Le monde arabe en pleine zone des tempêtes

Le monde arabe en pleine zone des tempêtes

Hocine Belalloufi, La Nation, 23 Août 2011

Chute de Kadhafi, retour annoncé du président Saleh à Sanaa, détermination du régime syrien à se maintenir, nouvelle tentative de déstabilisation du Liban, jugement de Moubarak… Débutée à la fin de l’année 2010, la révolte des peuples du monde arabe se poursuit, dans de nouvelles conditions…

Huit mois après l’insurrection qui emporta Ben Ali, le monde arabe est toujours en pleine effervescence politique. Le nouveau cycle révolutionnaire ouvert en Tunisie est marqué par l’émergence des peuples sur la scène politique. De Casablanca à Manama en passant par Tunis, le Caire, Sanaa ou Damas… ceux d’en bas relèvent la tête pour crier leur refus de supporter plus longtemps le joug de régimes autoritaires vieux de plusieurs décennies. Partout, ils affirment leur volonté de vivre mieux.
Contrairement à ceux du passé, les changements politiques d’aujourd’hui n’adviennent plus par le haut, de l’intérieur même des régimes en place, mais par le bas, sous l’impulsion d’une population insurgée. L’heure n’est manifestement plus aux coups d’Etat mais à l’intervention populaire dans les affaires politiques. A défaut de parvenir à les renverser, l’engagement de la population contraint généralement les régimes en place à entamer des réformes. Il n’est pas sûr que cela soit suffisant.
Dans certains cas cependant, l’intervention des armées étrangères permet aux insurgés d’aboutir à un changement de régime, sans que l’on sache exactement sur quoi cela débouchera. Tel est le scénario qui se déroule en Libye du fait de l’intervention de l’OTAN. Il est fort probable qu’une fois Tripoli conquise, l’insurrection se divisera entre partisans des grandes puissances prêts à vendre leur pays et véritables patriotes qui refusent de se soumette aux désidératas de Washington, Paris et Londres.
Dans d’autres cas, l’intervention armée étrangère a sauvé le régime autoritaire en place comme on a pu l’observer avec l’entrée des troupes saoudiennes au Bahreïn.
Dans tous les cas de figure, le nouveau cycle révolutionnaire se présente comme un processus long, chaotique et hétérogène.

Un processus long

En dépit des changements intervenus jusqu’ici, ce processus n’en est qu’à ses débuts. L’objectif d’instauration d’un régime démocratique n’a été atteint dans aucun pays. Les pouvoirs en place s’adaptent au contraire en faisant des concessions, en louvoyant, mais en s’accrochant. Partout, la pression populaire reste trop faible et les forces politiques d’opposition insuffisamment unies et préparées pour imposer immédiatement un changement de régime.
En Tunisie et en Egypte, les régimes ne sont pas tombés dans la foulée des dictateurs. Si le parti de Ben Ali a été officiellement dissous, peu de changements ont été opérés au sein des appareils du régime. La police, en particulier, continue à réprimer manifestations et grèves alors que les anciens collaborateurs du régime sont encore nombreux au sein du pouvoir. La même politique économique d’exclusion, dont on a trop tendance à oublier qu’elle est à l’origine de l’explosion qui renversa Ben Ali, se poursuit.
En Egypte, le parti national démocratique de Moubarak a également été dissous, mais l’institution militaire maintient, à travers le Conseil suprême des forces armées, sa position dominante et dirige la transition. En dépit d’une purge de quelques centaines d’officiers et de la mutation de quelques milliers de fonctionnaires de police, l’appareil de répression est resté en place. La volonté de criminaliser les grèves, la poursuite d’une politique économique très impopulaire et le maintien des engagements internationaux (en particulier les relations avec Israël) démontrent que les principaux intérêts des différents secteurs du régime ont été épargnés et que le pouvoir entend faire du Moubarak sans Moubarak.
En Libye, la défaite militaire de Kadhafi ne met pas fin à une situation d’incertitude. La faible intégration nationale (coupure entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque, rivalités entre tribus…), l’absence de traditions d’opposition et d’organisation (dépolitisation, grande hétérogénéité et méfiance des forces d’opposition…) et les multiples ingérences étrangères (françaises, britanniques, américaines, italiennes…) vont se conjuguer pour rendre difficile la transition.
En Syrie, le régime profite de la position stratégique du pays et du soutien de Moscou pour échapper, pour l’instant du moins, aux pressions occidentales. La contestation, si elle se poursuit, aura besoin de renverser le rapport de forces face à un régime dont rien n’indique qu’il soit en train de se fissurer. Au Yémen, un certain équilibre des forces interdit jusqu’ici à un camp de s’imposer face à l’autre. Dans les deux cas et en l’absence d’intervention extérieure, l’affrontement risque de durer au risque d’épuiser les protagonistes.

Un processus chaotique

Le processus en cours pourrait déboucher à terme sur l’instauration de régimes démocratiques. Mais il pourrait se traduire, à l’inverse, par l’instauration de régimes policiers, de régimes militaires, de régimes théocratiques voire d’une combinaison de plusieurs d’entre eux (régime militaro-islamiste par exemple).
Une possible somalisation ou irakisation propice à toutes les aventures étrangères, y compris coloniales, n’est pas à écarter. Cela pourrait notamment être le cas en Libye si les forces centrifuges (régionales, tribales, politiques…), polarisées par des intérêts étrangers multiples, l’emportaient sur les facteurs d’intégration. Un tel danger n’est pas une vue de l’esprit au vu de l’hétérogénéité des forces qui ont participé au renversement du régime.
La volonté de la plupart des gouvernements de se doter d’une simple façade démocratique est susceptible d’empêcher, durant un certain temps encore, les forces démocratiques d’accéder au pouvoir. Mais il est peu probable que la volonté de changement exprimée par les peuples en général et la jeunesse en particulier se satisfasse de quelques modifications d’ordre cosmétique. Cette contradiction entre le refus des régimes en place de se démocratiser réellement et l’aspiration de plus en plus grande des peuples à vivre libre ne peut que provoquer des affrontements politiques, pacifiques ou violents.
Pour toutes ces raisons, le processus menant à l’instauration d’un régime démocratique risque de ne pas ressembler à un long fleuve tranquille. C’est très certainement dans la douleur que les sociétés arabes accoucheront de régimes émanant de l’expression libre de la volonté populaire.
Une autre raison risque de rendre chaotique la transition démocratique. Elle tient dans la nature autoritaire de certains courants politiques d’opposition ainsi que dans les tentatives d’instrumentalisation de ces courants par des pouvoirs contestés. Il en va ainsi de certains partis nationalistes chauvins et islamistes. En Tunisie, le mouvement Ennahda commence à inquiéter une partie de la population et de l’opposition qui ne lui étaient pas forcément hostiles au départ en adoptant un discours radical (sur les femmes, la laïcité…) au fur et à mesure de son développement et de l’approche des élections. Le pouvoir joue à fond cette carte afin de diviser l’opposition et d’apparaître, comme du temps de Ben Ali, comme le seul vrai rempart contre l’islamisme.
En Egypte, le mouvement islamiste semble plus diversifié et plus divisé. Il est possible qu’une partie du mouvement des Frères musulmans soit dans une dynamique démocrate-musulmane à l’instar de l’AKP du premier ministre turc Erdogan. Mais il est clair qu’une autre partie du mouvement islamiste reste dans une logique classique d’instauration d’un Etat théocratique pur et dur. Une telle situation ne peut que provoquer des affrontements avec les courants laïc et démocratique comme il s’en est produit sur la place Et Tahrir cet été.
Ainsi apparait-il peu probable que le changement se produise sans soubresauts, sans heurts, sans affrontements et dans certains cas sans guerres. La région arabe est de toute évidence entrée dans une zone des tempêtes. Et personne n’est en mesure de prédire où cela mènera.

Un processus hétérogène

Long et chaotique, le processus de changement n’est pas homogène. Les révoltes prennent une grande variété de formes. Pacifiques au Maroc et en Jordanie, violentes en Libye, en Syrie, au Yémen et au Bahreïn… Politiques dans la plupart des cas (Tunisie, Egypte…) ou sociales en Algérie. Modérées au Maroc, en Jordanie et en Mauritanie ou radicales dans ceux où la révolte a été violente.
Ces différences de forme découlent de différents facteurs. L’un d’entre eux est à rechercher dans la plus ou moins grande marge de manœuvre financière qui facilite l’achat de la paix sociale par certains gouvernements (Algérie, monarchies du Golfe…). Mais cela ne suffit pas, comme on vient de le voir dans la riche Libye. Encore faut-il que ces régimes fassent preuve d’intelligence politique, c’est-à-dire qu’ils soient aptes à préserver leur unité tout en faisant des concessions… C’est ainsi que le référendum du printemps dernier a permis à Mohamed VI de préserver l’essentiel de ses pouvoirs en marginalisant les courants politiques radicaux (de gauche et islamistes) qui exigeaient une véritable monarchie parlementaire.
La forme de la révolte découle en second lieu de l’état de la société, c’est-à-dire de la force et de la détermination des oppositions politiques et du mouvement social, du degré de leur insertion et de la confiance dont elles jouissent au sein de leurs propres peuples… Des décennies de dictature ne facilitent pas l’émergence d’oppositions implantées et aguerries. C’est dans la lutte actuelle que ces forces sont en train d’émerger (Libye…) ou de se renforcer (partout ailleurs).
Mais leur avenir découle aussi de la place occupée par l’Etat sur l’échiquier politique international. Possède-t-il des richesses (Algérie, Libye, pays du Golfe persique…) ? Occupe-t-il, comme la Syrie, une place géopolitique stratégique ? Dispose-t-il d’alliés régionaux et du soutien des grandes puissances, à l’instar du Bahreïn par exemple ? Bénéficie-t-il, et à quel prix, de la protection d’un membre du Conseil de sécurité (Russie, Chine) comme c’est le cas du régime syrien ? Les forces d’opposition acceptent-elles de faire coïncider leur agenda politique avec celui des grandes puissances comme dans le cas du CNT libyen et d’une partie des opposants syriens ? L’ensemble de ces éléments déterminent l’attitude des grandes puissances (Etats-Unis, Europe et leur bras armé commun de l’OTAN, Russie, Chine…) et d’Israël à l’égard des mouvements qui se propagent dans chaque pays.

Les enjeux régionaux

En dépit des événements qui se succèdent et de la diversité des formes prises par les mouvements de révolte, les enjeux politiques fondamentaux restent les mêmes et sont au nombre de quatre.
Le premier enjeu est celui de la démocratisation des Etats qui oppose chaque peuple à son régime autoritaire. Problème aussi ancien que les indépendances, il ne se pose bien évidemment pas de la même façon dans un Liban relativement démocratique où l’Etat ne peut mettre au pas la société, dans un Irak occupé, dans une Syrie sous Etat d’urgence depuis près de cinquante ans ou dans un riche Qatar sous influence américaine. Mais il est général et englobe les questions économiques et sociales, la région connaissant un niveau d’inégalités sociales phénoménal.
Le second enjeu est celui de la libération des peuples de la région vis-à-vis de la domination étrangère. Cet enjeu voit s’opposer l’ensemble des peuples du monde arabe aux grandes puissances occidentales qui les dominent afin de mieux piller leurs ressources naturelles : pétrole, gaz, richesses halieutiques… Une telle domination s’opère indirectement, par le biais d’Israël et de certains régimes arabes. Mais elle s’opère de plus en plus directement par l’agression et l’occupation militaires : Irak, Libye…
On constate toutefois que les principales puissances qui dominent la région (Etats-Unis, France et Grande-Bretagne) ont réussi en quelques mois à retourner partiellement la situation à leur profit. Après avoir été débordées en Tunisie et en Egypte, elles ont réussi à colmater la brèche afin que les régimes de Ben Ali et de Moubarak survivent à leurs chefs déchus. Ces puissances n’ont pas hésité à sacrifier leurs alliés les plus fidèles. Prenant le train en marche, Obama, Sarkozy et autre Cameron ont réussi à faire oublier qu’ils soutenaient des dictatures depuis des décennies (Arabie saoudite, émirats du Golfe…) et qu’ils s’étaient placés aux côtés de ceux qui ont écrasé la révolte des Bahreïnis. Camouflant les véritables objectifs de l’intervention de l’Otan en Libye, ils se sont présentés en chevaliers servants et désintéressés de la démocratie. Chevauchant le processus de démocratisation en cours pour mieux le dévoyer, ils se sont refait une virginité auprès de certains citoyens crédules du monde arabe.
Le troisième enjeu est celui du rapport de forces entre deux types de régimes au sein même du monde arabe. Ceux qui sont alliés aux grandes puissances occidentales (pays du CCG, Jordanie…) ont lancé une grande offensive contre ceux qui ne sont pas entièrement soumis à la domination étrangère : Libye de Kadhafi, Syrie… Le colonel libyen ayant perdu la partie, c’est vers le régime de Bachar el Assad que se tourne désormais cette coalition. La chute du régime baasiste et son remplacement par un «régime ami» détruirait les arrières du Hezbollah et, à travers lui, de la résistance nationale libanaise. Elle aurait pour autre avantage d’isoler le régime iranien.
Le quatrième enjeu enfin est celui de l’indépendance des Etats par rapport aux grandes puissances impérialistes. Ces dernières supportent de moins en moins les manifestations d’indépendance et n’hésitent plus à agresser militairement tous les régimes qui leurs résistent : Côte d’Ivoire, Libye…
Le nouveau cycle révolutionnaire qui s’est ouvert dans le monde arabe s’avère ainsi loin d’être achevé. Il sera long, mais pas linéaire. Intervenant dans un contexte international des plus problématiques du fait des inconnues qui pèsent sur la situation mondiale, il s’opèrera en pleine crise économique mondiale. Une crise économique doublée d’une crise sociale en Europe et aux Etats-Unis.