La fin du « pacte du livre vert » ou le début du cauchemar en Libye?

La fin du « pacte du livre vert » ou le début du cauchemar en Libye?

JDD, 21 février 2011

La Libye est au bord de la guerre civile, selon les dires du propre fils du colonel Kadhafi. Pour leJDD.fr, Jean-Yves Moisseron (*), chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), analyse les événements du week-end et notamment la délicate position du régime face à la contestation grandissante.

Le discours de Seïf al-Islam dans la nuit sur la télévision publique Libyenne, marque peut-être la fin du long règne de Mouammar Kadhafi ou le début d’une guerre civile sanglante. C’est un discours de désespoir pour sauver le régime. L’histoire dira si ce discours, unique par son contenu est aussi le dernier du fils de Kadhafi. Il intervient alors que les rumeurs les plus folles de fuite vers le Venezuela couraient sur les réseaux sociaux et notamment la chaine improvisée Lybia17feb, en référence aux premiers mouvements de révolte en Libye. On découvre par ce discours un peu des réalités internes de la Libye, si longtemps impénétrables.

Le discours, comme dans le cas tunisien se fait en dialecte et non en langue classique. Mais, il y a une différence. Ce n’est pas le chef de l’état qui le prononce mais son fils qui a priori n’a pas de fonction officielle. Le discours n’est pas intégralement préparé même si Seïf al-Islam regarde ostensiblement un écran ou des documents sous ses yeux. Du coup, les propos semblent un peu contradictoires. Si le discours commence par la reconnaissance d’erreurs faites par des forces de sécurité, il souffle le chaud et le froid. Seïf al-Islam indique qu’en ces heures graves « tout le monde a besoin de vérité » mais il se fait aussi très menaçant.

Un risque très important de guerre intertribale

La situation explosive est expliquée par la volonté de différents groupes de mener leur propre programme, les islamistes d’un côté, accusés de vouloir bâtir un émirat dans l’est du pays, d’autres groupes par ailleurs qui veulent faire sécession. La thèse du complot contre la Libye est largement évoquée mentionnant même les éléments africains qui semblent pourtant d’après les manifestants directement stipendiés par le régime. Les manifestants sont décrits comme drogués, d’autres comme des prisonniers échappés.

Le discours insiste sur les dangers du séparatisme et rappelle que la Libye est constituée de plusieurs régions, le Fezzan, la Cyrénaïque et la Tripolitaine, qui peuvent éclater. « Vous aurez besoin d’un visa pour rendre visite à votre famille ». Il indique aussi que la société libyenne est composée de différentes tribus qui peuvent s’entredéchirer. Il y aurait donc un risque très important de guerre intertribale. En même temps, des promesses sont faites pour changer de régime, pour mettre en place une nouvelle constitution, pour libéraliser l’information et mettre en place une démocratie pour « construire la nouvelle Lybie dont tout le monde rêve » au cours de la réunion demain d’une assemblée générale.

Arrive ensuite dans le discours, la menace du chaos. Des armes « circulent » dans les rues. Elles seraient utilisées par des gens hors contrôle menaçant l’unité du pays. Bizarrement, les étrangers sont évoqués dans deux contextes différents. Dans un premier temps, les troubles risquent de les faire partir, si bien que les investissements, les affaires et même l’exploitation du pétrole seraient affectés. Ces remarques indiquent à quel point la Libye a besoin des travailleurs étrangers pour faire fonctionner son économie. Mais aussitôt, les étrangers sont accusés de visées impérialistes. La guerre civile signifierait que la population libyenne n’aurait plus accès aux écoles et aux hôpitaux et même à la nourriture. Saif el islam rappelle que tous les libyens vivent du pétrole et qu’il y a assez de ressources pour que tous les libyens puissent vivre décemment. Si la guerre civile éclate, tous ces acquis sociaux seront remis en cause. Le fils du dirigeant tente ici de mobiliser tous ceux qui craignent pour leurs acquis.

Un discours fait dans l’urgence

Vient enfin la menace directe dans la dernière partie du discours. Kadhafi ne serait pas comme Ben Ali et comme Moubarak. Il aurait reçu le soutien de milliers de gens prêts à se battre pour lui. L’armée est sûre et fidèle et n’est pas comme l’armée tunisienne ou égyptienne. « Nous détruirons tous les éléments de la sédition » y compris Al-Jazira, la BBC, al Arabia qui sont qualifiés de « traitres ». Le discours se termine sur une menace directe « Nous avons une responsabilité et nous ne laisserons pas un centimètre du territoire libyen nous échapper. »

Ce discours de circonstance, fait dans l’urgence révèle finalement quelques éléments de la société libyenne. Saif el islam mobilise des arguments tribaux alors même que certaines tribus comme celle des Zuwayas menacent de perturber l’exploitation de pétrole. Les Zuwayas forment une grande tribu saharienne de Cyrénaïque qui continue d’affirmer des valeurs d’autonomie et d’autogestion. La tribu des Kadhafa dont vient Kadhafi et son fils originaire du centre de la Libye n’est pas très appréciée par les autres et le moment est peut-être venu pour elles de régler de vieux comptes. L’argument du risque d’éclatement et de déchirement entre les tribus n’est donc pas seulement une figure de rhétorique. La société libyenne est organisée à partir de solidarités familiales et claniques qui sont cependant concurrencées par d’autres formes de solidarité et de réseaux sociaux et surtout la très forte urbanisation d’une population très jeune. La forme très particulière d’état mis en place en Libye est l’effet de compromis entre les besoins de centralisation d’un état pétrolier et le maintien de valeurs et de références bédouines parfois hostiles à l’établissement d’un état central.

Un autre élément important est la référence du discours à ce que nous pourrions appeler le « pacte du livre vert » en référence au livre célèbre de Mouammar Kadhafi qui fixa depuis longtemps la doctrine du « socialisme libyen ». La Libye est un pays riche avec une richesse nationale par habitant équivalent au double de la Tunisie. La violence n’explique pas tout dans la stabilité du régime sur une aussi longue durée. La répartition de la rente pétrolière fut loin d’être équitable mais elle a été longtemps plus que suffisante pour assurer un certain progrès social à une population peu nombreuse. Même si les apports de l’état providence se sont érodés avec le temps, l’accès à l’éducation, au logement, à la santé est une réalité. La population libyenne est éduquée et c’est l’un des éléments d’explication de la révolution en cours. Il reste que les avantages de cet état providence pèsent d’un poids insuffisant pour contrebalancer l’archaïsme du régime politique. Seïf al-Islam a tenté dans son discours de mobiliser ces acquis profondément ancrés dans la population libyenne mais il s’est fait aussi extrêmement menaçant. Il montre ainsi, comme dans les exemples tunisiens et égyptiens le décalage entre les mouvements sociaux et la perception que peut en avoir les dirigeants. Le discours de Seïf al-Islam ferme l’espoir d’une transition pacifique.

(*) Rédacteur en chef adjoint de la revue Maghreb-Mashrek , Jean-Yves Moisseron est également membre du Collège international des Sciences du Territoire.