Jean-Baptiste Rivoire: «Nos révélations sont vraies»

CONFLUENCES Méditerranée – N°45 PRINTEMPS 2003

«Nos révélations sont vraies»

Entretien avec Jean-Baptiste Rivoire

Début novembre 2002, Canal plus 90 minutes, magazine d’investigation, diffuse la première enquête approfondie menée par deux journalistes français, Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, sur les attentats perpétrés à Paris en 1995 et attribués au GIA. Les conclusions d’«Attentats de Paris, enquête sur les commanditaires» sont édifiantes. A l’issue d’un travail d’investigation de plus de deux ans et à travers une vingtaine d’entretiens inédits avec des acteurs algériens et français, les deux journalistes affirment que les «Groupes islamistes armés» sont depuis 1994 directement guidés par le Département de renseignement et de sécurité (DRS, l’ex-Sécurité militaire). Un film salutaire, dira Pierre Vidal-Naquet, «qui n’est qu’une étape dans la recherche de la vérité»’. Confluences a rencontré Jean-Baptiste Rivoire, journaliste et co-auteur de ce documentaire.

– Confluences Méditerranée : Comment vous êtes-vous intéressé à l’Algérie ?

Jean-Baptiste Rivoire : Vers la fin de 1997, je suis arrivé au Vrai Journal sur Canal plus, l’émission de Karl Zéro. C’était l’époque des massacres en Algérie. J’ai rapidement pris contact avec Mme Nacera Dutour, porte-parole du Collectif des familles des disparus en Algérie. Le hasard a voulu que Nacera soit la sœur de Nesroulah Yous, qui était un habitant de Bentalha. Yous a accepté de nous livrer témoignage sur le massacre (22-23 septembre 1997), en changeant de voix. C’est ainsi que mes enquêtes sur l’Algérie ont commencé. Par suite et sur trois armées, nous avons préparé plusieurs autres reportages sur ce pays dans le cadre de la même émission.

– Dans quelles conditions avez-vous travaillé en Algérie ?

Je suis interdit de séjour en Algérie depuis 1996. En effet depuis que j’ai montré, dans l’un de mes premiers documentaires sur ce pays, diffusé par l’émission Zone Interdite (M6), les images des escortes qui nous ont surveillés tout au long de notre travail, les autorités algériennes ne m’ont plus délivré de visa.

Dès lors tous mes documentaires pour le Vrai journal ou Envoyé Spécial (France 2) ont été réalisés soit sur la base d’enquêtes avec des témoins et des acteurs venus d’Algérie, soit en envoyant des équipes clandestinement, soit grâce à l’aide d’Algériens installés dans leur pays ou pouvant rentrer avec leur passeport sans décliner leur objectif.

A titre d’exemple notre enquête sur l’assassinat de Maatoub Lounès en Kabylie a été réalisée grâce à un couple (une Française et un Algérien). Partis là-bas comme des touristes, avec un caméscope dissimulé dans un sac, ils ont collecté des informations sur les circonstances de l’attentat en interrogeant notamment les habitants.

– Comment avez-vous procédé pour faire cette enquête sur un sujet comme les attentats de 95 ?

Les premiers témoignages qui nous sont parvenus allaient à l’encontre de la version officielle des faits selon laquelle des islamistes du GIA ont déposé des bombes à Paris. En novembre 1997, un des porte-parole du Mouvement des officiers libres (MAOL), le capitaine Houcine Ougenoune (un ancien des services secrets), publie dans le quotidien anglais The Observer un témoignage remettant en cause la version officielle des attentats de 1995 en attribuant leur responsabilité aux services algériens. Ce témoignage est corroboré quelques jours plus tard par un autre livré par le colonel Ali (Hakim, ex-officier au ministère de la Défense) au quotidien Le Monde. Ainsi à huit jours d’intervalle, deux articles dans deux quotidiens importants affirment que le GIA est infiltré et que les attentats de 1995 étaient commandités par la Sécurité militaire algérienne. Ces révélations ont suscité notre intérêt et nous ont en réalité poussés à commencer notre enquête sur les attentats de Paris.
Nous avons rencontré quelques mois plus tard pour les interviewer les deux auteurs des révélations. Nous avons également rencontré le colonel Samraoui (installé maintenant en Allemagne, ancien des services secrets, DCE).

Toutefois ces témoignages demeuraient insuffisants pour les besoins de notre documentaire. Mais le temps passant, d’autres officiers se sont mis à parler et à apporter des éléments nouveaux sur l’affaire. Le témoignage décisif qui nous a permis d’étoffer notre enquête est intervenu au printemps 2002 sur la chaîne qatari Al-Jazira. Un militaire algérien, le capitaine Chouchen, qui avait quitté l’Algérie, a raconté comment ses supérieurs de la Sécurité militaire lui ont ordonné de devenir l’adjoint de Djamel Zetouni. C’est d’ailleurs souvent sur Al-Jazira que des témoignages marquants ont été diffusés sur la question algérienne. Cette chaîne a permis, en donnant la parole à plein d’acteurs algériens, d’apporter des informations précieuses sur la réalité de ce pays. Chouchen affirmait avoir été chargé par ses supérieurs de seconder le chef du GIA dans les maquis. Cette information décisive nous a permis de remonter pas à pas la piste Zitouni et de compléter le puzzle.

– Quand on regarde un peu ce travail, on a l’impression qu’il n’a aucune conséquence sur le milieu politique français. Normalement des révélations de cette importance suscitent au moins une commission d’enquête…

Notre enquête sur les attentats de Paris révèle des éléments extrêmement graves. Quand l’ancien Premier ministre algérien, Abdelhamid Brahimi, affirme que les autorités françaises savent pertinemment qui a commis les attentats, ou quand Alain Marceau (ancien chef du Service central de lutte antiterroriste,1986-89) soutient qu’il est hautement vraisemblable que le cIA soit une organisation-écran utilisée parfois par les services pour agir, il s’agit là d’affirmations d’une extrême gravité. Personnellement je m’attendais à une réaction de la part des autorités françaises et algériennes. Pourtant, nous n’avons enregistré aucune réaction ni la moindre poursuite judiciaire. La raison est simple : les concernés savent que nos révélations sont vraies. Mais comme notre enquête passait sur une chaîne cryptée à 23 heures, il leur est visiblement apparu, vu toute la polémique qui s’en est suivie dans la presse écrite, que la meilleure réaction était d’éviter de mettre de l’huile sur le feu. Même la presse algérienne a très peu abordé le sujet. Sur d’autres enquêtes comme celle sur les massacres, la presse algérienne nous a attaqués plus violemment. Cette modération s’explique peut-être par le fait que notre enquête n’affirme pas que les bombes ont été déposées par l’armée algérienne mais que le GIA a été probablement manipulé à cette époque. Nous avons eu un bras de fer très dur avec les autorités algériennes durant les mois qui ont précédé la diffusion de notre travail. Nous leur avions demandé de s’exprimer sur le sujet. Finalement les résultats de notre enquête les rassurent un peu.

– Le plus choquant n’est-il pas dans l’absence de réaction française ? Votre enquête pointe une certaine responsabilité ou du moins passivité des autorités françaises dans l’assassinat de citoyens français sur le territoire de la République…

Les Français savent que notre travail n’est pas attaquable et ils ont choisi de faire le moins de vagues possibles.

– Comment expliquez-vous que du côté de l’opposition aucun parti ne s’est emparé de ce documentaire pour exiger une enquête parlementaire ou du moins un débat citoyen sur le rôle de la France ?

Tout le monde a peur. Nous avons essayé au cours de notre travail d’interroger des responsables politiques français. J’ai eu personnellement Jospin. Mais la seule personne qui a accepté à gauche de nous rencontrer a été un conseiller de l’ancien Premier ministre, qui était très inquiet à l’idée que la fondation Jean Jaurès soit impliquée par ses propos. Pour lui, notre hypothèse était très vraisemblable. Quant à notre rencontre avec Debré, elle a été, comme le montre notre documentaire, très courte dans la mesure où ce dernier n’a pas jugé bon de répondre à nos questions. Je pense qu’à droite comme à gauche les responsables politiques français savent qu’ils ont affaire à un terrorisme d’Etat dangereux. Qui plus est, depuis 1962, l’argent de l’Algérie a servi à financer plusieurs campagnes politiques en France, de droite comme de gauche. Les enjeux financiers avec l’Algérie sont importants. Il y a d’abord les commissions juteuses versées des deux côtés de la Méditerranée ; il y a ensuite des contrats très intéressants qui ont été signés; la loi du silence pérennise ces intérêts.

Quand Jospin arrive au pouvoir en 1997, il rompt avec son approche critique envers les autorités algériennes et choisit lui aussi de se taire. Il semble que les autorités algériennes lui ont fait savoir qu’il avait intérêt à oublier ses critiques.

– Pourquoi d votre avis ni l’enquête policière ni le procès des auteurs des attentats de 1995 n’ont permis d’apporter des preuves concluantes quant à la thèse de la manipulation du GIA par les services algériens ?

Je pense que la personnalité très mystérieuse de celui qui est censé être l’organisateur des attentats de 1995, c’est-à-dire Ali Touchent, y est pour beaucoup. Touchent monte des réseaux; ses réseaux finissent par tomber; la police est alertée. Pourtant Touchent réussit systématiquement à s’échapper. En 1993 en France, en 1994 en Belgique et enfin de nouveau en 1995 en France, Touchent est identifié mais s’éclipse. Qui a donné son nom ? Pourquoi a-t-il toujours réussi à éviter l’arrestation ?

Ce qui est curieux également, c’est que tous ces types arrêtés et impliqués dans les attentats de 1995 ont acheté des armes en donnant leur nom à l’armurier. Ce qui est le plus vraisemblable c’est que Ali Touchent les a manipulés et a donné leur nom. Touchent les manipule. Je pense personnellement que les jeunes qui ont été jugés dans le cadre du procès sur les attentats de 1995 ont vraisemblablement participé aux opérations, sauf qu’à mon avis ils ont été manipulés. Le vrai chef du réseau n’a jamais été arrêté. Les avocats affirment pourtant que sa photo est dans le dossier. Pourtant quand les rafles ont eu lieu, on a procédé à des arrestations mais curieusement on n’a plus parlé de Touchent… Une semaine plus tard Ali Touchent s’en va tranquillement vers Alger. Deux ans plus tard il est déclaré mort par les autorités algériennes. Plusieurs éléments laissent penser que Touchent a été un agent double au service de la Sécurité militaire algérienne. Son frère a par exemple raconté à des consœurs du quotidien Libération qu’en 1997 quand il s’est rendu à Alger pour récupérer les affaires de son frère, il y a découvert des fiches de paie indiquant qu’il était rémunéré par le ministère de l’Intérieur.

En tout état de cause, que la piste Ali Touchent n’ait pas été davantage explorée par la police française, cela pointe les complicités qui ont toujours existé entre la Sécurité algérienne et la D.S.T. française. J’ai même appris au cours de mon travail que la D.S.T. a apporté son concours à la S.M. pour monter des opérations de manipulation psychologique en Algérie. On a envoyé de fausses informations sur le leader du FIS à la presse algérienne afin de discréditer le FIS.

N’oublions d’ailleurs pas qu’à l’époque de l’Algérie française les services français avaient leurs propres maquis FLN. Les maquis du GIA ne sont pas une innovation. Déjà en 1956 des Algériens habillés en fellaghas travaillaient pour le compte des Français et massacraient des villages pour discréditer le FLN auprès de la population.

– Les personnes qui ont témoigné dans votre documentaire n’ont pas été inquiétées. Votre documentaire n’a pas eu d’incidence sur le procès ?

Le verdict a été rendu le 31 octobre 2002. Notre documentaire a été diffusé le 4 novembre. Et le 6, l’Année de l’Algérie en France a été officiellement lancée par une conférence de presse. Personnellement j’aurais aimé que notre enquête soit montrée aux victimes des attentats. J’ai montré mon travail à la présidente de l’association SOS-Attentats, mais incontestablement elle n’a pas choisi de s’appuyer dessus lors du procès.

– Un dernier mot: qu’est-ce que vous pensez de l’Année de l’Algérie ?

C’est une manifestation organisée par le gouvernement algérien et par le Quai d’Orsay. A ma connaissance le gouvernement algérien a fourni 20 millions d’euros pour financer l’Année de l’Algérie et le gouvernement français seulement 1,5 million d’euros. Il s’agit donc d’une manifestation organisée en France avec l’argent des Algériens. Le grand absent ce sont les Droits de l’homme. Toute dimension sociale ou économique a été étouffée et marginalisée dans cette manifestation. Ainsi, l’Année de l’Algérie ignorera les vrais problèmes des Algériens. L’impression qu’on a quand on regarde le programme, c’est qu’on va mettre en avant la culture d’il y a quinze ans ou vingt ans, des gens qui ne sont plus dangereux aujourd’hui.

Le vrai «danger culturel», la Kabylie, n’est presque pas au programme. On récupère à titre posthume, par ailleurs, Kateb Yacine qui a été marginalisé par Alger pendant 20 ans… et on le programme à la Comédie Française. Et tout le monde est très content.

Mais l’enjeu réel de cette année algérienne c’est de redorer l’image du régime algérien avec la complicité du Quai d’Orsay. Le dernier film du Président de l’Année de l’Algérie a été cofinancé par la télévision d’Etat algérienne. Celui-ci a enregistré des spots publicitaires pour Khalifa TV, propriété d’un milliardaire algérien dont les fêtes cannoises attirent beaucoup de beau monde. L’Année de l’Algérie fait apparaître cette espèce de Françalgérie qui défend les intérêts des dirigeants et qui oublie complètement le peuple. Je trouve indécent de célébrer l’Année de l’Algérie en France sans rendre justice aux 200 000 personnes tuées durant les 10 dernières années, aux 7000 disparus. Je pense due la page ne peut être tournée de cette façon.

Mais l’existence même de cette manifestation montre que les autorités algériennes ont besoin de redorer leur image. Cela prouve à ceux qui ont essayé de faire de l’information vraie sur ce pays qu’il ont un peu réussi. Quand on voit les sommes astronomiques que Khalifa a investies dans les médias en France, en donnant de l’argent à Karl Zéro pour son journal, à Emmanuel Chain, à l’agence Sunset, qui est un gros producteur de documentaires… on est en mesure de penser que cet argent contribue à étouffer toute enquête indépendante sur ce qui se passe en Algérie aujourd’hui.

Propos recueillis par Olfa Lamloum

Notes :

1. Pour le script du documentaire cf. http://www.algeria-watch.org/farticle/sale_guerre/documentaire_attentats.htm
2. «Les groupes islamistes de l’armée algérienne : le voile se déchire», par François Gèze et Pierre Vidal-Naquet, Les Inrockuptibles, n° 362 – 30.10.02 au 05.11.02