Algérie, une amnistie qui ne passe pas

Algérie, une amnistie qui ne passe pas

La France ne doit pas cautionner l’autoamnistie des généraux algériens

par Patrick Baudouin (avocat, président d’honneur de la FIDH), William Bourdon (avocat), François Burgat (politologue), Antoine Comte (avocat), François Gèze (édi-teur), Alain Lipietz (député européen), Gustave Massiah (président du CRID), Pierre Vidal-Naquet (historien).

Algeria-Watch, 4 avril 2006 (Une version abrégée de ce texte a été publié dans les pages « Rebonds » du quotidien français Libération, le 4 avril 2006.)

Le 2 mars 2003, à l’occasion de la visite de Jacques Chirac en Algérie, le président français et son homologue algérien, Abdelaziz Bouteflika, rendaient publique une solennelle « Déclaration d’Alger », dans laquelle ils affirmaient notamment : « Les deux pays ont décidé [.] de donner un élan décisif et de consacrer l’ouvre de refondation et de restructuration des relations bilatérales. [.] La France et l’Algérie entendent [.] renforcer à travers leur coopération, les valeurs essentielles de démocratie et de respect des droits de l’homme. [.] Le travail de mémoire que la France et l’Algérie ont engagé sera poursuivi dans un esprit de respect mutuel. [.] La relation d’amitié et de confiance que la France et l’Algérie entendent établir entre elles se doit d’être à tous égards exceptionnelle et exemplaire. Dans cette perspective, elles conviennent de l’élaboration et de la finalisation d’un traité qui consacrera leur volonté de mettre en place un partenariat d’exception dans le respect de leur histoire et de leur identité. »

Au cours des années suivantes, lors d’innombrables visites de ministres français à Alger, Paris n’a cessé de proclamer sa volonté de signer avec Alger ce « traité d’amitié », présenté comme aussi décisif que le traité de l’Élysée de 1963 entre la France et l’Allemagne : l’enjeu principal, pour Paris, est de consolider une relation économique privilégiée (approvisionnement en hydrocarbures, débouchés pour les grands groupes français du BTP et de l’agroalimentaire, circulation de commissions et de rétrocommissions occultes, décisives pour les deux pouvoirs), aujourd’hui affectée par les percées américaine et chinoise en Algérie.

Pourtant, annoncé pour le début 2005, puis pour la fin 2005, ce traité n’est toujours pas signé à ce jour. Ce n’est certes pas le souci du « respect des droits de l’homme » qui aura freiné les ardeurs du gouvernement français : celui-ci n’a jamais eu un mot pour dénoncer les crimes contre l’humanité commis par le pouvoir algérien au cours de la « décennie rouge » ouverte par le coup d’État de janvier 1992, pas plus qu’il n’a mis en cause les multiples violations des libertés (en particulier de la presse et syndicales) qui font l’ordinaire des gouvernements du président Bouteflika, élu en avril 1999, puis réélu en avril 2004, toujours dans le même climat de fraude.

Les facteurs de blocages ont été de deux ordres. Du côté français, l’« esprit de respect mutuel » dans le « travail de mémoire » que célébrait la Déclaration d’Alger a été fortement mis à mal par le fameux article 4 de la loi du 23 février 2005, qui célébrait le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » : la colère – au demeurant tardive – du gouvernement algérien a contraint Jacques Chirac à monter au créneau pour faire abroger, un an plus tard, l’article litigieux. Du côté algérien, le problème est venu de la difficulté de régler la question des milliers de « disparus » arrêtés par les forces de sécurité et d’accoucher de la loi d’amnistie des crimes commis par ces dernières au cours de la « sale guerre ». En effet, les véritables détenteurs du pouvoir en Algérie, les chefs de la police politique (le DRS) depuis 1990, les généraux Mohammed Médiène et Smaïl Lamari, ainsi que le « général de l’ombre » Larbi Belkheir, avaient assigné à Abdelaziz Bouteflika une mission claire quand ils lui ont permis d’obtenir son second mandat présidentiel : faire adopter dans les meilleurs délais une loi d’amnistie visant à effacer les crimes massifs dont ils ont été les principaux organisateurs, et faire avaliser ce déni de droit par la communauté internationale, en signant le « traité d’amitié » avec la France.

Mais le président Bouteflika a tout fait pour retarder l’adoption de cette loi d’amnistie. Non qu’il réprouve la politique « éradicatrice » de ses mentors militaires, mais simplement parce que, soucieux d’élargir sa très étroite marge de manouvre face à eux, il a considéré que c’était la seule carte dans son jeu, s’inscrivant ainsi dans la longue tradition d’intrigues du sérail algérois. Il a donc trouvé le subterfuge d’un référendum plébiscite par lequel il a fait approuver, en septembre 2005, une fort nébuleuse « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». Et il a fallu sa grave maladie – soignée à Paris en décembre 2005 – pour qu’il soit contraint de jeter l’éponge.

Le 27 février dernier, il a donc promulgué – sans recours au Parlement – une ordonnance « portant mise en ouvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale », fort détaillée, dont la principale disposition est son article 45 : « Aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire. Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. »

Les autres dispositions de cette ordonnance (et de ses décrets d’application) sont essentiellement de trois ordres : amnistier également les crimes des membres des groupes armés se réclamant de l’islam ; indemniser fortement, en échange de leur silence, les « victimes du terrorisme » comme celles des exactions des forces de sécurité, en particulier les familles de disparus ; interdire à l’avenir, sous peine de forte sanction pénale, toute déclaration qui « utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour [.] fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servi, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international » (article 46). En bref, il s’agit d’organiser l’effacement de plus d’une décennie de terrorisme d’État, marquée notamment par la manipulation à grande échelle des groupes armés se réclamant de l’islam (ce que confirme une décision secrète prise simultanément : les chefs du DRS ont ordonné la dispersion, à partir d’avril 2006, de la plupart des effectifs de ses centres de tortures et d’exécutions extrajudiciaires, les « CTRI », qui étaient aussi les lieux de gestion, par la police politique, des GIA et autres groupes armés islamistes, très largement infiltrés par le DRS à partir de 1994).

Or, au regard du droit international en vigueur, une telle loi d’amnistie doit être considérée comme nulle et non avenue. Elle viole en effet, notamment, des dispositions essentielles du « Pacte international relatif aux droits civils et politiques » (adopté par l’ONU le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 23 mars 1976), ratifié par l’Algérie le 12 septembre 1989. Et en particulier l’alinéa 3 de son article 2, qui stipule que « les États parties au présent Pacte s’engagent à garantir que toute personne dont les droits et libertés […] auront été violés disposera d’un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ».

C’est précisément pour ce motif que le Parlement argentin, sous la pression de son opinion publique et des résolutions du comité des droits de l’homme des Nations unies, a été conduit, en septembre 2003, à abroger les lois d’amnistie visant à exonérer de toute sanction les responsables militaires de la « sale guerre » conduite par la dictature argentine de 1976 à 1983 – selon des modalités étonnement répétées par leurs homologues algériens des années 1990, nourris comme eux des méthodes de la « guerre moderne » inaugurées par l’armée française lors de la « bataille d’Alger » en 1957. À cet égard, il est frappant de constater à quel point l’article 45 de l’ordonnance algérienne de février 2006 ressemble à l’article 1 de la loi d’autoamnistie adoptée le 23 mars 1983 par la dictature argentine à la veille des élections qui allaient marquer sa fin : « Sont déclarées éteintes les actions pénales relatives aux délits commis selon une motivation ou un objectif terroriste, du 25 mai 1973 au 17 juin 1982. Les dispositions de la présente loi sont étendues, de même, à tous les actes de nature pénale commis à l’occasion et en raison de la mise en ouvre des actions visant à prévenir, s’opposer ou mettre fin aux activités terroristes ou subversives susmentionnées, quelle qu’ait été leur nature […]. Cette loi s’applique aux auteurs, participants, instigateurs, complices ou receleurs et concerne les délits communs connexes comme les délits militaires connexes. »

Aussi bien cette loi que celles adoptées ultérieurement par le Parlement argentin de la « démocratie limitée », qui prétendaient amnistier de façon moins grossière les crimes des militaires (loi du « point final » de 1986 et loi de « devoir d’obéissance » de 1987), ont fini par être abrogées, ouvrant enfin la voie aux poursuites judiciaires pour la vérité et la justice contre les officiers criminels – préalables indispensables à toute amnistie éventuelle. Non sans difficultés, un processus du même type a fait son chemin dans le Chili de l’après-Pinochet.

Il ne fait aucun doute qu’il en ira un jour de même en Algérie, s’agissant de la loi d’autoamnistie de février 2006. Mais il ne serait pas acceptable que, au nom des raisons d’États, il faille, comme en Argentine, attendre encore vingt ans pour ce faire. C’est pourquoi nous demandons solennellement au gouvernement français de respecter ses engagements internationaux, souscrits au nom de tous les citoyens français, en notre nom. Et en particulier le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ratifié par la France le 4 novembre 1980), qui stipule, dans son article 41 (alinéa 1.a) : « Si un État partie au présent Pacte estime qu’un autre État également partie à ce pacte n’en applique pas les dispositions, il peut appeler, par communication écrite, l’attention de cet État sur la question. Dans un délai de trois mois à compter de la réception de la communication, l’État destinataire fera tenir à l’État qui a adressé la communication des explications […] élucidant la question, qui devront comprendre, dans toute la mesure possible et utile, des indications sur ses règles de procédure et sur les moyens de recours soit déjà utilisés, soit en instance, soit encore ouverts. »

Si le traité d’amitié avec l’Algérie devait être signé par la France sans que cette procédure – ou tout autre conforme au droit international – ait été engagée et conduite à son terme, avec toutes ses conséquences, cela signifierait que la « relation d’amitié et de confiance » entre la France et l’Algérie célébrée par Jacques Chirac en mars 2003 ne serait « exceptionnelle et exemplaire » que comme un exemple abouti de couverture scandaleuse de crimes contre l’humanité, au nom du cynisme d’État et de l’argent de la corruption. Et que les responsables actuels de la République considèrent comme des chiffons de papier les engagements internationaux qu’elle a souscrits au nom du peuple français.

« La signature du traité d’amitié est un véritable rendez-vous pris entre nos deux pays et nos deux peuples, liés par l’histoire et par une communauté d’intérêts très forte », à encore redit Jacques Chirac, lors de sa visite à Riyad le 7 mars dernier. Oui, M. le président, mais pas en notre nom, si c’est au prix de la honte.