L’ANP face à la politique

L’ANP FACE A LA POLITIQUE

Bouteflika prononce le divorce

Le Quotidien d’Oran, 4 juillet 2005

Au soir du 10 octobre 1988, l’armée avait déjà quitté la politique.

Dans une salle de réunion au Commandement des forces terrestres de Aïn Naâdja, à Alger, une trentaine de généraux et officiers supérieurs de l’ANP avaient fait un pacte: l’armée retournera un jour dans les casernes et le plus tôt serait le mieux.

Le traumatisme des émeutes d’Octobre 1988 qui se poursuivent encore plane sur les présents. On reçoit des nouvelles alarmantes du jeune colonel Kamel Abderahmane, hospitalisé à l’hôpital militaire mitoyen, qui grimpa sur un char à El-Biar et fut brûlé au troisième degré lorsqu’il balança le cocktail Molotov lancé par des jeunes manifestants. L’explosion du blindé aurait pu raser tout le quartier. Mais cet acte de bravoure n’a pas pesé lourd face aux inquiétudes de l’état-major. Longtemps, l’armée algérienne avait évité une confrontation directe avec la population. Fière de son caractère «populaire», l’ANP avait vécu les émeutes d’Octobre comme un traumatisme. Une blessure que les militaires présents ont vite fait de mettre sur le dos d’une trop grande compromission dans le politique. Avec la politique, surtout celle des appareils, que l’armée a fini par incarner dans toute son omnipotence.

La liste des présents est impressionnante. Khaled Nezzar, Abdelmalek Guenaïzia, Ahmed Gaïd Salah, Abbès Ghezaïel, Mohamed Lamari, Mohamed Touati, Lakhal Ayat, Mohamed Betchine… et plusieurs officiers de l’armée et des services secrets qui allaient personnifier la caste des «janviéristes» qui devait barrer la route au FIS, trois années plus tard. Les présents ont discuté, avec passion, du rôle de l’armée, aussi bien au sein de l’Etat que de la société algérienne, qui s’est muée sous l’effet de la crise économique de 1986 en une force «hostile» à l’armée. Ce brainstorming kaki a généré un seul consensus visible en février 1989 lors de la réunion extraordinaire du comité central du FLN: le divorce de l’armée et du parti unique. «Les officiers présents avaient compris que la situation était intenable. L’équation était simple: il fallait préserver l’armée de l’agitation politique et sociale et lui éviter d’être partie prenante dans la crise qui s’annonçait. Car on savait à l’état-major que la grande confrontation avec les islamistes n’était qu’à ses débuts», confie un des officiers présents.

Cohésion, discipline et esprit de corps. Les changements opérés au sein de l’armée entre 1989 et 1992, qui a vu l’éclosion des généraux qui allaient mener la lutte antiterroriste, obéissaient à ce triptyque. Sous l’impulsion du général Touati, appontement idéal entre les personnalités de la société civile républicaine et l’état-major, l’armée algérienne élabore des scénarios. Plusieurs. Dont celui d’aller au feu face au mouvement islamiste qui a fini par isoler le pouvoir de la société. Les rapports confidentiels des services, dès l’affaire de Sour El-Ghozlane et la découverte des cellules de Takfir ouel Hijra, à Alger, alertaient les pontes de l’armée sur l’imminence d’attentats terroristes, issues d’organisations fondées par les anciens du MIA de Mustapha Bouyali.

Malgré les risques de basculement de l’Algérie dans un scénario iranien, une seule des hypothèses émises par l’état-major n’avait pas été retenue. Celle de prendre violemment et directement le pouvoir, grâce à un état d’urgence musclé et l’installation de militaires aux différents postes sensibles, même dans les institutions civiles et économiques. Un scénario à l’égyptienne qui n’a convaincu personne du fait que les militaires tenaient, plus que tout, à l’aspect «légaliste» et «républicain» de l’institution militaire.

La «démission» maquillée de Chadli Bendjedid répondait à cet objectif. Il aura fallu toute l’autorité de l’ancien ministre de la Défense, Khaled Nezzar, afin que la situation ne dérape pas: «Les partis politiques naissants ont tous fait appel à l’intervention de l’armée et personne n’a dit comment il fallait faire pour sauver en même temps la République et le multipartisme», analyse un observateur proche du fameux CNSA, créé entre les deux tours.

Paradoxalement, les années de feu de la décennie 90 ont marqué la rupture entre les élites démocratisantes et les cadres de l’armée. A l’état-major, on n’a jamais caché sa déception du peu de responsabilité de la classe politique algérienne ou sa propension à se faire mousser, quand tout va bien, ou à critiquer l’armée, quand la situation empire.

Malgré les évidences dues au statut omniprésent de l’armée dans l’Etat, quand ce n’est pas le mot de l’historien Mohamed Harbi qui notait que «les Etats ont leur armée, alors que notre armée possède un Etat», l’ANP n’a pas changé d’un iota sa relation avec les institutions civiles, dont la présidence. Que ce soit Mohamed Boudiaf ou Liamine Zeroual, la «délégation» du pouvoir devait se faire inéluctablement. En témoignent les notes internes de l’état-major durant les années 90 qui appelaient les forces armées à «respecter» coûte que coûte le fonctionnement des institutions et ses références récurrentes à la Constitution.

Pourtant, l’armée demeurait otage de la perception générale. «Colonne vertébrale», «épine dorsale», «le régime militaire» ou bien «le cabinet noir» faisaient partie d’une terminologie qui allait à contresens des aspirations des hauts gradés de l’armée qui, en privé, avouaient leur frustration de la médiocrité de la classe politique algérienne.

Reste que les massacres de Bentelha et Er-Raïs et leurs répercussions négatives sur cette image tenace d’une armée qui contrôle tout, savamment alimentée par une campagne de dénigrement systématique de félons. Cet épisode vécu avec affliction par l’état-major de l’armée allait les convaincre d’accélérer leur retrait de la vie politique et d’épauler le prochain locataire de la présidence, en l’occurrence un professionnel de la politique qu’est Abdelaziz Bouteflika, pour revenir à un équilibre de gestion et de responsabilité loin de la pendule démocratique. Un jour, c’est la faute de l’armée, un autre jour, pourquoi l’armée ne fait rien pour que ça change ? Un recentrage qui n’apparaissait que lorsque l’état-major est directement interpellé par l’opposition politique. Le MDN ne réagissant qu’en deux occasions et seulement deux. Primo, quand un «politique» parle en son nom. Deusio, lorsque l’ANP est destinataire d’initiatives politiques (plate-forme, mémorandums, projets, protestations…).

Avec l’avènement du président Bouteflika dont on oublie souvent les connaissances des rouages de la hiérarchie militaire, armée et politique ont abordé un divorce à l’amiable. Le modèle turc qui a toujours fasciné les militaires algériens par sa capacité à générer un projet de société et sa faculté d’être complètement immergé dans le système sans en affecter ses propres structures, semble être encore d’actualité. A la différence qu’un Bouteflika turc n’existe pas actuellement et que personne ne peut s’avancer pour dire que le président algérien peut être un «Atatürk algérien». Sur ce plan, la stratégie de Bouteflika qui a laminé, patiemment, les velléités politiciennes de certains officiers de l’armée, ne pouvait se réaliser qu’avec le consentement d’une large frange de l’état-major. Bouteflika peut dire que «l’armée, c’est moi» tout en ayant tous les éléments pour le prouver, alors que l’ANP peut s’appuyer, depuis longtemps, sur un président qui la protège des agressions extérieures et qui peut lui servir de bouclier inviolable.

Mounir B.