Chirac l’Algérien

Chirac l’Algérien

Le Monde, 1 mars 2003

Les trois quarts des Algériens l’ignorent : le président français qui leur rend visite dimanche a vécu dans leur pays. Il y a fait la guerre, puis y est revenu, jeune haut fonctionnaire, avec femme et enfant. Enquête sur les années algériennes de Jacques Chirac.
Le régiment est arrivé en fin d’après-midi, à la mi-mai 1956. Il n’y avait déjà plus personne. La vingtaine de paysans et de bergers installés jusque-là dans les quelques maisons en torchis posées sur le promontoire de Souk-el-Arba (littéralement « marché du mercredi ») avaient fui dès le survol des premiers avions de l’armée française.

Les quelque 150 appelés et rappelés du 6e régiment de chasseurs d’Afrique, pour l’essentiel des garçons venus du Nord et du Pas-de-Calais, dont une bonne partie de jeunes mineurs d’origine polonaise, se sont donc installés. Oh, installer est un bien grand mot pour un endroit si rude. Mais Belkadi Berabah, 72 ans aujourd’hui, qui les observait, caché dans le maquis, avec ses compagnons Choui Ahmed et Madani Mohamed, se souvient parfaitement des préparatifs. « Ici, ils ont monté des tentes. Là, dans les masures, ils ont rangé leur matériel », explique-t-il en parcourant précautionneusement l’endroit, dont il craint qu’il ait été miné par l’armée algérienne au cours de ces dernières années de lutte contre le GIA. « Là encore, ils ont fait un cachot et là-bas, ils ont mis les canons. » Puis ils se sont entourés d’un mur de pierres. Un rempart de deux mètres de hauteur, en pleine montagne, à 700 mètres d’altitude, dans cet endroit resté sauvage.

Les soldats sont arrivés trois semaines plus tôt, sur le Sidi-bel-Abès, qui, après une traversée de 24 heures, les a menés de Marseille à Oran. Le 12 mars 1956, le président du conseil, Guy Mollet, patron de la SFIO, élu deux mois plus tôt sur un programme pourtant pacifiste, a obtenu de l’Assemblée nationale des « pouvoirs spéciaux » pour l’Algérie. Il a aussi annoncé qu’il porterait à 500 000 hommes les effectifs, que le service militaire serait prolongé jusqu’à vingt-sept mois et qu’il allait rappeler les classes de réservistes. Le départ du 6e régiment des chasseurs d’Afrique, gonflé par la moitié des effectifs du 11e RCA, a été décidé en huit jours.

Pour la plupart des appelés, c’est le premier voyage vraiment important qu’ils aient jamais fait, et ils débarquent là… Sur ce piton sauvage à la terre rouge et ocre, auquel ils ont accédé par une piste traversant quelques hameaux où, aujourd’hui, presque plus personne ne parle le français. Les officiers, pourtant, se sont montrés rassurants pendant la traversée en bateau. Plusieurs d’entre eux, comme les capitaines Edouard de Pommereau ou Henry Pechereau, sont des anciens d’Indochine et, à leurs yeux, comme le dit aujourd’hui Edouard de Pommereau, « l’Algérie paraît de la bricole ». Ils sont là pour « faire disparaître une rébellion », pas pour mener une guerre. Ce n’est d’ailleurs pas un régiment d’élite comme ces légionnaires ou ces « paras » qui vont mener les grandes opérations de ratissage. Le 6e RCA a surtout pour mission de surveiller la population, de maîtriser les éventuelles embuscades, de déminer et reconstruire les pistes que de petits groupes de fellaghas détruisent régulièrement.

A la tête d’un peloton de 32 hommes du 3e escadron, chacun a déjà remarqué un jeune sous-lieutenant. Un grand garçon qui porte crânement le chapeau de brousse sur la nuque. Jacques Chirac a 23 ans, et ses supérieurs savent déjà que ce jeune homme qui a été reçu à l’ENA à l’automne 1954 avant d’effectuer l’école des officiers de Saumur, dont il est sorti major, a refusé la proposition que fait l’armée à tous les jeunes gens qui peuvent arguer de ce genre de diplômes : échapper à l’Algérie pour un confortable poste à l’état-major français de Berlin, où l’on a besoin d’un interprète de russe, langue que Jacques Chirac a justement apprise. Presque tous les officiers qu’il a croisés à Saumur ont d’ailleurs fait le même choix que lui. Comment auraient-ils pu « lâcher » leur régiment en partance pour l’Algérie française ?

Le 17 mars, quelques jours avant de partir, le sous-lieutenant Chirac a épousé Bernadette Chodron de Courcel. Et son capitaine, Henry Pechereau, que Jacques Chirac a invité à la cérémonie du mariage, a compris dans quel milieu social son subordonné venait d’entrer. Mais, pour les hommes qu’il dirige, le sous-lieutenant Chirac est d’abord un type chaleureux, qui marche à grandes enjambées, et paraît proche de chacun. Un officier qui, selon les souvenirs de son radio de l’époque, William, « dormait dans une mechta désaffectée pendant que nous étions sous la tente, mais faisait les corvées de peluche avec nous, près de la roulante ». C’est aussi un enthousiaste de l’armée. « Un bon sous-lieutenant qui raisonnait sainement, affirme Edouard de Pommereau, et ce n’était pas inutile. Car l’encadrement de l’armée n’avait pas la valeur que nous avions pu connaître en Indochine et beaucoup étaient inexpérimentés. »

Souk-el-Arba est à une trentaine de kilomètres de la frontière marocaine, en pleine montagne. La mer est toute proche, quatre kilomètres tout au plus à vol d’oiseau, mais à quelques heures en camion militaire. L’été, il y fait chaud. L’hiver, la neige est fréquente et les pluies torrentielles. Du sommet du promontoire, on a une vue à 360 degrés sur les oueds au sud, les plaines au nord. La région commence à être quadrillée par le FLN. Aujourd’hui encore, on y trouve les restes d’une stèle érigée sur la route des crêtes à la mémoire de deux chefs fedayins tués en 1956.

Mais les combats les plus rudes n’auront lieu que plus tard, en 1958. Pour l’heure, à l’époque ou Jacques Chirac mène son peloton, la plupart des villageois environnants sont pris en étau entre l’armée française et les groupes de fellaghas. « Le jour, on offrait le café aux militaires français, se souvient un habitant de Borj Arima, le hameau le plus proche, la nuit, aux combattants de l’ALN. On n’avait pas le choix. Ils étaient tous armés. »

Les officiers français ne sont pas vraiment dupes. Ils savent bien que les villageois qu’ils mobilisent pour reconstruire les pistes le jour les redétruisent la nuit sur instruction des combattants algériens. Mais ils ont encore le sentiment que le rapport des forces est largement en leur faveur. Ils sont peu informés de ce qui se passe en métropole. Bien qu’il possède une radio à ondes longues, le 6e RCA a appris avec huit jours de retard que, le 30 septembre 1956, il y a eu deux attentats meurtriers, au Milk Bar et à la Cafétéria, qui vont marquer le vrai début de la bataille d’Alger.

Même retard pour connaître le détournement de l’avion de Ben Bella, le 22 octobre. « Nous, raconte Henry Pechereau, nous faisions régulièrement nos opérations. On allait à pied, on fouillait les taillis, on arrêtait des types qui parfois n’étaient même pas armés mais que l’on appelait des « suspects », ou même, entre anciens de l’Indochine, des « viets » ». Dans le Journal de marche et opérations du 6e RCA, que cite l’un des biographes de Jacques Chirac, Thierry Desjardins, sont recensées les différentes opérations. Une sorte de recension de la vie quotidienne et de ses dangers : « 6 septembre 1956, le 6e RCA participe, avec le 1er Cuir, le 10e GESA et le 2e RSA, à une opération de bouclage entre Djebel Gorine et Djebel Hermachia. Vingt Français musulmans ramenés pour contrôle, cinq suspects arrêtés. (…) 12 septembre, ratissage dans la région de Tizeret. Les escadrons passent la nuit sur le terrain. Embuscade. Bilan : deux suspects arrêtés, un suspect en fuite tué. (…) 30 septembre, patrouille, contrôle de population et renseignements au douar Moulay Idriss. Quarante-sept personnes soignées par le médecin-chef, découverte de trois grottes pouvant contenir 12 à 15 personnes. »

Que fait-on des « suspects » ? « On les envoyait au commandement du régiment, affirme Henry Pechereau, par la piste. Là, ils étaient interrogés. » Interrogés de quelle façon ? « Nous ne savions pas vraiment, explique encore Henry Pechereau. Il n’y avait pas de torture à l’échelon de l’escadron. A l’échelon du régiment, cela a pu peut-être se produire… » Edouard de Pommereau parle, lui, de suspects « secoués » lors de leur réception au régiment. L’ancien radio de Jacques Chirac affirme pour sa part : « Je n’ai jamais été témoin de torture. De toutes façons, cela ne se passait pas chez nous. Les rebelles, on ne les gardait pas, on les transférait. » Les détachements opérationnels de protection, les fameux DOP, qui vont « professionnaliser » les méthodes d’interrogatoire, n’existent pas encore dans la région. Mais la torture est déjà pratiquée. Le premier « médecin martyr » de l’Algérie, le docteur Benaouda Benzerdjeb, est mort supplicié à l’état-major de Tlemcen au début de 1956. Tabet-Aoul Abdesselam, professeur de français aujourd’hui à la retraite, lui-même ancien torturé, affirme sans haine, mais les larmes aux yeux : « Personne ne pouvait ignorer ces pratiques, je suis formel. » Le frère aîné de Tabet-Aoul Abdesselam, âgé de 18 ans, mourra en 1957 à Tlemcen, après dix jours d’interrogatoire.

Du côté militaire français, les soldats ont eux aussi le sentiment que le matage de la rébellion, qu’ils n’appellent pas encore guerre, place face à eux des combattants sans pitié. Certaines opérations tournent mal. Le 12 janvier 1957, le 2e peloton du 3e escadron est pris sous le feu de rebelles. Le chasseur Jacques Longueville est tué, les chasseurs Miniti et Bayard sont blessés. Henry Pechereau se souvient d’une autre opération, qui laisse deux tués parmi les appelés. « Nous avons ramené les corps et nous les avons veillés toute la nuit avant de les faire rapatrier », dit-il. Par la radio, ils apprennent les mutilations que font parfois subir les fellaghas aux soldats pris dans les embuscades. Cela terrifie bon nombre d’appelés. Cela les soude et les durcit, aussi.

Politiquement, personne ne discute encore de la possibilité d’une Algérie indépendante. « On ne discutait même pas de l’inégalité de statut entre Français et Algériens, assure Pechereau. Pour ma part, ce n’est que lorsque je suis revenu en Algérie, pour une deuxième période, en 1961 que j’ai compris que cette société à deux vitesses ne pourrait pas durer. » Le 6e RCA part pourtant quelques mois à Picard – aujourd’hui Khadra –, une région de vignobles à 80 kilomètres de Mostaganem.

Du point de vue du confort quotidien, l’ordinaire est sérieusement amélioré. Mais les militaires mesurent aussi bien plus concrètement la peur de ces pieds-noirs français, propriétaires de vignes où tous les employés sont musulmans, qui vivent dans l’angoisse des enlèvements et des rébellions. Les propriétés de certains gros colons, comme Romanet ou Pontet-Jourdain, sont gardées en permanence par les militaires pour leur éviter d’être incendiées ou attaquées. Et c’est une curieuse expérience que de voir pieds-noirs et Algériens, dont les enfants vont parfois dans les mêmes écoles, cohabiter dans la méfiance réciproque sans se l’avouer.

Lorsqu’il est libéré, le 3 juin 1957, le sous-lieutenant Chirac est pourtant franchement Algérie française. Sur le chemin du retour vers Paris, il a appris que le gouvernement de Guy Mollet a été renversé, mais il n’a aucun doute sur l’issue positive de la crise algérienne. Ses supérieurs, anciens d’Indochine, ont maintes fois affirmé devant lui qu’ils sauraient, cette fois, tirer parti de l’expérience de leur défaite face à une guerre d’indépendance. Même ceux qui, à l’instar d’Edouard de Pommereau, ont vécu comme un traumatisme le lâchage par le gouvernement français des supplétifs vietnamiens croient que les choses ne se reproduiront pas avec les harkis.

Chirac est aussi un « fana-mili » qui a trouvé en Algérie le goût de l’aventure. Lors d’une permission de son commandant (officiers et soldats bénéficient d’environ trois permissions de quinze jours par an), il a pris le commandement de l’escadron et a obtenu une citation, le 25 avril 1957. Enfin, il semble qu’il ait été réellement séduit par ce monde arabe auquel il croit sincèrement que la France peut apporter le progrès.

Jacques Chirac explicitera ses sentiments d’alors dans un entretien à Paris Match, le 24 février 1978 :  » Pour moi, l’Algérie a été la période la plus passionnante de mon existence. (…) Pendant de longs mois, j’ai eu une vie passionnante et enthousiasmante, mais détachée de tous les éléments qui pouvaient alimenter une réflexion politique. Si bien que pour moi, le problème algérien se situait dans un contexte très particulier. On nous avait dit que nous étions là pour la bonne cause, et nous ne remettions pas cela en question. (…) Je savais qu’il y avait un gouvernement socialiste. Ce n’était pas, en réalité, mon problème à l’époque, et cela ne suscitait pas chez moi de réactions. (…) Pour moi, et contrairement à ce que l’on peut penser, ce fut un moment de très grande liberté, et probablement un des seuls moments où j’aie eu le sentiment d’avoir une influence directe sur le cours des choses. Parce qu’il y allait de la vie d’hommes qui étaient sous mes ordres et donc c’est le seul moment où j’aie eu le sentiment de commander. »

Ce sentiment est si marquant que ce jeune homme, qui paraît avoir choisi, en présentant l’ENA, puis en se mariant avec une Chodron de Courcel, une carrière toute tracée et largement conformiste de haut fonctionnaire, hésite au moment de réintégrer la vie civile. Il voudrait bien se réengager, rêve de décorations, d’escapades, de victoires. Mais le directeur de l’ENA, Henri Bourdeau de Fontenay, ne l’entend pas ainsi. Il rappelle à Chirac qu’il a signé, en passant le concours de l’Ecole nationale d’administration, un engagement avec l’Etat. Et qu’il lui faut reprendre sa scolarité. Seule concession du directeur : c’est Chirac qui est choisi pour porter le drapeau français à la tête de sa promotion, lorsque celle-ci va s’incliner, comme tous les 20 juin, sur la tombe du soldat inconnu, sous l’Arc de triomphe.

Chirac ne sait pas encore qu’il va revenir en Algérie. Et pourtant, deux ans après sa démobilisation, la promotion Vauban, celle de Chirac, apprend qu’elle va devoir partir après les examens, en 1959, en « renfort administratif » à Alger. Parmi les 56 élèves (dont 5 femmes) de la promotion, beaucoup ont déjà fait leur service militaire en Algérie. Surtout, l’un d’entre eux, Bertrand d’Ussel, a été tué là-bas, dès le 23 mai 1956, un mois et demi après son arrivée, dans une embuscade. Le benjamin de la promotion, Philippe Rouvillois, en est revenu blessé et décoré de la Légion d’honneur. « Lors d’une opération, raconte Rouvillois aujourd’hui, de son bureau d’inspecteur des finances, un type m’a tiré dans le ventre. La chance a voulu qu’il tire mal et ne me tue pas. La chance a aussi voulu qu’il y ait un jeune appelé, interne en chirurgie abdominale, qui m’a sauvé la vie. » Un troisième élève, Alain Chevalier, est né à Alger. Enfin, l’un des deux auditeurs étrangers de la promotion, porteur d’un passeport syrien, Idriss Jazaïry, est l’arrière-petit-neveu d’Abd el-Kader, qui combattit naguère les Français.

A l’approche de ce départ pour Alger, la promotion est passablement agitée. Alors que, jusqu’ici, les élèves ont passé leur scolarité à plancher sans se préoccuper beaucoup de la crise algérienne, soudain, beaucoup ne veulent pas partir ou repartir. Pour des raisons personnelles ou politiques. L’un d’entre eux, Michel Astorg, militant de la CGT qui a rompu avec le Parti communiste après Budapest, en 1956, refuse de « servir le colonialisme moribond ». Guy Verdeil parle de « cause perdue ». Idriss Jazaïri invoque pour son pays d’origine le droit à l’autodétermination. « Je crois que, dans l’ensemble, affirme aujourd’hui Jacques Friedman, l’un des amis de Jacques Chirac, nous n’avions pas beaucoup d’illusion sur la capacité de la France à garder l’Algérie. » Mais Jacques Chirac fait partie de cette petite minorité qui, avec Alain Chevalier ou Pierre Gisserot, s’affiche Algérie française. Et, alors que le directeur de l’ENA a précisé que ceux qui ont effectué leur service militaire en Algérie peuvent être dispensés de l’obligation d’y retourner, l’ancien sous-lieutenant du 6 e RCA saute sur l’occasion de repartir là-bas, non sans avoir précisé à ses camarades que ceux qui ne veulent pas y aller sont « des trouillards ».

Le 17 avril 1959, un DC4 affrété par le gouvernement français atterrit à Alger avec la plupart des élèves de la promotion. Ils vont y rester jusqu’en avril 1960. Quelques-uns des élèves, mariés, ont fait venir leurs épouses. Bernadette Chirac est de celles-ci. Le 4 mars 1958, elle a accouché de la première fille du couple, Laurence, et la petite famille s’installe dans une maison au cœur d’Alger.

Les jeunes fonctionnaires de l’ENA ont été appelés avant tout pour mettre en place les réformes promises par le général de Gaulle, qui a été nommé le 1er juin 1958 président du conseil – il sera le dernier de la IVe République. Et Jacques Chirac croit fermement que tout est encore possible. Le général de Gaulle ne s’est-il pas écrié, à Mostaganem, « Vive l’Algérie française », avant de lancer, le 30 octobre 1959, le « plan de Constantine », qui prévoit notamment l’attribution aux agriculteurs musulmans de 250 000 hectares de nouvelles terres et un effort scolaire considérable ? Lorsque le général Challe vient exposer devant la promotion : « Nous avons la situation en mains », en évoquant les terribles pertes que l’armée française a infligées au FLN quelques mois plus tôt, il ne convainc pas, pourtant, tous les élèves. « Nous étions bien conscients que le quadrillage de l’armée française avait mis à mal les positions FLN, se souvient Philippe Rouvillois. Mais lorsqu’on avait crapahuté comme soldat, on pensait bien qu’une pacification totale était impossible. » Bernard Stasi, qui a été dispensé de service militaire en Algérie parce que deux de ses frères y étaient déjà, ne croit pas non plus à cet « optimisme de commande ». « J’étais convaincu, assure celui qui est aujourd’hui médiateur de la République, que l’Algérie ne pourrait rester française. Je l’avais compris depuis longtemps. A partir du moment où le Maroc et la Tunisie étaient indépendants, je ne voyais pas comment on pouvait maintenir une Algérie coloniale avec un système qui était tout de même un système d’apartheid, où Français et Algériens n’avaient pas les mêmes droits. »

Mais Chirac, lui, s’est mis au travail d’arrache-pied auprès du directeur général de l’agriculture et des forêts en Algérie, Jacques Pelissier, dont il a été nommé directeur de cabinet. Cet enthousiasme a d’ailleurs, selon Jacques Friedman, vite « subjugué » Pelissier. Mais il est clair que le jeune haut fonctionnaire est l’un des plus « Algérie française » de la promo.

A Alger, les jeunes gens de la promotion ne mènent pas une vie désagréable. Il y a les attentats, certes, mais aucun d’entre eux n’a vraiment peur. Ils jouent au tennis, vont à la plage. Stasi, qui a dégoté un petit appartement en haut de la rue Michelet (aujourd’hui la rue Didouche-Mourad), ose même se promener avec l’une des rares filles du groupe, Colette Duthill, dans la casbah d’Alger, alors qu’on le leur a interdit. Comme il est chef de cabinet du préfet et amateur de football, il a même constitué une équipe à la préfecture, « avec quelques pieds-noirs libéraux », et les matchs y sont très disputés. Et, pour le plaisir de provoquer un peu, il descend souvent à pied la rue d’Isly, l’une des plus passantes d’Alger, avec Le Monde, alors même que le quotidien affirme son option en faveur de l’indépendance algérienne. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ni les uns ni les autres n’ont beaucoup de contacts avec la population arabe.

Philippe Rouvillois, lui, a été placé directement auprès de Paul Delouvrier, le délégué général du gouvernement en Algérie, à qui de Gaulle a tout spécialement demandé de se plonger dans la fournaise algérienne. L’année d’avant, un jeune stagiaire de l’ENA de la promotion précédente, Michel Rocard, un copain de Sciences-Po de Chirac justement, a rencontré lui aussi Delouvrier et, devant des photos prises le 13 mai 1958, ils ont évoqué ensemble les dangers que peut représenter pour la République un régiment de paras. L’un des conseillers du cabinet de Delouvrier, Eric Westphal, rapporte régulièrement les exactions, les tortures, les dérapages de l’armée française. Bref, on discute tout de même de plus en plus de la crise de l’Etat colonial français.

Au cœur de la promotion, un petit cercle s’est d’ailleurs formé autour des plus politisés des jeunes gens. Il y a là notamment Jacques Rigaud, Friedman, Stasi, Rouvillois. Un garçon qui fait alors son service militaire, Pierre Joxe, s’y est bientôt agrégé. « Pierre » est le fils de Louis Joxe, secrétaire d’Etat auprès du premier ministre Michel Debré. Lui aussi est convaincu que l’indépendance est inéluctable et… il ne peut littéralement pas souffrir Chirac. Encore aujourd’hui, lorsqu’on évoque leurs relations d’alors, il ne cache pas qu’elles furent exécrables. Et tous les autres s’en souviennent encore. Un soir, lors d’un dîner chez l’un des camarades de la promotion Vauban, Bertrand Labrusse, « une terrible engueulade » les a opposés, Joxe dénonçant la torture et prônant l’indépendance, Chirac évoquant les exactions du FLN et l’action de progrès des pieds-noirs. Cette violence du FLN, Chirac ne l’a pas mesurée seulement au cours de ses mois de guerre. Dans le cadre de l’application du plan de Constantine, avec Jacques Pelissier, son patron, il est parti en province pour remettre très officiellement à des paysans algériens des titres de propriété agricole. Pelissier a remarqué, pourtant, lors de la cérémonie, que les fellahs « ont l’air au supplice ». Le lendemain, les deux fonctionnaires français apprennent qu’ils ont tous été égorgés par le FLN.

On en est là lorsque arrive l’affaire des barricades, le 24 janvier 1960. Elles vont durer une semaine. Une énorme foule, convaincue que de Gaulle est en train de les trahir et de lâcher l’Algérie, s’est insurgée, et les jeunes énarques constatent que les paras fraternisent. Pendant les premiers jours, chacun est convaincu que le reste de l’armée peut basculer contre la République. Stasi et Joxe ont déjà dressé une liste de personnes « à mettre à l’abri au cas où l’OAS et les barricades l’emporteraient ». Puis Stasi et Friedman réunissent toute la promotion dans le bureau de Friedman et proposent de signer une pétition de soutien aux institutions et à de Gaulle. Il y a trois absents : Chevalier, Pierre Gisserot et… Chirac. Ils sont de cœur avec les insurgés, mais comme Chevalier et Gisserot sont restés silencieux sur l’initiative, on les compte parmi les signataires. Pour Chirac, c’est autre chose. Il trouve la pétition « grotesque », assure que le soutien au régime va de soi, mais assure aussi qu’on ne « signe pas un chèque en blanc, fut-ce au général de Gaulle ». Son ami Friedman va le convaincre de signer avec cet argument : « Ne pas le faire serait afficher son désaccord avec le chef de l’Etat. » Or, a compris Friedman, « Chirac n’aime pas beaucoup la rébellion ».

De toute cette période, qu’a-t-il gardé au fond ? Un sens de la fraternité des armes, très certainement, lui qui est fils unique. De sa guerre, il ne parle que peu, encore aujourd’hui. Même son ancien capitaine, Henry Pechereau, qui l’a revu de temps à autre, n’a évoqué avec lui que des souvenirs presque anecdotiques. Ses entretiens dans la presse ont été très rares sur le sujet. Mais Jacques Chirac a toujours affiché le souci ne pas accabler ni ceux qui avaient fait la guerre ni les pieds-noirs. Il a d’ailleurs si fortement mesuré ce désarroi des Français, en quittant l’Algérie, que, bien plus tard, devenu responsable politique, il ne cessera jamais d’affirmer sa préoccupation – à la fois électoraliste et sincère – pour les pieds-noirs. « Il a gardé aussi le sentiment très profond d’une trahison à l’égard des harkis », affirme Friedman, sans toutefois engager de véritables réformes en leur faveur. Et l’idée très ancrée qu’il faut toujours mesurer ce que furent les exactions de l’armée française avec les violences du FLN, refusant ainsi jusqu’ici une quelconque « repentance » française. En Algérie, plus des trois quarts des habitants ignorent absolument que le président français y a fait la guerre. Lorsqu’on le leur dit, ils sont surpris et s’excuseraient presque de ne pas en avoir été informés. Le maire de Picard-Khadra, Amour Mahdi, ce village de viticulteurs que Chirac et son régiment étaient venus protéger, et dont le père, le grand-père et le cousin ont été torturés et tués, en 1957, exprime même, aujourd’hui, le vœu que le chef de l’Etat français revienne dans le village. « Il serait le bienvenu, dit-il. Après toutes ces années, ce serait un honneur pour nous… »

Raphaëlle Bacqué et Florence Beaugé (à Souk-el-Arba et Picard-Khadra)