Qatar, un Etat au dessus de tout soupçon

Qatar, un Etat au dessus de tout soupçon

Hocine Belalloufi, La Nation, 1 Novembre 2011

«La valeur n’attend point le nombre des années» écrivait avec justesse le dramaturge français Pierre Corneille il y a quelques siècles. Aujourd’hui, certains «petits» pays arabes – le Liban, la Tunisie et le Qatar – semblent confirmer, chacun à sa manière, cette sentence en démontrant que le dynamisme et la force politique d’une nation ne dépendent pas mécaniquement de l’étendue de la superficie du territoire sur lequel elle vit.

Par deux fois – en 2000 et en 2006 – le Liban a infligé une défaite politique et militaire à Israël. La Tunisie, de son côté, a ouvert un processus de contestation des régimes dictatoriaux qui touche, à des degrés divers, tous les Etats du monde arabe. Et ce pays se retrouve en pôle-position dans le processus d’instauration d’un régime démocratique. Quant au Qatar, personne ne niera qu’il se trouve actuellement à la pointe du combat sur différents fronts : intervention militaire en Libye, mission diplomatique de la Ligue arabe sur le dossier syrien, information avec la chaîne El Jazeera…

Deux différences de taille distinguent toutefois le cas du Qatar de celui des deux autres Etats. La renommé acquise par le Liban et la Tunisie provient fondamentalement et avant tout de l’action de forces populaires : résistance nationale dirigée par le Hezbollah au pays du cèdre, révolte locale de chômeurs qui s’est étendue par la suite à d’autres catégories sociales et au reste du pays avec le concours de syndicalistes de l’UGTT, d’avocats et d’autres militants associatifs et politiques… La réputation du Qatar découle en revanche uniquement de l’action de la monarchie en place. Voilà pour la forme.

Mais la différence s’avère encore plus significative sur le fond. En effet, l’action de la résistance nationale libanaise et la révolte populaire tunisienne ciblaient directement deux piliers du système de domination impérialiste sur le monde arabe : Israël et un régime dictatorial (celui de Ben Ali en l’occurrence). La monarchie qatarie agit en revanche pour défendre ce même système de domination dont les trois têtes sont les puissances du Nord (Etats-Unis et UE), Israël et les régimes dictatoriaux arabes.

Bras armé terrestre de l’OTAN en Libye

Le régime de Hamad Ben Khalifa Al Thani a démontré une capacité de nuisance redoutable en cette année 2011. Rompant avec son rôle traditionnel de médiateur (crise libanaise de 2008, affaire Rafic Hariri, relations franco-syriennes…), Doha a délaissé les habits ternes de la diplomatie pour celles, couleur kaki, de l’intervention militaire directe. Le Qatar a ainsi été l’un des principaux Etats à pousser la Ligue arabe à demander au Conseil de sécurité de l’ONU d’instaurer une zone d’exclusion aérienne en Libye. Cette dernière s’est rapidement transformée en intervention militaire directe (bombardements aériens et aéronaval) de l’OTAN en vue de renverser le régime de Kadhafi et non plus de «protéger le peuple libyen».

Premier Etat arabe à reconnaître le Conseil National de Transition (CNT) libyen, le Qatar n’a pas ménagé son aide aux rebelles de Benghazi : appui diplomatique, soutien médiatique par le biais de la redoutable chaîne de télévision El jazeera, assistance financière, vente de pétrole libyen… Dépassant rapidement le stade du soutien, le régime de Ben Khalifa s’est directement impliqué dans la guerre : missions de cinq des douze avions de chasse qataris aux côtés de ceux de l’OTAN, livraison d’armes aux rebelles, action de renseignement et intervention de forces spéciales de l’émirat pour former les opposants à Kadhafi et même, ce qui est désormais ouvertement assumé, participation directe de centaines de soldats qataris aux combats menés contre les partisans de Kadhafi.

En pointe dans l’opération armée de renversement du régime de Kadhafi par l’OTAN, le Qatar a formellement participé, le 28 octobre dernier, à la réunion élargie du Conseil de l’OTAN (direction de l’Alliance) aux côtés de cinq autres Etats non-membres : Emirats Arabes Unis, Jordanie, Maroc et Suède. Tenue à Bruxelles, cette réunion a décidé que les opérations militaires en Libye prendraient officiellement fin le 31 octobre.

A la pointe du combat pour faire tomber le régime syrien
Profitant des difficultés actuelles du régime baasiste confronté depuis huit mois maintenant à la fronde d’une partie des sa population, Doha a entamé un retournement d’alliance spectaculaire. Considéré pendant longtemps comme proche de Damas et de Téhéran, l’Emirat a rompu diplomatiquement avec la Syrie. En juillet dernier, il a gelé «jusqu’à une date indéterminée» les travaux de son ambassade à Damas. L’ambassadeur est quant à lui rentré à Doha.

Cherchant à isoler davantage la Syrie, Hamad Ben Khalifa Al Thani a offert au chef du Hamas, Khaled Mechaal, de quitter Damas où il réside habituellement avec une partie de la direction de son mouvement pour s’installer à Doha.

Mais c’est surtout à travers El Jazeera que le Qatar mène la charge contre le régime baasiste. La célèbre chaîne de télévision ne passe plus sous silence les manifestations en Syrie, la répression et l’opposition syrienne.
Sur le plan diplomatique enfin, le Qatar dirige les travaux de la délégation ministérielle de la Ligue arabe sur la crise syrienne. Cette délégation s’est rendue à Damas le 26 octobre pour débattre avec le président Assad d’une démarche de «sortie de la crise syrienne». Une réunion des ministres arabes des Affaires étrangères s’est tenue le 31 octobre à Doha. Elle a élaboré un document de travail en vue d’un arrêt de la violence, d’un retrait des blindés et de l’ouverture de négociations entre le régime et l’opposition.

Usant d’un langage très peu diplomatique qui en dit long sur son assurance et ses intentions, le Premier ministre Qatari, Cheikh Hamad Ben Jassem Al-Thani, a demandé aux dirigeants syriens de savoir «comment se comporter, pas par des tergiversations et des tromperies». Le Qatar n’a en revanche à aucun moment demandé officiellement aux opposants syriens d’entamer un dialogue avec le régime de Damas. Une négociation paraît pourtant incontournable au vu de l’équilibre politique des forces en Syrie où la dictature baasiste n’arrive pas à mettre fin à la révolte d’une partie de la population alors que l’opposition n’arrive pas à renverser le régime.

Aux côtés d’Israël et des Etats-Unis… contre l’Iran

En janvier 2009, pour protester contre l’agression israélienne contre Gaza, le Qatar qui abritait un bureau commercial israélien avait officiellement suspendu ses relations avec Tel-Aviv. Le Qatar répondait ainsi, comme la Mauritanie d’ailleurs, à une demande formulée, notamment par le président iranien Ahmadinejad, lors d’une rencontre des pays arabes et islamiques.

Mais cette mesure masque un double-jeu des autorités qataries qui a en partie été révélé par WikiLeaks. Une année après la «rupture» diplomatique avec Tel-Aviv, l’émir déclarait au sénateur et ancien candidat démocrate à l’élection présidentielle américaine, John Kerry : «Les dirigeants israéliens doivent représenter le peuple d’Israël, qui lui-même ne peut pas faire confiance aux arabes. C’est compréhensible puisque les Israéliens ont été menacés depuis très longtemps». Pour lui, «le monde arabe croit avoir battu Israël avec le Hamas à Ghaza et le Hezbollah au Liban, les Israéliens devraient être félicités pour avoir le mérite de toujours vouloir aller vers la paix».

Les relations économiques et politiques n’ont en réalité jamais cessé entre les deux pays. La presse française a révélé au printemps dernier qu’une rencontre secrète s’était déroulée à Paris entre Netanyahou et le Premier ministre qatari. La presse qatarie rapportait que Doha confierait la sécurité du Mondial 2022 à des sociétés israéliennes. Des spécialistes israéliens de la sécurité, détenteurs de passeports d’un autre pays auraient déjà fait le voyage dans la capitale de l’Emirat qui accepterait pour sa part de fournir du gaz à Israël après les problèmes rencontrés par l’Etat hébreu avec l’Egypte.

Si les relations avec Israël son restées secrètes ces dernières années, il n’en va pas de même avec les Etats-Unis qui disposent ouvertement de la plus grande base militaire au Moyen-Orient à El Udeid. Cette base est dotée d’une piste d’envol de 5 kilomètres avec une centaine d’avions de chasse et des avions ravitailleurs. Les deux pays sont liés par un accord de défense.

Il est évident que cette alliance du Qatar avec Israël et les Etats-Unis est dirigée contre l’Iran qui constitue la bête noire de toutes les monarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Un réchauffement des relations avec l’Arabie saoudite, Bahreïn et les Emirats arabes unis s’est opéré.

Possible retour de boomerang

Alors qu’El Jazeera mène officiellement campagne en faveur des révoltes populaires contre les dictatures des pays arabes, en premier lieu celle de Kadhafi, la télévision satellitaire de l’Emirat se fait très discrète sur ce qui se passe à Bahreïn. Comment pourrait-il en être autrement sachant que l’Emirat fait partie du CCG qui a décidé de l’envoi de troupes saoudiennes et des Emirats arabes unis pour endiguer la révolte populaire à Manama. Une campagne est menée contre l’Iran accusée de vouloir déstabiliser les monarchies pétrolières du Golfe.
Le Qatar ne mène pas davantage campagne, contrairement à ce qu’il a fait à propos de la Libye et de la Syrie, pour contraindre le boucher d’Aden, le président Abdellah Saleh, d’arrêter le massacre de la population civile et d’abandonner le pouvoir. Là aussi, le danger chiite est brandi pour justifier le soutien implicite apporté au dictateur yéménite.
Sûr de lui et dominateur à la suite de sa victoire libyenne, le régime qatari risque d’avoir l’appétit plus gros que le ventre. En dépit de ses accointances avec Israël et les Etats-Unis, il ne parviendra pas à remodeler à sa guise la carte politique du monde arabe. Car en dépit de sa puissance financière et de ses succès, cet allié fidèle des grandes démocraties occidentales et d’Israël possède des points faibles.

Ainsi, et alors qu’elle vante les mérites des révolutions populaires à caractère démocratique dans le monde arabe, El jazeera est l’arme politique d’une monarchie absolue où la succession s’opère souvent par des coups d’Etat. L’émir Hamad Ben Khalifa Al Thani, qui a pris le pouvoir en renversant son propre père, tient toutes les rênes du pays entre ses mains. Assisté d’un Conseil consultatif et de ministres qu’il nomme directement, il dispose du pouvoir législatif et exécutif. La charia est la source du droit sans que cela ne chagrine les dirigeants des grandes démocraties occidentales, leurs intellectuels et leurs médias. Le multipartisme ainsi que les libertés démocratiques et syndicales sont des choses inconnues au Qatar.
La famille royale accapare toutes les richesses du pays, à commencer par les hydrocarbures, qu’elle investit ou dépense, au Qatar et à l’étranger sans en référer à personne.

Mais cela n’empêche pas le Qatar d’être rattrapé par la réalité. Car, même si Bernard Henri Lévy, Sarkozy, Cameron, Obama et Clinton n’en parlent jamais, la contestation touche également le pays. Sur internet, des groupes de jeunes qataris (32 000 membres recensés au mois de mars 2011) avancent leurs revendications. Ils dénoncent la famille royale qui règne sans partage et exigent la fermeture de la base militaire américaine, l’ouverture d’El Jazeera au peuple, l’arrêt des bonnes relations avec Israël, le démantèlement de la monarchie «héréditaire, arriérée et sioniste»…

Certes, cette opposition virtuelle ne semble pas en mesure, a priori, de menacer sérieusement le régime. L’opposition n’est pas structurée et la rente pétrolière de ce petit Etat de quelques centaines de milliers de sujets permet d’atténuer la contestation. Mais l’aspiration des peuples des pays du monde arabe à vivre libre ne doit pas être sous-estimée. Elle n’épargne aucune catégorie sociale et aucun pays. Inégale d’un Etat à l’autre, elle ne peut que se renforcer à l’avenir. Les Arabes, pas plus que les autres habitants de la planète, n’ont vocation à vivre en dictature. Et comme El Jazeera ne cesse de faire la promotion des révoltés de Sidi Bouzid à El Tahrir en passant par Benghazi et Damas, il y a fort à parier que les habitants du Qatar finiront bien, eux aussi, par se révolter dans la rue et non plus sur internet.