Un choix dangereux

UN CHOIX DANGEREUX

par K. Selim, Le Quotidien d’Oran, 28 décembre 2013

L’année s’achève en Egypte sur une décision politique très lourde de conséquences de l’armée égyptienne de déclarer les Frères musulmans «organisation terroriste». L’organisation fait déjà l’objet d’une interdiction prononcée par un juge dont la base argumentaire est fort peu juridique. Beaucoup espéraient, sans vraiment y croire, que les recours déposés par les avocats contre cette décision constituaient une opportunité pour le régime de chercher une autre issue que le choix de l’exclusion d’une force politique enracinée dans le tissu social égyptien. Car, il est clair pour tous qu’il n’est pas question de droit en Egypte depuis la destitution de Mohamed Morsi mais uniquement de purs rapports de force.

Les décisions qui se prennent sur la manière de traiter les Frères musulmans, dont l’émanation politique, le Parti liberté et justice (PLJ), a remporté toutes les élections libres depuis la révolte populaire qui a chassé du pouvoir Hosni Moubarak au début de 2011, ne sont pas d’ordre juridique. Il s’agit bien d’un choix politique qui s’opère à l’aune de l’appréciation de l’intérêt global de l’Egypte ou de celui, immédiat, des détenteurs du pouvoir. Ils ne se confondent pas. Ceux qui pilotent le régime ont fait le choix de leurs intérêts, qui ne coïncident pas avec ceux de l’Egypte. Ils ne manqueront pas de laudateurs parmi les libéraux infitahistes, les démocrates sélectifs et une gauche en déshérence, pour applaudir une décision aussi absurde et aux répercussions aussi incertaines que celle qui consiste à décréter que des centaines de milliers voire des millions d’Egyptiens sont des terroristes.

Les conséquences d’une décision de justice prohibant l’organisation étaient relativement limitées et laissaient un espace à la gestion politique. Le classement en tant qu’organisation terroriste est, lui, d’un impact massif. Il relève d’une gestion strictement policière et place des centaines de milliers d’adhérents, de sympathisants sous l’épée de Damoclès d’arrestations arbitraires. Cette décision, si elle n’est pas revue, pèsera très lourd sur un pays socialement fragile et aux profonds déséquilibres économiques. La générosité, très calculée, des monarchies du Golfe n’est rien à côté des coûts générés par un déchirement irrémédiable du tissu social égyptien. La polarisation existe déjà en Egypte, mais quand une partie de la population est décrétée «terroriste» – les services de sécurité égyptiens n’ayant pas l’habitude de faire dans la nuance -, on fait le choix de l’exacerber.

Les Frères musulmans ont tiré de leurs échecs répétés la conviction que la violence est une option contre-productive. Jusqu’à présent, et en dépit de la répression brutale qu’ils subissent, ils se sont tenus à cette ligne. Et on peut présumer que c’est la forte hiérarchisation de l’organisation qui a permis de rester sur le terrain de la contestation politique. Il ne fait guère de doute que les services de sécurité égyptiens ont les moyens de causer énormément de dégâts à l’organisation, déjà ébranlée, des Frères musulmans. Sauf que ces Frères musulmans, qu’on le veuille ou non, ne sont pas un « groupuscule». Et qu’il suffirait qu’une fraction, même minoritaire, se radicalise et bascule dans la violence pour que la situation devienne difficilement gérable. La décision prise par le pouvoir égyptien le sert dans l’immédiat, mais elle dessert dangereusement l’Egypte.