Libye: «Il n’y a pas de solution à court terme»

Mustapha Benchenane. Conférencier au collège de l’OTAN (Rome) et spécialiste des armées africaines

«Il n’y a pas de solution à court terme»

El Watan, 17 février 2015

Professeur au collège de l’OTAN à Rome, spécialiste des armées africaines, Mustapha Benchenane compare la situation en Libye à «une personne atteinte d’un cancer métastasé». Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il explique que les pays frontaliers n’ont d’autre solution que d’empêcher que les métastases de ce cancer ne traversent leurs frontières.

– Quel constat faites-vous de la situation en Libye ?

Si je veux aller à l’essentiel, je dirais que la Libye ressemble aujourd’hui à une personne atteinte d’un cancer métastasé. Mais vu sous l’angle des sciences politiques depuis l’intervention de l’OTAN, notamment de la France de Nicolas Sarkozy et de Bernard-Henry Lévy, la Libye, en tant qu’Etat, a été totalement détruite. Elle n’existe plus.

El Gueddafi était certes un dictateur, mais son pouvoir et son autorité étaient exercés sur l’ensemble du territoire. Il assurait la sécurité de tous les Libyens et n’avait pas de sympathie pour les islamistes qui étaient ses adversaires. L’intervention militaire internationale a détruit l’Etat libyen et son armée. Depuis, c’est le chaos. Aujourd’hui, il n’y a même plus de peuple libyen. La seule identification qui existe renvoie à l’appartenance à une tribu, à un clan, à une ethnie ou à des bandes organisées qui se livrent au racket et au banditisme. Aujourd’hui, il existe 52 milices armées qui se font la guerre, dont l’enjeu est le contrôle de parcelles de territoire ou des richesses et du pétrole.

Dans ce champ prospère sont apparus les groupes extrémistes dits islamistes, Al Qaïda et l’Etat islamique (plus connus sous le nom de Daech). Ajouter à cela les arsenaux militaires importants ouverts à qui voulait s’armer lors de la chute d’El Gueddafi. En fait, l’intervention militaire sous couvert de l’OTAN a renforcé considérablement les groupes d’Al Qaîda, puis ceux affiliés à Daech…

– Que pensez-vous de l’appel lancé par l’Egypte justement à une intervention militaire arabo-occidentale contre ces groupes extrémistes ?

La Libye est atteinte d’un cancer métastasé. Les conséquences sur les pays frontaliers sont, pour moi, les métastases de cette tumeur maligne. L’Egypte est un des pays qui souffre de l’infiltration des armes jusqu’au Sinaï, devenu une zone de non-droit. Cette région, faut-il le rappeler, avait été interdite à l’Egypte, après les accords de Camp David, et avec la montée de «l’islamisme djihadiste», elle s’est transformée en no man’s land.

Ces métastases ont d’abord atteint le Mali, puis l’Egypte, puis l’Algérie lors de l’attaque du complexe gazier de Tiguentourine (In Amenas), puis la Tunisie et le Niger. Aujourd’hui, les pays frontaliers se sentent menacés par le chaos libyen. Ils se retrouvent malgré eux confrontés au danger. D’où la position de l’Egypte, qui réclame une intervention militaire arabo-occidentale.

– Est-ce la solution ?

Pour intervenir militairement, il faut impérativement avoir un partenaire ou interlocuteur sur place afin de s’assurer d’une action au sol, par exemple. Or, tout le monde sait qu’en Libye il n’y a rien. Comment cette intervention va-t-elle se faire ? En occupant le territoire et en suscitant la résistance populaire comme en Irak ou en Afghanistan ? S’il n’y a pas de partenaire, la coalition qui interviendra va inévitablement s’ensabler dans une guerre qui sera indubitablement de longue durée.

– Y a-t–il encore des intermédiaires ou des partenaires en Libye ?

En Libye, il n’y a que des factions qui se battent l’une contre l’autre. S’appuyer sur l’une d’elles serait suicidaire.
Pourquoi, selon vous, l’Egypte fait appel à la communauté internationale ?

Les Egyptiens savent très bien que seuls, ils ne peuvent pas régler le problème et aucun des pays pris dans l’isolement n’est capable de peser sur la situation. Raison pour laquelle ils appellent à une coalition pour une intervention militaire.

– Est-ce faisable ?

Pas du tout. Les Français l’ont fait. Résultat : ils ont détruit la Libye et les conséquences sont tragiques. Il ne faut pas se faire d’illusion sur les capacités de l’armée égyptienne…

– Certains spécialistes expliquent l’engouement de l’armée égyptienne pour une intervention militaire par sa velléité à accaparer d’une partie du territoire libyen. Qu’en pensez-vous ?

Je ne le pense pas. L’armée égyptienne n’a pas cette ambition. Lorsqu’El Gueddafi, qui était à l’époque un nationaliste arabe convaincu, avait mené son coup d’Etat contre le roi Idris, il était allé voir Nasser pour lui proposer l’unité et même la fusion. Nasser, échaudé par l’échec de l’union avec la Syrie, a refusé. Aujourd’hui aussi, je ne pense pas que l’Egypte puisse avoir des visées sur une partie du territoire libyen.

– Quelle est donc la solution pour sortir de ce bourbier libyen ?

Il n’y a pas de solution à court terme. Mais, les pays frontaliers peuvent recourir à des politiques d’endiguement des groupes armés afin d’éviter que les métastases ne traversent les frontières. La seule chose à faire, maintenant, c’est de protéger les pays frontaliers. En fait, si nous étions dans un monde plus juste, Nicolas Sarkozy et Georges Bush devraient être déférés devant le Tribunal pénal international pour les crimes qu’ils ont commis en Irak, en Afghanistan et en Libye. Malheureusement, il est utopique de croire à un tel scénario…
Salima Tlemçani