Les relations algéro-françaises entre mythe et réalité

Les relations algéro-françaises entre mythe et réalité

Hocine Belalloufi, La Nation, 18 Décembre 2012

En l’absence d’une remise en cause assumée et systématique des rapports de domination économique et politique Nord-Sud qui structurent et déterminent en dernière instance le présent et l’avenir des relations algéro-françaises, les déclarations officielles des deux bords en faveur d’une coopération renouvelée et d’un « partenariat d’amitié » buteront inéluctablement sur le mur de la réalité.

La glorieuse et douloureuse résistance du peuple algérien, durant près de huit années de guerre (1954-1962), modifia suffisamment le rapport de force politique vis-à-vis de l’Etat colonialiste français pour contraindre ce dernier à accepter l’émergence d’une Algérie souveraine dotée d’un Etat indépendant reconnu dans le concert des nations. Mais si cette modification du rapport de forces réussit à imposer l’établissement d’un Etat algérien indépendant, elle s’avéra insuffisante pour mettre un terme définitif à la relation de domination économique et politique entre les deux Etats.

En 1962, la lutte pour l’indépendance se poursuit sous d’autres formes

Les masses et les dirigeants algériens de l’époque étaient d’ailleurs très conscients de cette réalité. Ils poursuivirent donc leur combat visant à modifier encore davantage le rapport de forces en leur faveur afin d’empêcher l’instauration d’une relation de domination néocoloniale entre les deux Etats. Le mouvement autogestionnaire du prolétariat agricole, les grèves de travailleurs exigeant la nationalisation d’entreprises appartenant à d’anciens colons, la création d’une monnaie nationale (le dinar), la nationalisation des terres, des assurances, des banques et, finalement, des hydrocarbures, le développement volontariste d’une industrie nationale, le soutien aux luttes de libération nationale et une participation active au mouvement des non-alignés participèrent de ce combat poursuivi durant les vingt premières années de l’indépendance.

Il s’agissait alors d’étendre sur le terrain économique, mais aussi social, l’indépendance acquise sur les plans militaire, politique et diplomatique au cours de la guerre de libération. C’est précisément la poursuite de cette lutte, face à un adversaire qui avait reculé afin de mieux réorganiser les lignes de défense de son système d’exploitation et de domination, qui donna – et qui donne encore jusqu’à un certain point dans la nouvelle conjoncture que nous traversons – un caractère heurté et en dents-de-scie aux relations algéro-françaises.

La relation algéro-française appréhendée sous le prisme déformant de la passion

Il convient à ce sujet de faire un sort à la thèse psychologisante qui propage l’idée de « relations irrationnelles » entre les deux nations et qui conclut à la nécessité de « dépassionner la relation bilatérale ». Quittons définitivement ce monde des passions cher à Shakespeare, Corneille et autre Bizet pour revenir à l’implacable réalité de rapports interétatiques tout ce qu’il y a de plus rationnels et froids. En 1830, la monarchie française ne conquit pas le Maghreb central par passion, mais plus prosaïquement pour étendre son empire, spolier les richesses du pays au profit de la bourgeoisie de l’Hexagone, exploiter la population indigène et désamorcer quelque peu le mécontentement d’une partie des couches populaires françaises en leur ouvrant une perspective d’ascension sociale dans le cadre d’une colonisation de peuplement. La résistance, 132 années durant, du peuple algérien sous des formes ouvertes ou sourdes, politiques ou militaires, obéissait pour sa part à une volonté aussi légitime que rationnelle de rester maitre de sa terre, de ses richesses et de son destin.

Le fait que chaque protagonistes fit preuve de passion dans son action ne doit pas mener à occulter l’existence, fondamentale et principale, d’intérêts objectivement antagoniques. Il ne s’agissait nullement d’un malentendu, d’une « incompréhension mutuelle » que l’on pouvait espérer dépasser par la création d’un orchestre de musique ou d’une équipe de sport communs aux deux protagonistes, « solution » que l’on tente trop souvent de nous vendre aujourd’hui à propos du conflit israélo-palestinien. Le discours psychologisant a pour seule fonction de masquer aux yeux de l’opinion publique des pays colonisateurs le problème fondamental qui est celui des rapports dominants-dominés, spoliateurs-spoliés, exploiteurs-exploités, oppresseurs-opprimés, colonisateurs-colonisés.

Les effets négatifs de la libéralisation économique sur le rapport de forces

La transition à l’économie de marché initiée par des forces sociales qui s’étaient développées au sein même du régime de Boumediene, pour se retourner à sa disparition contre son projet de développement national, mit fin à la tentative de l’Etat algérien de participer avec d’autres pays à la remise en cause du système impérialiste qui préside aux relations entre Etats dans un monde entièrement dominé par le système capitaliste.

Le rapport de force entre le peuple algérien et l’impérialisme français se modifiait donc de nouveau, mais dans un sens inverse cette fois, c’est-à-dire au profit du second et au détriment du premier. A une bourgeoisie nationale émergente à la faveur de l’édification d’un capitalisme d’Etat indépendant succéda une bourgeoisie compradore prête à s’intégrer et à se soumettre au système d’exploitation et de domination impérialiste.

La dynamique néolibérale mondiale porteuse, depuis la fin des années 1970, d’une remise en cause des acquis des mouvements de libération nationale et d’une entrave aux efforts déployés par le mouvement des non-alignés et de certains Etats indépendants en vue de remettre en cause les rapports structurellement inégalitaires Nord-Sud combinée à l’actuelle crise systémique du capitalisme mondial entrainent le démantèlement de ce qui subsiste de l’épopée des luttes de libération nationale et des tentatives d’édifier des économies nationales. Aujourd’hui, les pays doivent abdiquer leur indépendance, les nations renoncer à leur libération et les peuples à la révolution. Tous doivent accepter la remise en cause des acquis politiques, économiques et sociaux arrachés au cours du XXe siècle et s’aligner. Mieux encore, tous sont sommés de s’offrir aux vainqueurs qui ne sont autres que les puissances coloniales et impérialistes. L’imposition de plan d’ajustement structurel, l’obligation de payer sa dette externe rubis sur ongle, la signature d’accords d’association brisant les barrières douanières, l’insertion dans l’organisation mondiale du commerce qui revient à ouvrir la porte du poulailler pour y faire entrer les renards, loups et autres hyènes… tout cela participe de cette entreprise de recolonisation du monde entamée par les grandes puissances capitalistes du Nord à la fin du siècle dernier.

Développement et coopération ou concurrence, il faut choisir

Le monde capitaliste actuel, ravagé par la soif effrénée de profits et gouverné par la concurrence, connaît une situation de guerre économique implacable qui provoque des crises sociales jusqu’en son sein et qui débouche de plus en plus souvent sur des conflits armés à l’extérieur des centres. On ne peut, dans de telles conditions, espérer voir émerger une coopération réellement renouvelée et gagnant-gagnant.

Une relation mutuellement avantageuse et équilibrée ne peut se concevoir que dans une dynamique de remise en cause commune des rapports de domination Nord-Sud qui régissent le monde actuel. C’est ce qu’avaient compris les dirigeants algériens à l’époque où le projet de développement national, adossé à la dynamique du mouvement des pays non-alignés créé au début des années 1960 mais dont l’origine se trouvait dans la conférence de Bandoeng (1955), connaissait une phase ascendante. Il s’agit-là d’une tâche que les dirigeants d’aujourd’hui – aussi anciens soient-ils – n’ont plus la capacité, ni même la volonté, de réaliser maintenant qu’ils servent les intérêts d’une bourgeoisie compradore inconsistante et antinationale.
Pourtant, et en dépit de l’abdication de nombreux dirigeants des pays du Sud, les grandes puissances impérialiste en demandent toujours davantage. On l’a vu en Libye avec Kadhafi qui avait pourtant fini par montrer patte blanche et accéder à nombre de désidératas de ses anciens ennemis devenus depuis ses « amis » pour mieux l’approcher, le tromper, l’amener à baisser sa garde et le poignarder sans le moindre état d’âme, sans la moindre once de passion. Froidement et rationnellement.

Une démarche identique est à l’œuvre en Syrie et au Mali, sans même aborder le cas du Sahara Occidental et de la Palestine. Confrontées à une crise économique sans précédent ainsi qu’à la concurrence de leurs partenaires, de pays émergents (BRIC) et d’Etats rebelles (Syrie, Iran…), les grandes puissances du Nord se battent pour un nouveau partage du monde. On ne peut s’attendre, dans ces conditions, à aucun cadeau et il ne faut surtout pas être dupe des discours d’amitié et des images d’embrassades mutuelles. Il n’est qu’à regarder comment les Etats européens traitent leurs propres membres (Grèce, Espagne, Portugal, Italie…) pour comprendre que ni la notion de rahma ni celle de solidarité ne font partie du vocabulaire et des usages dominants.

Construire l’avenir sur d’autres bases

La visite de François Hollande verra certainement l’annonce d’accords et de mesures spectaculaires (Renault, affaire Maurice Audin…). De beaux discours sur l’amitié entre les peuples et les bienfaits d’une coopération mutuellement avantageuse seront, à cette occasion, prononcés de part et d’autres.
Mais tout cela ne remettra pas en cause les caractères profondément inégalitaires et asymétriques de relations bilatérales marquées du sceau de la polarisation, c’est-à-dire d’un système économique et politique mondial basé sur la domination de la majorité écrasante des nations du Sud par une minorité de grandes puissances du Nord (le G7). Ces dernières pillent de manière éhontée les richesses des pays du Sud, surexploitent leur main d’œuvre, déversent leur surplus de produits sur leurs marchés, les contrôlent et au besoin les étranglent financièrement, organisent de vastes réseaux de corruption locaux et mettent en place, par la force si nécessaire, des « régimes amis », comprendre des régimes soumis. En un mot comme en cent, ces puissances entravent et bloquent le développement économique de ces pays. Elles ne le font pas par passion, mais de façon rationnelle et froide car leur propre prospérité et leur position dominante dépendent du non-développement ou du développement subordonné et de la soumission de la majorité des nations. Comme dans le cadre de vases communicants. Telle est la réalité sans fard de l’actuel système de relations internationales.

Le développement, dans ces conditions, d’une véritable coopération mutuellement avantageuse émanera de forces politiques qui accepteront, de part et d’autre de la Méditerranée, de remettre en cause ce type de relation perverse fondée sur la domination et le pillage. De telles forces existent.

On les trouve, en France, dans le mouvement syndical, les mouvements populaires (défense de l’environnement, antiguerre, antiracistes…) et dans une partie de la gauche qui refuse réellement la perpétuation de ces relations de domination et de pillage. Elles existent également en Algérie où elles tendent à reprendre le flambeau délaissé par une inconsistante bourgeoisie compradore et à poursuivre le combat de contestation du système de domination international qui reste – n’en déplaise à ceux dont le mot écorche les oreilles – de type impérialiste.