Entretien avec Nicolas Sarkozy

Entretien avec Nicolas Sarkozy. Président de la République française

« Nous nous sommes fixé une feuille de route ambitieuse »

El Watan, 10 juillet 2007

Nicolas Sarkozy effectue aujourd’hui sa première visite en Algérie en qualité de président de la République française. Quoique court, ce déplacement à Alger constitue également pour le nouveau locataire de l’Elysée le premier voyage hors de l’Europe. Le successeur de Jacques Chirac viendra en Algérie prendre contact avec son homologue algérien et présenter, par la même occasion, son projet d’union méditerranéenne. Un projet qui, se plaît-on à souligner à Paris, marque la volonté du nouveau président français de jeter des ponts solides et durables entre l’Europe et le Maghreb. A ce propos, l’on rappelle que M. Sarkozy fait du projet de l’union méditerranéenne un « axe majeur de sa politique étrangère ». Le président français, qui viendra également pour réaffirmer « l’amitié profonde » de la France pour les pays du Maghreb, devrait également saisir l’opportunité de sa rencontre avec le président Bouteflika pour aborder les questions d’intérêt commun. Aussi, si aucun accord n’est attendu, ils devraient passer en revue les questions énergétiques (nucléaire civil, gaz), ainsi que le problème de visas. Dans un entretien exclusif accordé à El Watan et à El Khabar, le président français évoque dans le détail, justement, sa conception des relations algéro-françaises et aborde, de front, les dossiers sensibles, y compris celui controversé de la mémoire et de l’histoire. A mentionner que M. Sarkozy sera accompagné, lors de ce déplacement à Alger, du ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, et de Rama Yade, secrétaire d’Etat aux droits de l’homme. Dans la même journée, il se rendra à Tunis.

– Monsieur le Président, vous vous rendez en Algérie, étape d’une tournée maghrébine qui sera la première en dehors de l’Union européenne. Concrètement, qu’attendez-vous de cette visite, d’autant qu’on a évoqué à maintes reprises le désir de Paris d’opérer une refondation dans ses relations avec Alger ? Qu’entendez-vous par asseoir une relation exceptionnelle avec Alger alors que les rapports paraissent ternes sur le plan politique et que l’idée de « traité d’amitié » est abandonnée ? Par ailleurs, vous avez proposé la mise en place d’une « union méditerranéenne ». Sur quel type de construction un tel projet peut-il aboutir ? Est-il possible de parler d’une coopération avec la rive sud de la Méditerranée alors que l’Europe ressemble à une forteresse et pensez-vous que la politique européenne de voisinage est à même d’être une alternative au processus de Barcelone qui a échoué ?
– On peut faire l’amitié sans un traité d’amitié. Ce qui importe surtout, c’est de donner au partenariat entre les deux pays un contenu concret qui soit perceptible par les Algériens et par les Français. Pour atteindre cet objectif, nous nous sommes fixé une feuille de route ambitieuse, mais aussi, je crois, réaliste, qui recouvre tous les domaines de la coopération entre les deux pays : formation des cadres, échanges économiques et investissements, énergie, coopération en matière militaire et de sécurité, circulation, etc. Nous avons aussi défini une méthode pour réaliser ce programme, comprenant une série d’échanges de visites aux niveaux politique et technique afin de faire mûrir tous ces projets en vue d’une autre visite que j’ai proposée au président Bouteflika de faire à la fin de cette année. Un objectif (le partenariat d’exception) ; un contenu ; une méthode pour sa mise en œuvre : voilà ce que je propose pour les relations franco-algériennes dans les prochains mois. L’approfondissement de nos relations bilatérales avec chacun des partenaires du Sud et la mise en chantier de l’union méditerranéenne sont deux démarches complémentaires. La Méditerranée est notre deuxième espace de solidarité, après l’Europe, et les deux se recoupent d’ailleurs largement. La prospérité, la stabilité, la sécurité des deux rives de la Méditerranée sont interdépendantes. Notre histoire, notre vie culturelle, nos sociétés sont mutuellement imprégnées. Notre mer commune est aussi un enjeu écologique majeur. Ensemble, nous pouvons faire mieux pour développer les échanges commerciaux, culturels et humains, prévenir les crises et mieux gérer celles qui existent déjà ou se déclarent. Vous m’interrogez sur l’architecture de ce projet. J’ai bien sûr quelques idées, mais elles sont encore préliminaires, et si j’ai souhaité faire très rapidement une première tournée maghrébine, c’est justement pour consulter nos partenaires de la rive sud, et en priorité ceux qui en constituent pour nous le cœur, dont l’Algérie, par laquelle je commencerai ma visite, et qui est appelée, si elle le veut bien, à jouer un rôle clé dans cette nouvelle initiative. Là aussi, il ne s’agira pas de refaire, ni de défaire, ce qui a déjà été fait, mais de redonner vigueur à ce qui existe, de voir quelles structures seraient les mieux à même d’assurer le pilotage du dispositif et de décider d’ores et déjà de quelques initiatives concrètes. Sur tout cela, les conseils et l’expérience du président Bouteflika me seront très précieux.

– Dans l’une de vos déclarations vous dites : « Je veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi et la concurrence des mémoires qui nourrit la haine des autres. » Cette manière de voir les choses n’est-elle pas un frein à une amélioration réelle des relations avec l’Algérie surtout qu’Alger demande à la France de reconnaître les crimes commis durant la colonisation qui a duré 132 ans ?
– Les jeunes générations, de part et d’autre de la Méditerranée, sont tournées vers l’avenir, plutôt que vers le passé, et ce qu’elles veulent, ce sont des choses concrètes. Elles n’attendent pas de leurs dirigeants que, toutes affaires cessantes, ils se mortifient en battant leur coulpe pour les erreurs ou les fautes passées, parce qu’à ce compte, il y aurait beaucoup à faire, de part et d’autre. Cela ne veut pas dire qu’il faut occulter le passé, car toute grande nation, et cela vaut pour la France comme pour tout autre pays dans le monde, doit assumer son histoire, avec sa part de lumière et sa part d’ombre, et certainement qu’il y a eu beaucoup d’ombres, de souffrances et d’injustices au cours des 132 années que la France a passées en Algérie, mais il n’y a pas eu que cela. Je suis donc pour une reconnaissance des faits, pas pour le repentir, qui est une notion religieuse et n’a pas sa place dans les relations d’Etat à Etat. Le travail de mémoire doit continuer, mais dans la dignité et l’objectivité, à l’abri des polémiques et des tentatives d’instrumentalisation politique. Ce cheminement doit aussi se faire des deux côtés, car il ne s’agit pas d’avoir une partie qui doit accepter sans discuter la vérité de l’autre. C’est seulement ainsi que l’on pourra avancer, peu à peu, vers une lecture commune de l’histoire, dont il ne faut pas se cacher qu’elle prendra du temps. Je veillerai de mon côté à ce que ce travail se fasse, pour ce qui dépend de l’administration française, par exemple à travers la coopération entre les deux directions des archives. Les médias ont aussi leur rôle à jouer et ils ont déjà beaucoup fait pour éclairer les opinions publiques. Un regard plus lucide et objectif sur le passé, des deux côtés de la Méditerranée, fera beaucoup pour parvenir à des relations apaisées entre les deux pays. Mais je crois tout autant qu’il ne faut pas faire des questions de mémoire un préalable, car dans ce cas nous pénaliserions tous les Algériens et les Français qui attendent de nous des avancées rapides dans nos relations.

– Etes-vous satisfait du niveau des rapports économiques et de l’engagement français en Algérie, cela sachant que des critiques sont régulièrement émises par rapport notamment à la frilosité des entreprises françaises (celles-ci préfèrent l’activité commerciale) à investir directement en Algérie ? Par ailleurs, vous avez émis le souhait d’un rapprochement entre Sonatrach et Gaz de France. Vous vous êtes dit d’accord aussi pour que la France coopère avec l’Algérie dans le domaine nucléaire civil durant la campagne présidentielle. Est-ce toujours votre position ? Comment voyez-vous l’évolution de la coopération énergétique entre l’Algérie et la France ?
– L’Algérie est notre premier partenaire économique sur le continent africain. Mais cette situation est loin d’être acquise, car nos entreprises font face à une forte concurrence et les dernières années ont montré une tendance à l’érosion de leurs positions. Il leur faut donc faire preuve de plus de dynamisme et d’imagination que jamais. Les entreprises françaises devront ainsi, de plus en plus, s’engager, comme elles ont commencé à le faire, dans des formes nouvelles de partenariat avec leurs homologues algériennes. Les investissements en font partie et je souhaite que les nôtres se développent. A cet égard, nos entreprises ne sont pas si « frileuses », puisqu’en 2006 elles ont été les premiers investisseurs hors hydrocarbures et les deuxièmes, hydrocarbures inclus, derrière les Etats-Unis. On peut faire mieux, j’en suis persuadé. Mais cela suppose aussi de lever certains obstacles à l’investissement, qu’il s’agisse du foncier, de la protection de la propriété intellectuelle ou de la concurrence provenant du secteur informel. D’autre part, au-delà des grands contrats qui répondent aux programmes gouvernementaux très ambitieux de modernisation des infrastructures et présentent de fantastiques opportunités pour les entreprises françaises, je crois fortement à la nécessité de développer la présence de nos PME, qui assurent déjà 50% de nos exportations, et de les encourager à se rapprocher des PME algériennes. Je souhaite l’élaboration d’une véritable stratégie pour encourager ce rapprochement entre PME françaises et algériennes. Quant à l’énergie, j’ai eu l’occasion de souligner, avant même mon élection, son importance pour la relation entre les deux pays. Elle est en effet de nature à structurer celle-ci et illustre le lien d’interdépendance qui existe entre eux. Or nous sommes complémentaires : la France dispose de la technologie nucléaire, alors que l’Algérie commence à penser à l’après-pétrole. D’autre part, nous avons autant besoin de sécuriser nos approvisionnements en gaz pour le futur que l’Algérie de pouvoir compter sur un accès sûr et garanti au marché français et, au-delà, européen. On ne peut donc que souhaiter un rapprochement entre les compagnies françaises — GDF, mais aussi Suez et Total — et Sonatrach.

– La France est-elle prête à vendre des armes à l’Algérie, un pays qui a tendance à diversifier ses sources d’achat ? Et quelles seront, à l’avenir, les grandes lignes de la coopération dans le domaine militaire ?
– Je serai très ouvert aux demandes algériennes, de la même façon qu’à celles des deux pays voisins, dès lors qu’elles contribuent à l’objectif de renforcer la sécurité régionale et la stabilité de ces pays, qui est pour moi une priorité. Nos entreprises ont été approchées pour de nombreux projets de fourniture d’équipements modernes, dans les domaines naval, aérien et terrestre, ainsi que pour des propositions de partenariats industriels. Il faut reconnaître que peu ont abouti jusqu’à ce jour et je serais très heureux d’en voir un plus grand nombre se réaliser. En ce qui concerne la coopération militaire avec l’Algérie, je suis prêt à aller plus loin, car je veux accompagner celle-ci dans ses efforts de professionnalisation et de modernisation de ses forces et faire face, à ses côtés, aux enjeux de sécurité en Méditerranée et au défi de la lutte contre le terrorisme et les trafics. Ainsi, je souhaite l’aboutissement de l’accord qui avait commencé à être discuté avant mon élection, car il permettrait de renforcer la confiance entre les forces armées des deux pays, d’intensifier le dialogue stratégique et de développer les actions de coopération déjà engagées, notamment en matière de formation des cadres.

– Différents chiffres circulent quant aux personnes en situation irrégulière en France. Allez-vous opter pour une solution policière et radicale pour le traitement de ce problème, d’autant que vos déclarations, lors de la campagne électorale pour la présidentielle, ont suscité la crainte d’assister à des refoulements massifs ? Quelle signification donnez-vous à ce qui est appelé « l’immigration choisie » ? Qu’en sera-t-il de la libre circulation des personnes notamment pour les conditions d’octroi de visas aux ressortissants algériens ?
– On ne peut ignorer la question des personnes en situation irrégulière. C’est une réalité qui pose un certain nombre de problèmes en France et à l’égard de laquelle j’ai pris des engagements vis-à-vis du peuple français qui m’a élu. Pour autant, je souhaite résoudre cette question de façon concertée avec les pays d’origine et avec le maximum d’humanité. Mon objectif est de faciliter, et non pas de rendre plus difficile, la circulation entre les deux pays et, au-delà, entre la France et les pays du Maghreb. Cet objectif est même une partie intégrante de mon projet d’union méditerranéenne. Mais ceci comporte une contrepartie, à savoir une coopération sans faille pour lutter contre l’immigration illégale et les filières clandestines. L’équation est très simple : plus nous serons convaincus que les Algériens, Marocains ou Tunisiens auxquels nous accordons un visa rentreront dans leur pays à l’issue de leur séjour et plus facilement seront réadmis ceux entrés sans visas ou en situation irrégulière, plus nous serons généreux dans l’attribution des visas. Je vous rappelle que lors de la visite que j’ai effectuée en Algérie en novembre 2006 en qualité de ministre de l’Intérieur, je m’étais engagé à œuvrer en faveur de la levée de la consultation Schengen, qui alourdissait les délais, et c’est maintenant chose faite. J’avais aussi annoncé la réouverture de notre consulat général à Oran et celle-ci est prévue pour septembre prochain. Il nous faut aussi transférer en Algérie les tâches qui sont encore assurées à Nantes et généraliser la biométrie. Notre objectif est d’y parvenir avant la fin de cette année. De plus, nous avons augmenté le nombre de visas de circulation de plus d’un an (34 000 en 2006) et allons continuer à le faire, pour tous les Algériens, hommes d’affaires et universitaires notamment, qui contribuent à nourrir la relation bilatérale. J’encourage d’ailleurs nos amis algériens à faire de même. Quant à l’immigration choisie, c’est autre chose, puisque, par définition, il ne s’agit pas de circulation, c’est-à-dire de personnes de passage, mais de celles qui sont appelées à rester chez nous un certain temps. Il est normal que, pour celles-là, et comme c’est le droit de tout pays souverain, nous décidions des critères qui vont nous amener à les sélectionner. C’est ce que font par exemple le Canada, les Etats-Unis ou l’Australie. Il faut d’ailleurs bien distinguer cette immigration, destinée à répondre aux besoins de la société et de l’économie françaises, de la situation des Algériens qui séjournent en France pour se former et ont vocation à retourner dans leur pays pour contribuer à son développement à l’issue de leurs études ou de leur période de formation. En effet, il ne s’agit pas pour nous d’alimenter la « fuite des cerveaux », bien au contraire, tout en sachant qu’il appartient au pays d’origine de créer l’environnement professionnel et social qui amènera les cadres ainsi formés à avoir envie d’y retourner.

– Plusieurs pays et ensembles, à puissances diverses, œuvrent actuellement à intensifier leurs relations avec la zone Maghreb. Comment la France perçoit-elle ses futurs rapports avec cette région sans donner l’impression d’évoluer dans un terrain conquis ? Et quelle est, selon vous, la meilleure solution pour régler définitivement le conflit du Sahara occidental ?
– Il y a plusieurs questions dans votre question. En ce qui concerne la première, il serait bien aventureux pour nous de considérer le Maghreb comme un « terrain conquis ». Notre histoire avec cette région nous enseigne une certaine prudence. Non seulement nous ne prétendons pas à des rapports exclusifs, mais ceux-ci ne seraient pas sains. Sur le plan économique, nos entreprises font face à une vive concurrence, et c’est une bonne chose pour l’Algérie. Dans le domaine linguistique, je souhaite évidemment que l’Algérie reste un grand pays francophone — et nous ferons tout ce que nous pourrons pour l’y aider —, mais il est bon aussi que de plus en plus de jeunes Algériens sachent l’anglais et légitime aussi que l’Algérie affirme son identité arabo-islamique et poursuive ses efforts en matière d’enseignement de la langue arabe. D’ailleurs, nous souhaitons nous-mêmes renforcer l’enseignement de l’arabe en France, qui correspond à une ancienne tradition mais aussi à de vrais besoins. Quant à la question du Sahara occidental, il est, en effet, grand temps d’y trouver une solution durable, car sa persistance fait de toute évidence obstacle au rapprochement entre les pays du Maghreb qui pourront plus facilement relever les défis auxquels ils font face, qu’il s’agisse des aspirations de leur population ou de la lutte contre le terrorisme. La résolution 1754, adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité le 30 avril dernier, a représenté une avancée. La première session des négociations directes sous l’égide des Nations unies, qu’elle a prescrites, s’est déroulée près de New York les 18 et 19 juin et nous l’avons saluée. Un nouveau rendez-vous a été pris. J’espère très sincèrement que ces discussions vont aboutir à une solution raisonnable, acceptable par chacune des parties, et suis certain que tous les pays de la région qui ont une influence sur ce dossier, dont l’Algérie, auront à cœur d’y contribuer.

Zine Cherfaoui

Metaoui Fayçal