«Tortures» policières: ce n’étaient que quelques claques

La police des polices rejette les révélations du livre «Place Beauvau» sur les interrogatoires très musclés d’islamistes lors de la campagne d’attentats de 1995.

«Tortures» policières: ce n’étaient que quelques claques

Patricia Tourancheau, Libération, 18 mars 2006

Les investigations de la «police des polices», rendues publiques vendredi, ne confirment pas les accusations de tortures sur des islamistes en 1995 qui ont été imputées à des policiers antiterroristes dans le livre Place Beauvau (1), mais elles révèlent des «gifles» données à des gardés à vue. A commencer par le bouillant Roger Marion, alors patron de la «6e division» de police judiciaire devenue Division nationale antiterroriste (DNAT), et actuel préfet à la sécurité de Lille, qui «nie» ces paires de baffes.

«Longe d’escorte». Saisie dès le 8 février par le ministre de l’Intérieur d’une enquête administrative, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a entendu «179 témoins de cette époque» : 156 enquêteurs dont 21 retraités, 5 gardés à vue, 9 médecins, 3 avocats et 2 interprètes. Cas par cas, Jacques Lamotte, directeur de l’IGPN, a démonté, vendredi, les suspicions de «privation totale de nourriture et de sommeil» qui «ne résistent pas à l’examen des mains courantes des geôles», citant les temps de repos et les sandwiches (pas au jambon mais au fromage). Il a également balayé les «allégations d’humiliations sexuelles et celles relatives à la confession», ainsi que la «scène de la pendaison par les pieds à la fenêtre d’un cinquième étage» de la DNAT, rue des Saussaies, qui «n’a pas existé» comme «l’ont reconnu les auteurs» à l’IGPN. Les trois journalistes du Point ont, pour leur part, admis que Slimane Rahmouni n’avait pas été tiré en «laisse» comme ils l’ont écrit, mais par «une longe d’escorte».

Dans le livre, cinq anciens officiers anonymes de l’antiterrorisme ont pourtant témoigné de l’usage de la torture avec une arme d’autodéfense électrique sur cet islamiste, mais ne l’ont pas répété devant l’IGPN (lire page suivante). Seul, «un retraité d’un service de renseignement» de la DST de Lyon «a entendu dire de collègues extérieurs à la 6e division qu’avait été utilisé un appareil portable à décharge électrique pour interroger» Rahmouni. Ce qui ­ selon le patron de l’IGPN ­ a été «démenti par les enquêteurs et par le conseil de ce gardé à vue» et qui «se heurte au témoignage de Rahmouni lui-même». Dans le document qu’il a écrit pour Me de Felice en octobre 1995 sur ses conditions de garde à vue, Rahmouni détaille des mauvais traitements, des coups, des privations et des humiliations comme le sac plastique enfilé sur sa tête (Libération du 17 février 2006), mais n’évoque pas de chocs électriques ou l’utilisation d’une telle arme. Pour Jacques Lamotte, «les soupçons de torture à l’électricité ne demeurent que pour un seul des trois gardés à vue» à Lyon, Abdelkader Bouadjar, mais ces faits n’ont été «corroborés par aucun autre témoignage, certificat médical, confidence faite à un médecin ou à un avocat en garde à vue». Si «le doute était avéré», minimise Jacques Lamotte, «il mettrait en cause un seul et unique enquêteur, cagoulé, qui aurait agi pendant une demi-heure».

«Illégaux». L’enquête de l’IGPN a toutefois détecté des claques infligées à des islamistes. Trois policiers ont mis en cause le commissaire Roger Marion, pour des brutalités sur des gardés à vue. «Un seul policier affirme avoir été témoin de gifles données par le chef de la 6e division qui s’insurge contre cette version», a expliqué Jacques Lamotte. «Un enquêteur le dit et un gardé à vue donne une description approchante» de Roger Marion, a-t-il précisé. En effet, selon nos informations, Mohamed Drici, qui appartenait au groupe de terroristes de Lille, a expliqué à l’IGPN qu’un chef ­ «un petit policier aux cheveux en arrière et à l’accent incroyable» ­ lui aurait administré des paires de baffes. «Le chef de service nie», a répété le patron de l’IGPN. «Deux autres policiers ont relaté sa propension à resserrer les menottes des gardés à vue. Cette version est également celle d’un seul gardé à vue. Elle est revendiquée par le chef de la 6e division qui invoque des raisons de sécurité», a poursuivi Jacques Lamotte.

Questionné par les journalistes sur les sanctions envisagées, ce directeur de l’instance disciplinaire de la police a rétorqué que «les gifles constituent des faits tout à fait illégaux, donc l’IGPN les réprouve… Nous n’avons pas parlé de généralisation de ces procédés, ni de passage à tabac», a-t-il distingué en ajoutant : «Des suites seront données.» Jacques Lamotte a toutefois justifié par les événements des attentats de 1995 le comportement de Roger Marion, c’est-à-dire «la pression indéniable exercée sur ses effectifs», «son mode de commandement mal supporté» par ses subordonnés, son côté «chef trop exigeant», «peu soucieux des états d’âme», vantant parallèlement ses qualités professionnelles, «travailleur acharné». Même ainsi excusé, Roger Marion, qui n’a pas été titularisé comme préfet, risque de sauter de son poste.

Défense en règle. Interrogé également sur d’éventuelles sanctions pour les coups, le directeur général de la police nationale (DGPN) Michel Gaudin a assuré que son administration était «particulièrement intransigeante avec tous les actes de violence». «Nous appliquons la loi, mais la loi prévoit des prescriptions.» In fine, Jacques Lamotte s’est livré à une défense en règle de l’institution policière, injustement traitée à ses yeux dans le livre qu’il a incendié. «Des raccourcis, des contre-vérités, des allusions à la guerre d’Algérie et à la sinistre prison irakienne d’Abou Ghraib donnent une image terrible d’une enquête policière difficile qui permit de déférer et faire condamner les auteurs et complices des attentats.» Il a déploré que les «confidents anonymes des auteurs du livre ne se soient pas manifesté auprès de l’IGPN», et souligné que «leurs assertions jettent un discrédit certain sur une enquête d’importance et l’opprobre sur un policier aujourd’hui décédé» accusé de pratiques sadomasos et d’humiliations sexuelles sur des suspects.

Jean-Michel Decugis, coauteur de Place Beauvau, a maintenu en public ses écrits : «En 1995, il y a bien eu des actes de tortures et de mauvais traitements commis par un petit nombre de policiers sur un petit nombre d’islamistes. Nous sommes prêts à défendre cela devant la justice.» Nicolas Sarkozy a décidé de transmettre le rapport de l’IGPN au procureur de la République.

(1) Jean-Michel Décugis, Christophe Labbé et Olivia Recasens, Place Beauvau, éditions Robert Laffont.


L’IGPN réfute les accusations de torture

La «police des polices» a rendu son rapport d’enquête sur les allégations de tortures et sévices à l’encontre d’islamistes durant l’enquête sur les attentats de 1995 contenues dans l’ouvrage «Place Beauvau».

LIBERATION.FR : vendredi 17 mars 2006

L’inspection générale de la police nationale (IGPN) réfute la torture. Vendredi, la «police des polices» a rendu son rapport d’enquête sur les allégations de tortures et sévices à l’encontre d’islamistes durant l’enquête sur les attentats de 1995 contenues dans l’ouvrage «Place Beauvau». Et les conclusions du document vont toutes dans le même sens: aucune des allégations de tortures, de privation de nourriture ou de sommeil n’a été corroborée. Un seul soupçon continue à planer: celui de torture à l’électricité ( Libération 11 février 2006). Mais le rapport relativise : « ils (les soupçons) ne demeurent que pour un seul des trois gardés à vue cités(…) mais ces soupçons ne peuvent être corroborés par aucun témoignage (…)si le doute était avéré il mettrait en cause un seul et unique enquêteur, cagoulé, qui aurait agi pendant une demi-heure».
Dès la parution du livre, le 9 février 2006, Nicolas Sarkozy avait chargé l’IGPN d’enquêter dans la plus totale transparence sur les affirmations des auteurs qui s’appuyaient sur les révélations de plusieurs enquêteurs de l’époque. Durant 5 semaines, «la police des polices» a donc entendu ou contacté 179 témoins: 5 des 9 gardés à vue, 9 des 10 médecins, 3 avocats, 2 interprètes et 156 enquêteurs dont 21 retraités.
Par contre, concernant l’usage de violences, relaté dans le livre et déjà évoqué par certains suspects tant lors des interrogatoires que devant les tribunaux, l’IGPN reconnait «des gifles». Notamment pour celles perpétrées sur Boualem Bensaïd et Abdelkader Maaméri les certificats médicaux venaient corroborer ces allégations. « A titre personnel je comprends ces gifles, mais en tant que directeur de l’IGPN nous les réprouvons fermement» a déclaré le directeur de l’IGPN Jacques Lamotte. Concernant la mise en cause de Roger Marion, ancien chef de la 6ième division de la police judiciaire, pour des coups et «sa propension à resserrer les menottes» celui ci a nié devant l’IGPN malgré son identification par un gardé à vue.
Pour le reste, le rapport réfute tout passage à tabac et toutes généralisation de ces violences. Interrogé sur les éventuelles sanctions à prendre Michel Gaudin, directeur général de la police nationale,a affirmé que son administration était «particulièrement intransigeante avec les actes de violences», pour autant « les auteurs n’ont pas été identifiés(…)cela relève du travail de la justice».
Libération apporte de son côté dans son édition desamedi, le témoignage d’un ancien officier de la division nationale antiterroriste, non livré à l’IGPN, qui atteste au contraire la réalité de mauvais traitements, à travers une scène de menaces à l’électricité et d’étoufement avec un sac plastique.