Les nouveaux passeurs de la mort

DES ALGÉRIENS PAIENT JUSQU’À 10 MILLIONS POUR LE VOYAGE

Les nouveaux passeurs de la mort

L’Expression, 30 octobre 2006

A Kristel, Cap Falcon, Ghazaouet ou à Béni Saf, de véritables «expéditions» sont régulièrement organisées dans des embarcations de fortune.

Complètement absents du paysage social algérien il y a à peine quelques années, les boat people sont de plus en plus nombreux en Algérie, au point qu’ils ne passent désormais plus inaperçus. Jusqu’à un passé très récent, le phénomène de la traversée clandestine de la Méditerranée se faisait par la côte marocaine.
De véritables réseaux de passeurs opèrent dans le Royaume depuis plusieurs années. Il était très rare de voir parmi les candidats des Algériens. Ces derniers, échappant aux réseaux qui ont pignon sur rue au Maroc, tentaient généralement l’aventure en solo.
Or, en cette année 2006, les départs à partir du territoire national, plus précisément à l’ouest du pays, ont fait leur apparition. A Kristel, Cap Falcon, Ghazaouet ou à Béni Saf, de véritables «expéditions» sont régulièrement organisées dans des embarcations de fortune. Et ce ne sont pas des bandes de copains qui tentent l’aventure, mais des jeunes et moins jeunes ne se connaissant pas du tout, qui se retrouvent au même moment sur une plage de la côte oranaise.
Selon des sources bien informées, ces candidats ont été contactés dans leur ville de résidence par des «agents» d’un réseau d’immigration clandestine qui facture ses «prestations» environ 10 millions de centimes.
Du seul fait que quatre des sept émigrés clandestins, placés jeudi dernier sous mandat de dépôt par le tribunal d’Aïn Turck, sont originaires de Kouba à Alger, confirme cet état de fait. Les sept émigrés clandestins, actuellement en détention préventive, ont déclaré avoir versé une somme d’argent oscillant entre 70.000 et 90.000 dinars au passeur qui devait les conduire jusqu’à la côte ibérique.
Cependant une chose est sûre c’est que l’aventure de ces sept malheureux candidats n’a pas démarré à partir de la petite ville de Aïn Turck de l’ouest du pays mais bel et bien des wilayas d’où ils sont originaires, à savoir Alger et Tizi Ouzou.
Autrement dit, l’expérience regrettable de ces sept Algériens qui ont failli y laisser leur vie, eu égard aux péripéties qu’ils ont subies constitue, en elle-même, une preuve indéniable quant à l’existence d’un réseau spécialisé, de surcroît si bien structuré avec ses passeurs, ses rabatteurs ainsi que ses «soutiens» et qui opère non seulement à Alger et les villes du centre mais également dans les autres contrées du pays. Les membres de ce réseau s’occupent du recrutement des candidats à l’émigration clandestine, et la mésaventure que viennent de vivre les sept jeunes d’Alger et de Tizi Ouzou est la preuve irréfutable de leurs agissements illicites.
Sillonnant les grandes villes du pays et mêmes des villages les plus enclavés de l’Algérie, des «recruteurs», qui perçoivent leur ristourne pour chaque candidat, mettent les jeunes en contact avec des passeurs.
Lesquels contre une grosse somme d’argent «négociable» leur font traverser les frontières et les expédient en Espagne dans des embarcations de fortune. Et c’est ce qui s’est produit avec les quatre jeunes de Kouba et ceux de Tizi Ouzou. Ces derniers ont été approchés, au sein même de leur quartier, par l’un de ces «recruteurs» au sujet de leur intention de joindre l’Europe via les circuits de l’immigration clandestine, apprend-on de sources proches de l’enquête qui révèlent qu’ils ont dû payer la somme de 7 à 9 millions de centimes pour mener à bon port l’exécution de leur projet. En outre, des sources crédibles nous ont également fait part, sous le couvert de l’anonymat, que beaucoup de filiales de recrutement de candidats à l’immigration clandestine sillonnent depuis peu plusieurs quartiers populaires de l’Algérois à la recherche de jeunes désoeuvrés désirant passer de l’autre côté de la Méditerranée, et ce par n’importe quel moyen et à n’importe quel prix.
Beaucoup de traversées ne se déroulent pas comme prévu. L’arnaque dont sont victimes les candidats, des opérations des services de sécurité, une mauvaise météo, sont autant de raisons qui font échouer ces «expéditions». Mais il arrive que l’échec coûte la vie à de jeunes Algériens, comme cela a été constaté récemment où six corps de clandestins ont été repêchés par les gardes-côtes au large d’Oran, le 24 octobre dernier.
Au vu de l’importance du réseau tissé par les passeurs, il est très probable que ce genre de drame puisse se reproduire dans un futur proche. Cependant, jusqu’à l’heure actuelle, les services de sécurité réfutent catégoriquement l’existence d’un trafic de ce genre à l’intérieur du territoire national. Ni à Alger, ni dans les autres villes du pays, les services de sécurité n’ont pu, pour l’heure, démanteler ce réseau de rabatteurs qui semble bien connaître son travail. Il y a eu quelques arrestations de passeurs, mais sans que cela influe sérieusement sur ce trafic humain qui prend des proportions alarmantes aussi bien à l’ouest qu’à l’est du pays.

Karim AOUDIA