde n’est pas en effet également armé pour la débrouille qui fait office aujourd’hui de seule voie de salut. Il existe, face à la désespérance, une tentation forte à la violence. On devrait vraiment s’en inquiéter.»