Le rêve d’émigration se heurte à l’hostilité de l’enclave espagnole de Melilla

Le rêve d’émigration se heurte à l’hostilité de l’enclave espagnole de Melilla

Humiliation au quotidien pour les Algériens

El Watan, 17 novembre 2012

Les conditions de vie difficiles, dégradantes, voire inhumaines, de plus de 300 Algériens en rétention au Centre de séjour temporaire pour migrants étrangers (CETI), dont plus d’une dizaine de familles. Les hôtes de Melilla ont pu les décrypter à travers des témoignages troublants.

Au moins une centaine sur les 2000 croupissant derrière les barreaux des prisons espagnoles, environ 300 en rétention dans le Centre de séjour temporaire pour migrants étrangers (CETI), près d’une centaine de SDF vivant des vols à la tire, du trafic en tous genres, de la prostitution ou de la mendicité, des dizaines à se bousculer devant le commissariat de police pour une hypothétique place au CETI et la prise de leurs empreintes digitales, des groupes de pensionnaires arrêtés pour vol, trafic de drogue et prostitution qui font la une des médias locaux… Voilà à quoi se résume l’immigration algérienne dans l’enclave espagnole de Melilla. Enfin, tout ou presque y est pour rendre légitime la très détestable image que se font de l’Algérie et des Algériens les 80 000 habitants de cette petite ville.

A la place d’Espagne, lieu le plus fréquenté, c’est une autre non moins «belle» image qui s’offre aux passants. Depuis plusieurs jours, Tayeb Berkhache, sa femme Kheïra et ses cinq enfants, en bas âge, y occupaient un petit espace donnant sur le siège de la Délégation du gouvernement de Melilla. Brandissant une banderole où l’on pouvait lire «Una huelga de hambre para mi familia, mis niños, ayude yo por favor» (une grève de la faim pour ma famille, mes enfants. Aidez-moi s’il vous plaît), ce père de famille, issu du Golf, quartier du centre d’Alger, était déterminé à poursuivre son action et avait promis de ne pas quitter les lieux et d’y rester le temps qu’il faudra jusqu’à la satisfaction de sa revendication : la «salida», laissez-passer à même de lui ouvrir la porte à la péninsule, qu’il réclame aux autorités locales depuis son arrivée avec sa famille à Melilla le 12 mars 2012.

Au premier abord, il apparaît un gouffre saisissant entre les pleurs de la petite Serine, un bébé de 6 mois, les sourires insouciants de Roufaïda (3 ans) et Adam (5 ans), les jeux trop bruyants de Nouh et Douaâ, deux jumeaux de 8 ans et le regard désespéré de leur maman, enceinte de deux mois. Cependant, en creusant un peu, on se rend compte que chaque membre de cette famille souffre d’une situation des plus dramatiques. Le bébé en sous-nutrition, les jumeaux privés de scolarité à cause de l’éloignement, les deux autres atteints de graves maladies de la peau, la maman, outre les douleurs dorsales liées à la grossesse, les expressions de son visage laissent à penser qu’elle est en proie à une dépression, le père rongé par l’inextricable situation dans laquelle il a plongé toute sa famille.

Tayeb peinait à retenir ses larmes et à étouffer ses soupirs lorsqu’il racontait l’injustice qui l’a poussé à quitter l’Algérie où sa famille était SDF et sans ressources, celle (injustice), plus amère, qu’il a retrouvée à Melilla, à un groupe de journalistes espagnols et africains qui étaient de passage. Ces journalistes, de retour de l’atelier de formation «Sans clichés, libre voix / mieux informer sur les migrations» – projet financé par l’UE et la Confédération suisse –, devaient rejoindre leur hôtel situé à quelques encablures de la place d’Espagne. Et c’est justement grâce à l’institut Panos Paris (IPP) et l’institut Panos Afrique de l’Ouest (IPAO), initiateurs de l’atelier, que les représentants des médias espagnols ont, loin de ces clichés et des discours assez stéréotypés des migrants, pu lever un coin de loin sur le vrai visage de leur pays et de l’Europe toute entière.

A leurs confrères africains, le rendez-vous de Melilla a, en revanche, permis de mettre ces clichés et stéréotypes à l’épreuve des faits.
Il faut dire que nos compatriotes de Melilla, qu’ils soient errants ou pensionnaires du Centre de séjour temporaire pour migrants étrangers (CETI), incarnaient l’exemple, le meilleur, qui symbolise, à la fois, la criminalisation et la victimisation des migrants.
Les conditions de vie difficiles, dégradantes, voire inhumaines, de plus de 300 Algériens en rétention au CETI, dont plus d’une dizaine de familles, les hôtes de Melilla ont pu les décrypter à travers des témoignages troublants. Maltraitance, discriminations, brimades, humiliations, faim, froid, absence de soins, violence, propos haineux, de quoi croire que les droits humains les plus élémentaires ont été rayés d’un trait de plume.

«Eté comme hiver, on se douche à l’eau froide. Nous avons droit à une petite bouteille d’eau minérale par jour, l’eau du robinet étant salée. Pour les repas, une minute de retard nous vaut d’en être privés. A la moindre incartade, on se retrouve à la rue pour une, deux semaines, ça peut aller jusqu’à un mois.

Le matin, on nous réveille à coups de pied ou en nous aspergeant de gaz toxique. Nous sommes tout le temps en état d’étourdissement à cause d’une substance somnifère et modératrice de l’appétit, glissée dans nos repas, d’ailleurs nous en sommes devenus addictes. En cas de disputes avec les internés d’autres nationalités, c’est directement à nous que les agents de sécurité du CETI s’en prennent à coups de poing, de pied, de matraque et de crachats. Même les femmes sont battues. Tout ce qu’on vous dit s’applique exclusivement aux Algériens.

Les autres nationalités sont traitées dignement. Nous, comme des chiens, si ce n’est pire. Pourquoi ? On ne le sait toujours pas. Nos politiques pourraient peut-être nous le dire», s’interrogent, émus, les yeux larmoyants, Kamel Talbi, Mohamed Boutahchichet, Nacereddine Ayadi arrivés à Melilla depuis respectivement 6, 13 et 9 mois. Renvoyés sans le moindre sou du CETI, au même titre qu’une trentaine d’autres Algériens, ils ont élu domicile quelques mètres plus loin, sous un tunnel où se croisent les conduites d’eaux usées de la ville. Juste au-dessus de ce tunnel, un tronçon routier quotidiennement emprunté par des milliers de Marocains de Nador, la population flottante s’élevant à 30 000 personnes, selon les autorités de Melilla, qui vivent du commerce souterrain et passent la journée à faire des va-et-vient dans la ville.

Tous ces témoignages et toutes ces accusations de ce racisme anti-algériens ont été en partie confirmés par tous les migrants que nous avons rencontrés aux abords du CETI – l’accès étant interdit à la presse – et même par certaines associations locales comme Prodein ou Melilla Acoge.

«Les Melilliens sont racistes envers les Algériens et c’est une réalité qu’on ne peut cacher. Ils sont les plus mal-aimés et les plus maltraités par les politiques, les médias et tous les habitants de la ville. Au CETI, cette haine de l’Algérien se traduit dans les faits. Il y a une scène qui m’a marquée : apparemment amateur de sensations fortes, un motard de la guardia civiel est passé avec sa grosse cylindrée sur un groupe d’Algériens pendant qu’ils dormaient, sur des cartons et à même le sol, le long du mur extérieur
du CETI», s’indigne José Palazon Osma.

Et pour projeter sur la scène nationale et internationale les hostilités et les discriminations envers les nôtres et qui ont lieu dans l’ombre des beaux discours politiques espagnols sur les droits de l’homme, le président de Prodein, association œuvrant pour la défense des droits des mineurs et des migrants, a dédié son film, Discrimination nationale, aux Algériens de Melilla, les effacés de la société melillienne.Cette dernière serait-elle atteinte d’amnésie ? Car ce sont bien des Algériens qui ont construit le célèbre quartier industriel.

Naima Benouaret


Ville mirador de l’Europe

Outre le renforcement des moyens humains et matériels au CETI et aux alentours des murs séparant les deux frontières, des groupes d’intervention rapide spécialisés dans la gestion des masses seront déployés à travers toute la ville, a annoncé Abdelmalik El Berkani, délégué du gouvernement espagnol, lors d’une conférence de presse tenue dans l’urgence suite aux derniers assauts contre l’enclave espagnole.

La volonté de conforter Melilla, cette cité étrange qui offre aux visiteurs un décor des plus frustrants dans son statut de ville mirador d’une Europe qui ne cesse de se barricader, est ainsi réaffirmée. La politique de barrière menée depuis le début des années 1990 est en train de prendre toute sa dimension. Pour se protéger contre les «avalanches» migratoires, ce territoire européen en sol nord-africain a choisi de s’enfermer derrière une barrière qu’il ne cesse de renforcer et de rénover à grands renforts technologiques. Tout autour de ce qui s’apparente à une prison à ciel ouvert, s’étend sur plus de 10 km une double clôture externe s’élevant à 3,5 m, presque le double pour celle interne, toutes deux électrifiées et surmontées de barbelés à lames de rasoir.

A cela, il faut ajouter l’impressionnant dispositif de surveillance mis en place : plus d’une centaine de caméras vidéo fixes, une structure d’écoute et un système à infrarouge. Pour ce qui est des moyens humains, plusieurs centaines d’agents et officiers de la guardia civil (garde espagnole), de la policia fronteras (police des frontières) et la policia nacional (police nationale) mobilisés 24h/24, en plus des hélicoptères survolant en permanence toute la zone frontalière, ainsi que la présence continue de tanks le long des barrières. L’efficacité de tous ces dispositifs, Jacques Ngor Sarr – un journaliste d’investigation sénégalais travaillant pour le Populaire, en reportage dans le cadre d’un atelier de formation sur les migrations avec ses confrères marocains, algériens, maliens et espagnols – a, sans le vouloir, pu la constater de lui-même.

En se rapprochant de la clôture proche de la frontière marocaine, dans l’espoir d’être pris en photo accroché au grillage, une manière de s’identifier à ses concitoyens ayant tenté l’aventure, il sera aussitôt encerclé par des motards de la guardia civil qui l’ont interpellé et ont procédé à un minutieux contrôle d’identité avant de le soumettre à un long interrogatoire verbal. Ce n’est qu’après l’intervention de son confrère espagnol qui l’accompagnait et celle de Charles Authman, de l’IPP, qui n’était pas loin de la scène, que l’hôte sénégalais a pu récupérer ses papiers, non sans être sommé de quitter les lieux. C’est dire qu’en dépit des positions officielles unanimes pour une Melilla interculturelle – 1000 juifs et 45 000 musulmans sur les 80 000 habitants – sans frontières, elle est devenue plus fermée, contrôlée et clôturée. Le racisme antimigrant que les Melilliens et leurs gouvernants s’efforcent de cacher ne fait que déconstruire le mythe interculturel dont ils ne cessent de s’enorgueillir.
Naima Benouaret


Pour éviter des rapatriements onéreux : les autorités jouent la carte de l’usure

Comment se débarrasser des centaines d’Algériens en situation irrégulière, devenus trop encombrants pour les 80 000 habitants de l’enclave espagnole ?

Pour la Délégation du gouvernement de Melilla, la solution semble être toute trouvée : jouer la carte de l’usure, de l’écoulement du temps. Irene Flores Sáez, sa directrice de la communication, l’a presque avoué lorsque, interrogée sur les véritables motivations qui se dissimulent derrière le niet opposé par la Délégation à toutes demandes de laissez-passer émises par les 300 nationaux pensionnaires du Centre de séjour temporaire pour étrangers (CETI), nous a déclaré : «Pour la Délégation, les Algériens ne sont pas une priorité. Ils finiront tous par quitter d’eux-mêmes Melilla.»

Rejetant en bloc toutes les accusations de discrimination et de maltraitance dont sont victimes nos compatriotes à l’intérieur du CETI, pourtant reconnues et dénoncées par les ONG internationales représentées à Melilla et les associations de défense des droits des migrants locales, Mme Flores Sáez n’a pas hésité, dans un langage allusif, à appeler les clandestins algériens à emprunter le chemin de l’illégalité pour retourner dans leur pays : «Les Algériens arrivent à Melilla via les frontières terrestres avec de faux passeports marocains, ils n’ont qu’à retourner chez eux par les mêmes moyens, le même mode opératoire.»

Ce que l’on pouvait trouver pervers dans les déclarations des officiels du gouvernement autonome de Melilla, c’est que d’un côté, ils crient à qui veut bien les entendre que le CETI est en surpopulation, plus de 800 migrants pour des capacités initiales de 330 places, de l’autre, ils demeurent étanches aux demandes de ce que les migrants appellent la «salida» (sortie). Un document à même d’assurer leur transfert vers la péninsule avec le droit de circuler pendant six mois sur l’espace Schengen, au-delà, ils sont tenus de retourner, à leurs charges, dans leurs pays d’origine.

Cette attitude ambivalente à l’égard des migrants, s’explique aux yeux de Mme Flores Sáez par des raisons purement économiques. Car, au plan politique, l’Espagne serait jusque-là satisfaite des résultats des accords de réadmission conclus avec nombre de pays d’origine des 1 438 migrants arrivés à Melilla au 30 septembre 2012 et les 1 940 autres de toute l’année 2011.
S’agissant des nationaux, la plus grande communauté au CETI, suivie de la République démocratique du Congo (RDC), du Cameroun, du Nigeria et de la Côte d’Ivoire et de la Guinée, la mise en œuvre de l’accord bilatéral signé entre Alger et Madrid le 31 juillet 2002 a permis le rapatriement de 1 688 clandestins.

Les deux pays se sont toujours félicités par canaux diplomatiques interposés, de leurs performances respectives dans la lutte contre l’émigration clandestine. «Le rapatriement des Algériens est certes facile, les autorités consulaires nous aident beaucoup dans leur identification, mais cette opération revient très cher à notre pays qui, comme vous le savez, est au cœur d’une sévère crise», tient à souligner la proche collaboratrice du délégué du gouvernement espagnol à Melilla, Abdelmalik El Berkani, d’origine marocaine. Pour elle, l’Espagne, déjà fragilisée par ses graves soucis économiques internes, a de plus en plus de mal à faire de la place pour les migrants, à supporter le poids de leur prise en charge ou de leurs rapatriements.

En chiffres, elle précisera que plus de la moitié sur un budget de 50 millions d’euros, destinés aux étrangers, actuellement en débat, seront affectés au rapatriement des migrants illégaux. Scellé, le destin de cette population, hors-la-loi et sans aucune perspective d’avenir, est maintenant entre les mains des administrations et des services de sécurité, dotés de pouvoirs discrétionnaires.

Naima Benouaret