La constitution égyptienne raccommodée à la hâte

La constitution égyptienne raccommodée à la hâte

Jack Brown, Maghreb Emergent, 28 Février 2011

Les amendements recommandés par la commission de révision constitutionnelle n’apparaissent pas comme une refondation du système politique égyptien, mais ils vont peut-être poser le décor pour un possible tournant démocratique.

La commission chargée de la révision de la constitution égyptienne – présidée par Tarik Al Bishri – a rendu publique, dimanche, une liste succincte de propositions d’amendements à la constitution du pays : un ensemble de réformes très limitées qui arrivent très certainement en-deçà des attentes à long terme des militants égyptiens pour la démocratie. Les amendements proposés vont néanmoins planter le décor pour un possible tournant vers un ordre politique plus démocratique ; s’ils sont approuvés par référendum, ils signifieront la fin de la présidence-à-vie, le retour à la supervision des élections par les juges et la limitation du recours à l’état d’urgence.

Ces modestes paramètres du changement du système politique du pays ont été décidés par le Conseil supérieur des forces armées, le corps d’officiers auto-désignés qui, dans la foulée de la chute de Hosni Moubarak, ont choisi les membres de la commission de la révision constitutionnelle, limité à dix jours le délai de ses délibérations et, plus important encore, enjoint à la commission de recommander des amendements au lieu de jeter la vieille constitution à la poubelle pour en écrire une nouvelle.

Il était donc tout à fait approprié que la commission se soit réunie, d’abord samedi, avec le Conseil supérieur des forces armées pour discuter de ses propositions d’amendements, avant de les annoncer, dimanche, au peuple égyptien.

La réforme la plus importante, symboliquement et peut-être aussi pratiquement, est celle qui limite la présidence à un maximum de deux mandats et raccourcit la durée des mandats de six à quatre ans ; Hosni Moubarak a occupé le poste pendant cinq mandats et semblait déterminé à y demeurer jusqu’à la mort, comme ses deux prédécesseurs. La constitution amendée ouvrirait aussi de manière significative le champ de la compétition : les candidats peuvent se présenter à l’élection présidentielle s’ils représentent un parti qui a, au moins, un siège au parlement, s’il a obtenu le soutien d’au moins 30 députés ou 30 000 signatures de citoyens dans un minimum de 15 des 29 gouvernorats du pays.

Sous le système précédent, les candidats de l’opposition qui n’avaient pas reçu le feu vert du régime n’avaient virtuellement aucune chance d’obtenir ne serait-ce que le droit de se présenter contre le président à l’élection.

Les « célèbres » juges égyptiens reprennent le contrôle des élections

Une autre réforme qui a une puissante charge symbolique pour les Egyptiens est celle du retour à la supervision exclusive des élections par la branche judiciaire du pouvoir. Entre 1999 et 2006, les juges égyptiens notoirement indépendants avaient réussi à affirmer leur droit exclusif au contrôle de la conduite des élections. Ce faisant, ils ont forcé le régime à recourir à des méthodes de plus en plus excentriques et surtout brutales pour éviter de perdre les élections. Le contrôle des élections par les juges à cette période signifiait qu’au lieu de simplement bourrer les urnes, comme le font la plupart des régimes autoritaires, les autocrates égyptiens devaient physiquement empêcher les potentiels électeurs de l’opposition d’atteindre les urnes ; les observateurs des élections avaient ainsi droit au spectacle de murs de policiers armés encerclant les bureaux de vote dans de nombreuses circonscriptions, battant et allant jusqu’à ouvrir le feu sur les braves âmes qui tentaient de voter. Sapée par de telles images, la fiction des élections a commencé à s’effondrer et Moubarak a fini par amender la constitution en 2006 pour se débarrasser des juges importuns. C’est donc sans surprises que l’on retrouve parmi les amendements proposés à la constitution, celui du retour à la supervision judiciaire qui dressera une barrière minimale contre la fraude électorale. La Cour Suprême Constitutionnelle devrait, en plus, avoir le dernier mot pour décider si des candidats élus dans des élections contestées peuvent siéger au parlement ou non.

Enfin, la commission a tenté de limiter les cas de recours à l’état d’urgence. L’Egypte a été gouvernée presque continuellement depuis la guerre de 1967 sous état d’urgence, une situation familière dans beaucoup de pays de la région. Effectivement, cela a signifié que le pouvoir de la présidence a été presque illimité, plaçant ses décisions et décrets hors de l’ordre constitutionnel. En Egypte, l’état d’urgence interdit les manifestations et prises de parole publiques, permet la détention arbitraire et a abouti à la mise en place d’un vaste réseau de tribunaux militaires politiquement malléables, utilisés par le régime pour obtenir des verdicts à sa convenance.

La problématique de l’état d’urgence a tourmenté les rédacteurs de constitutions depuis la création des constitutions démocratiques modernes. Comment transformer en loi – et réguler – une situation dans laquelle la loi cesse d’être appliquée. Les constitutions révolutionnaires françaises des années 1790 ont cherché à contrôler la possibilité pour le pouvoir exécutif d’utiliser l’état d’urgence en limitant le recours à l’état d’urgence au temps de guerre et en permettant au pouvoir législatif de le passer au vote.

Par opposition, la constitution américaine a pris l’approche alternative et a ignoré l’état d’urgence : il n’existe pas de voie légale qu’un président peut emprunter pour suspendre la constitution ou les lois. Ainsi, en temps de guerre, comme pendant la guerre de Sécession, lorsque de telles mesures ont été prises, l’action du président a généralement été, a postériori, déclarée illégale. Dans tous les cas, l’état d’urgence demeure une zone, problématique et rigide, de la loi qui fournit au chef de l’Etat une avenue royale à l’autoritarisme.

La commission égyptienne a suivi la méthode française en cherchant à limiter légalement l’usage de l’état d’urgence. Elle donne au président une possibilité, assez illimitée, de déclarer l’état d’urgence, mais l’oblige dorénavant à soumettre ses décrets au vote dans les 15 jours et limite leur durée à six mois ; seul un référendum permet à l’état d’urgence de s’étendre au-delà de six mois. Etant donné la longue histoire qu’a connue l’Egypte sous le règne des lois d’état d’urgence, il est surprenant que la commission n’ait pas recommandé d’essayer la méthode américaine en se débarrassant définitivement de cet instrument légal malheureux.

Le Parti de la Liberté et la Justice

L’amendement de l’article 5 de la constitution – objectif cher à l’organisation des Frères musulmans – qui interdit les partis politiques à base religieuse, n’a pas été recommandé, et ce, en dépit de la présence au sein de la commission d’un membre des Frères musulmans et du fait que le président de la commission lui-même, Tarik al Bishri, soit un sympathisant connu des Frères musulmans.

Le bureau du guide de l’organisation des Frères musulmans a néanmoins annoncé dimanche qu’il allait créer un nouveau parti politique, le Parti de la Liberté et la Justice pour se présenter aux prochaines élections parlementaires. Les Frères musulmans avaient par le passé tenté de créer des partis politiques mais ont été généralement forcés de se présenter aux élections en tant qu’indépendants.

De manière générale, Tarek Al Bishri et ses collègues apparaissent comme s’ils avaient raccommodé de manière plutôt expéditive la constitution égyptienne, en s’attaquant primordialement aux points qui ont concerné les dérives les plus récentes du pouvoir exécutif.

Probablement soucieuse de préserver son puissant rôle dans l’Etat égyptien, l’Armée a ordonné que telle serait le résultat, allant jusqu’à essayer d’édicter à Al Bishri et ses collègues, à l’avance, quels articles de la constitution modifier (mais la commission a décidé d’aller au-delà des six articles « suggérés » à l’amendement pour le porter leur nombre à huit). Ce n’est donc pas là une refondation de l’ordre politique égyptien, et personne ne pouvait s’attendre à ce qu’une telle refondation se produise dans un processus aussi intentionnellement bref.

Mais Al Bishir et l’establishment judiciaire égyptien ne sont pas des pantins malléables : dans un entretien à Al Masri al Youm, le président de la commission de révision constitutionnelle a clairement affirmé que les amendements proposés ne sont qu’une solution temporaire et que la constitution devrait être entièrement réécrite une fois terminé l’interrègne politique actuel.