AI: «Les lois d’amnistie en Algérie font obstacle à la vérité sur les disparitions forcées»

Diana Eltahawy (Amnesty International):

«Les lois d’amnistie en Algérie font obstacle à la vérité sur les disparitions forcées»

Par Clémence Holleville, Mediapart.fr, 9 avril 2009

Fin mars 2009, Amnesty International a publié un rapport sur l’impunité en Algérie relative aux violations du droit international dans les toutes dernières décennies. Il dénonce notamment la disparition de plus de 7.000 personnes arrêtées par les services de sécurité. Aujourd’hui encore, pas de statistiques officielles, pas d’enquête. A la veille des élections, les familles des disparus tentent de se faire entendre. Mais la proposition présidentielle, lundi 6 avril, d’un référendum sur une amnistie générale en faveur des islamistes armés en cas de reddition, qui suit toute une série d’autres lois d’amnistie, en dit long sur la poursuite du climat d’impunité en Algérie. Entretien avec Diana Eltahawy, chercheuse à Amnesty International et contributrice du rapport «Un legs d’impunité, une menace pour l’avenir de l’Algérie».

Y a-t-il encore des cas de «disparitions forcées» en Algérie aujourd’hui?
Pour ce qui est des disparitions des années 90, les autorités ont toujours nié les arrestations. L’argument utilisé à plusieurs reprises, c’est que les personnes portées disparues étaient allées rejoindre les groupes armés ou étaient mortes pendant les affrontements, malgré les témoignages des familles ou des voisins qui avaient assisté aux arrestations. Depuis la fin du conflit, c’est différent: les personnes arrêtées par le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) sont détenues pendant des semaines, des mois, sans contact avec leurs familles ou le monde extérieur. Elles réapparaissent normalement ensuite. Mais on peut quand même parler de disparition forcée au sens du droit international: elles sont détenues dans des lieux non reconnus comme des centres de détention.
Surtout, l’impunité accordée aux violations du droit dans le passé encourage les nouvelles violations. Les autorités utilisent les mêmes arguments: la menace terroriste, la sécurité pour justifier les enlèvements. Et ce sont les mêmes organes responsables d’atteintes graves aux droits de l’homme dans le passé, comme le DRS, qui sont encore impliqués dans les détentions secrètes, la torture…

Où en sont les procédures pour retrouver les personnes disparues depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, en 1999?
Les différentes lois d’amnistie ont rendu les plaintes contre les services de sécurité inadmissibles devant les tribunaux. L’article 46 du décret de mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, en 2006, le prévoit officiellement: quand le procureur général reçoit une plainte, il n’a pas le droit de faire une enquête. Certes, les plaintes de familles ne faisaient pas non plus l’objet de poursuites avant. Mais la loi a institutionnalisé cette pratique.
La loi de 2006 prévoit également l’indemnisation pour ceux qu’elle nomme les «victimes de la tragédie nationale». Mais avant de pouvoir recevoir des aides financières, les familles doivent accepter un certificat de décès pour leur proche disparu. Ce certificat ne donne aucune explication sur les circonstances du décès, ne reconnaît aucune responsabilité, alors que les familles demandent la vérité!
L’indemnisation est un aspect mais on ne peut pas parler de réparation: il n’y a ni réhabilitation psychologique, ni excuses publiques. Cette institutionnalisation de l’impunité démontre un vrai manque de volonté politique.

Comment tentent aujourd’hui de se faire entendre les familles des disparus?
Elles ne veulent pas qu’on oublie leur souffrance. Pour plusieurs d’entre elles, elles n’ont pas vu leurs proches depuis 15 ans! Elles sont passées par toutes les autorités, civiles, militaires, devant les tribunaux, ont fait appel à l’ONU… Certaines sont organisées en association dans plusieurs villes, comme Alger, Oran ou Constantine. À Alger par exemple, elles manifestent chaque mercredi. Un certain nombre de ces personnes ont elles-mêmes été poursuivies par les autorités. Comme Louisa Saker [dont le mari a disparu après une arrestation, en mai1994]: en 2008, elle a été jugée coupable d’avoir participé à une manifestation non autorisée!
Dans la loi de 2006, toute personne qui critique le comportement des services de sécurité peut aller en prison pour une période allant jusqu’à cinq ans. Il y a un effort d’effacer massivement le passé, comme l’atteste la pratique, adoptée par Bouteflika, de l’aide financière et du certificat de décès. On essaie de tourner la page sans reconnaître les responsabilités.

La voix de ces familles peut-elle trouver un écho dans les futures élections?
C’est difficile à dire pour nous qui ne sommes pas en Algérie [l’ONG n’a pas pu se rendre sur place depuis 2005]. Mais le fait que ces familles ne se laissent pas oublier peut devenir significatif en termes d’écho. Reste que le discours officiel, c’est que les services de sécurité ont agi dans l’intérêt de l’Etat, que les autorités ont fait ce qu’il fallait faire. Et les autorités étouffent les voix qui critiquent leur comportement. Le débat n’est pas ouvert. D’où l’importance de mettre la pression aujourd’hui sur les autorités algériennes, comme nous essayons de le faire!

Bouteflika a proposé, cette semaine, la tenue d’un référendum pour l’amnistie des islamistes armés, s’ils se rendent définitivement…

Toutes ces mesures d’amnistie empêchent l’émergence de la vérité par des poursuites judiciaires. Bien sûr, les membres des groupes armés ont eux aussi commis des violations graves des droits de l’homme (viol, meurtre…) sans qu’il y ait un lien direct avec les disparitions forcées. Le fait qu’une personne ayant commis un crime ne soit pas traduite en justice renforce le climat d’impunité. Il devient impossible de déterminer les responsabilités. Les nouvelles lois d’amnistie empêchent les enquêtes, ne permettent pas de connaître les responsables. Les responsables des disparitions forcées ont déjà bénéficié de la loi de 2006, qui leur donnait l’immunité. Difficile de comprendre pourquoi Bouteflika veut introduire d’autres lois d’amnistie: il faudrait plutôt abroger celles qui existent déjà!

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/international/090409/diana-eltahawy-amnesty-international-les-lois-d-amnistie-en-algerie-fon

Liens:
[1] http://www.mediapart.fr/blog/66332
[2] http://www.france24.com/fr/20090406-Algerie-fin-campagne-bouteflika-referendum-amnistie-generale-islamistes-terroristes-
[3] http://www.mediapart.fr/journal/international/270209/apres-dix-annees-de-detention-l-assassin-presume-de-lounes-matoub-atten
[4] http://www.mediapart.fr/files/Clémence Holleville/amnesty-rapport-algérie.pdf