«On a vécu l’enfer à Sabratha»

Rapatrié des camps de détention libyens pour migrants, un harrag témoigne

«On a vécu l’enfer à Sabratha»

El Watan, 11 décembre 2017

Mokhtar Boudjemaâ a 43 ans. Sur la photo de profil de son compte Facebook, il ne fait pas vraiment son âge : un visage poupin flanqué d’un bouc autour du menton, yeux noirs et regard tendre, esquissant un sourire.

Ce qui se dégage de lui, de prime abord, c’est une bonté profonde, une douceur bienveillante. Et cela se confirme dans le timbre de sa voix chaude teintée d’un accent de l’Ouest, Sidi Bel Abbès plus précisément, «Petit Paris» comme il la nomme dans l’une des photos qu’il a prises de sa ville, son patelin de cœur et son port d’attache.

Mokhtar «navigue», comme il dit, sans plus de précisions. Il navigue à vue… Il ne s’épanche pas trop sur sa situation, ne s’étale pas sur sa biographie. Nous saurons simplement qu’il n’a pas de travail stable, qu’il est célibataire et sans enfant. Issu d’une famille modeste, il est orphelin de mère et fait partie d’une fratrie de sept membres.

«Je suis le premier de ma famille à avoir tenté l’expérience de l’émigration», affirme-t-il. En parcourant ses posts et commentaires sur Facebook, nous sommes d’emblée impressionnés par son talent littéraire et poétique, avec, parfois, des saillies bien senties et autres épigrammes aux allures d’aphorismes. Il est féru de peinture, de littérature, de photographie, de soufisme… Il se définit comme un «homme de la marge» et termine une série de petites réflexions par : «Min wahyi bardi essabah (inspiré du froid du matin).» On a du mal à croire que ce garçon plein d’esprit est autodidacte. «J’ai appris grâce à la lecture», confie-t-il modestement.

«K’raht !»

Mokhtar n’est pas près d’oublier les quatre mois qu’il vient de passer en Libye, dont plus de la moitié en détention. «Je suis parti le 27 juillet 2017 par la Tunisie», commence Mokhtar. Qu’est-ce qui l’a donc poussé à entreprendre ce projet de «harga» qui se révélera périlleux ? «K’raht !» lâche-t-il avec amertume. «J’étais dégoûté. Les conditions de vie t’obligent à partir, khouya», résume-t-il. Le 27 juillet donc, il met le cap sur la Tunisie où un passeur l’attendait. Lui, il le désigne sous le nom d’«El harrag».

«C’est un Algérien qui fait passer essentiellement des Algériens», précise-t-il. Pour éviter les postes-frontières trop surveillés, le «taxi clandestin» conduit par un Libyen emprunte un chemin détourné, à une bonne distance du poste-frontière de Ras Jedir qui sépare la Tunisie de la Libye. Le trajet est payé entre 100 et 130 dinars tunisiens (soit entre 7000 et 9000 DA) par place, indique notre ami. Première image qui marque Mokhtar : «Parmi les autres passagers qui étaient avec moi dans le véhicule, il y avait une femme, une Libyenne, avec ses enfants. Profitant d’une courte halte, ils ont ouvert la portière et ont sauté de la voiture. Leur mère a dû courir derrière eux. Ils ne voulaient plus retourner en Libye à cause de la situation là-bas», s’émeut-il.

Mokhtar est d’abord conduit à Zouara, ville côtière berbère située à l’ouest de la Libye, à une soixantaine de kilomètres de la frontière tunisienne. «On a été gardés dans une ferme avec d’autres migrants, principalement des Algériens.» Le séjour à Zouara sera de courte durée. «On a dû partir, les choses se sont gâtées, t’khaltat», explique l’ex-harrag.

«Les côtes libyennes sont moins surveillées»

Mokhtar reprend la route pour Sabratha, ville portuaire située à 70 km à l’ouest de Tripoli. C’est la Mecque des harraga, grosse plateforme migratoire pour tous les départs vers l’Italie. Ces derniers mois, Sabratha a beaucoup fait parler d’elle pour avoir acquis la réputation de repaire de tous les trafics et théâtre d’une nouvelle traite esclavagiste, dont les principales victimes sont les migrants subsahariens. Selon un rapport du HCR daté du 17 octobre 2017, quelque 20 500 migrants étaient détenus à Sabratha jusqu’en octobre, «y compris dans les centres de détention officiels». 14 500 migrants avaient été libérés des mains des miliciens, tandis que 6000 autres étaient toujours en captivité dans des lieux tenus par des réseaux de passeurs. Nous demandons à Mokhtar le secret de ce choix risqué.

«C’est parce que les côtes libyennes sont moins surveillées en raison du chaos qui règne là-bas et de l’absence d’Etat dans ce pays, alors que chez nous, la mer est étroitement contrôlée. Et puis, les côtes européennes sont beaucoup plus accessibles depuis la Libye. L’Italie est toute proche», argue-t-il.

Une fois à Sabratha, les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu. Mokhtar devra attendre plusieurs jours avant que l’occasion de prendre la mer se présente. «La personne chargée de notre accueil nous a d’abord conduits dans un hôtel réservé spécialement aux harraga», révèle Mokhtar.

«Tout le monde est armé à Sabratha»

Finalement, le «guide» du groupe dont il faisait partie invite ses «clients» à quitter l’hôtel avant de les emmener vers un de ces entrepôts désaffectés qui servent à héberger les immigrants, à Sabratha. «Nous étions 53 Algériens dans ce haouch», assure notre interlocuteur. «Il y avait différentes nationalités : des Soudanais, des Ethiopiens, des Marocains, des Egyptiens, des Africains de plusieurs nationalités. Il y avait même des Syriens», ajoute-t-il. «Il y avait également des femmes et des enfants», se souvient-il. Nous lui demandons s’il y avait des gens armés dans ce camp. «En fait, tout le monde est armé en Libye», rétorque Mokhtar Boudjemaâ. «C’est quelque chose de tout à fait naturel là-bas. A Sabratha, tu vois des gens circuler avec une Douchka (mitrailleuse lourde, ndlr). Tu vois des civils s’exhibant avec des chars dans les quartiers, des gamins qui s’amusent avec des kalachnikovs… Normal !»

Dans le camp, l’attente sera longue avant que le réseau ne mette la main sur une embarcation sûre. «Un jour, le passeur nous a de nouveau ramenés à l’hôtel des harraga. J’y suis resté une semaine», reprend Mokhtar. Comment s’arrangeait-il pour payer l’hôtel et régler les frais de son séjour qui ne faisait que s’allonger ? Avait-il suffisamment de ressources ? Il explique : «J’ai payé le passeur algérien 500 euros, après, c’est lui qui payait les intermédiaires. En général, les migrants versaient aux passeurs entre 700 et 1000 euros.» «Au bout d’une semaine, poursuit-il, on nous a dit de nous préparer pour la nuit. C’était une dizaine de jours avant l’Aïd El Kébir. On devait embarquer depuis la plage d’Al Wadi.»

Embarquement immédiat pour…l’enfer

Mokhtar est enfin invité à prendre place sur le «boti» comme il l’appelle, le bateau déglingué qui devait les emmener, lui et ses frères de galère, vers le paradis italien. «Nous étions entassés comme des sardines. Il y avait même des femmes à bord. Je ne me sentais pas bien, j’avais des nausées. Dès que le ‘‘boti’’ a commencé à tanguer, j’ai vomi toutes mes tripes», se remémore-t-il. Pour ne rien arranger, le moteur fait des siennes : «Il y avait un problème avec le moteur. L’embarcation a commencé à prendre l’eau. C’était la panique à bord. Fawdha !» Bientôt, le rafiot est encerclé par la Marine libyenne. «Les gardes-côtes de Tripoli sont arrivés. Nous avons été arrêtés et conduits dans une prison à Melitah. Cette prison se situait près d’une zone pétrolière. Elle était sous le contrôle de la milice d’Ahmad Dabbachi», soutient Mokhtar. Il s’agit de la terrible milice baptisée «Anas-Dabbachi» du nom d’un cousin d’Ahmad tué durant les événements de 2011. Sur sa page Facebook, Mokhtar a publié depuis son retour la photo de ce sombre personnage assortie de cette note : «Il est surnommé ‘Ammou’ (L’Oncle, ndlr) mais son vrai nom est Ahmad Dabbachi, grand trafiquant d’êtres humains et trafiquant d’armes…».

43 jours de détention par la milice mafieuse de Dabbachi

«Je suis resté incarcéré pendant 43 jours dans cette prison tenue par cette milice mafieuse», soupire Mokhtar. «Nous étions détenus dans des conditions terribles, terribles…», répète-t-il. «On a vécu l’enfer à Sabratha. Les conditions sanitaires étaient abominables. Karitha ! Il y avait en tout 2800 détenus dans ce trou, tous des migrants. Nous étions gardés par des mercenaires sans foi ni loi.»
Sous le titre générique «chahed ayane» (Témoin oculaire), Mokhtar publiait sur Facebook, après son retour, des bribes de témoignages qui renseignent sur ce qu’il a subi durant sa détention. «A la prison de Melitah, écrit-il, tu dois lutter à mort pour survivre, sinon tu mourras comme un chien.

Même pour aller aux toilettes, c’est une galère. Tu dois faire la queue avec 2800 prisonniers pour faire tes besoins. Tu te retrouves devant une chaîne que même le cinéma ne saurait filmer.» Il note encore : «Avec le manque d’eau et l’absence totale d’hygiène, les poux et la gale se sont répandus parmi les migrants. Je me soigne encore pour ça.» Sur l’alimentation : «Le matin, nous prenions un quart de pain au milieu de coups de feu et de coups de trique, et le deuxième repas, on le prenait après minuit, des pâtes… une assiette pour dix personnes.»

«J’ai assisté à la mort d’un migrant éthiopien»

Dans un autre «statut», Mokhtar se fend de ce témoignage poignant : «J’ai assisté à la mort d’un migrant éthiopien qui a rendu l’âme à cause de la maladie et de la malnutrition. Je lui ai cédé ma part de pain qui ne suffit pas à nourrir un chat. A cet instant précis, j’ai cessé de croire à toutes les valeurs et j’aurais voulu avoir une bombe atomique pour la faire exploser dans cette existence sordide.»
Le 17 septembre 2017, de violents combats éclatent entre les différentes factions rivales qui se disputent le contrôle de Sabratha et du juteux «marché migratoire».

Cette guerre des milices opposait la brigade du truand Ahmad Dabbachi (qui compte quelque 500 hommes), associée à la Brigade 48, aux troupes du général Haftar, commandant en chef de l’Armée nationale libyenne, à travers ses alliés, la «Salle des opérations anti-Daech», et la brigade Al Wadi. Le 6 octobre, les combats prennent fin et se soldent par la défaite de Dabbachi qui a été chassé comme un malpropre de Sabratha. C’est ainsi que Mokhtar et ses autres codétenus ont pu se soustraire à l’enfer de la prison de Melitah pour être transbahutés dans un autre centre de détention pour migrants : la prison civile de Zouara. «Mais là au moins, nous étions bien traités. Le directeur était un homme juste et généreux», insiste Mokhtar.

Quand la population de Zouara nourrit les prisonniers

Fait peu commun rapporté par Mokhtar : c’est la population de Zouara qui envoyait des aides aux prisonniers pour les nourrir, l’établissement dirigé par Anouar Dib n’ayant pas les moyens pour sustenter ses «hôtes». Mokhtar sera retenu dans la prison de Zouara jusqu’à la mi-novembre avec plusieurs autres harraga algériens. Ayant été alertée par leur situation, l’Algérie finit par réagir et prendre en charge le rapatriement de nos ressortissants. C’est notre consulat à Gafsa (Tunisie) qui se charge de l’opération. «De Zouara, on a été conduits au poste-frontière de Ras Jedir, et de là, on a été transportés par bus jusqu’au poste de Bouchebka, près de Tébessa. J’étais tellement heureux de voir la police algérienne ! Nous avons été soumis à un interrogatoire en règle pour les besoins de l’enquête, ensuite, nous avons été traduits devant la justice. J’ai été condamné à deux mois de prison avec sursis par le tribunal de Tébessa», relate Mokhtar.

54 ressortissants algériens rapatriés en juin et 46 en novembre

Le MAE avait d’ailleurs communiqué sur cette opération : «46 citoyens algériens détenus en Libye ont été rapatriés, a assuré lundi (20 novembre 2017, ndlr) le porte-parole du ministère des Affaires étrangères», rapportait une dépêche de l’APS datée du 21 novembre. On apprend dans la foulée qu’une autre opération de rapatriement touchant 54 personnes avait été menée le 14 juin 2017. Avec du recul, Mokhtar repense à toute cette histoire avec l’air de ne pas y croire. Mais il ne jette rien de ce qu’il a vécu. «Je pensais que je ne reviendrais jamais, surtout que le pays est en guerre, livré au chaos et à l’anarchie», songe-t-il.

«Cette expérience a changé ma vision des choses. Maintenant, je n’ai qu’une envie : profiter à fond de la vie ila akhiri ramaq (jusqu’au dernier souffle)», se convainc-t-il sans euphorie excessive. Si cette douloureuse épreuve le dissuade de recommencer, les raisons qui l’ont poussé à partir demeurent intactes. «Ce n’est pas une question de social mais de société», assène Mokhtar, dépité. «Vous savez, même en Europe, ils ont la misère, ils ont des pauvres, mais la pauvreté là-bas devient secondaire. Parmi les 53 Algériens qui étaient avec moi, il y avait des gens labass bihoum, avec une bonne situation.

En Algérie, même si tu gagnes bien ta vie, tu te sens à l’étroit, les horizons sont bouchés, makache djedid (y a pas de nouveauté). Là-bas, c’est une autre mentalité. Personne ne te juge. Les gens n’ont pas peur de s’exprimer. Ici, tu te sens constamment jugé. Tu ne peux pas exprimer des idées différentes.» Et de citer à l’appui le cas Smaïl Mehnana, le philosophe qui fait régulièrement l’objet d’attaques et de menaces sur Facebook pour ses positions jugées iconoclastes (pour ne pas dire «islamoclastes»), et à qui Mokhtar n’a pas hésité à témoigner sa solidarité. «Ici, ce sont les Belahmar qui ont les faveurs des plateaux de télévision. On encourage la médiocrité.

On investit dans tout, sauf dans l’homme. Allah yahssan el aoun…» Nous exhortons vivement Mokhtar à écrire, lui qui aime bien taquiner la muse, et à faire un bouquin sur son périple mouvementé, de Sidi Bel Abbès à Sabratha. «Inchallah !» promet-il…

Mustapha Benfodil