Indépendance du magistrat et réforme

Indépendance du magistrat et réforme

Le réquisitoire du bâtonnier d’Alger

par Salah-Eddine K., Le Quotidien d’Oran, 30 mars 2008

Le bâtonnier d’Alger, Abdelmadjid Sellini, a estimé, dans une intervention au forum d’El Moudjahid, que la justice a connu un « recul » par rapport à ce qui se pratiquait après l’indépendance et jusqu’à une période plus ou moins récente. Les causes qui ont conduit à cette situation sont multiples, a ajouté le conférencier qui, dira-t-il, ne veut imputer à aucune partie cette responsabilité et encore moins de « jeter la pierre à qui que ce soit ». Cette situation à laquelle nous sommes arrivés est plutôt le résultat de facteurs internes et externes à la justice, précise le bâtonnier.

Sellini, qui a exercé en qualité de magistrat avant d’opter pour la profession d’avocat, signalera que la justice dans les années 1970 «était éminemment plus indépendante.» Les interférences dans les affaires de la justice étaient si rares que la grande majorité des justiciables était contente des décisions rendues par les instances judiciaires, a poursuivi le bâtonnier d’Alger.

A ce rythme, et si rien n’est fait pour redresser les choses, indique Abdelmadjid Sellini, « nous allons nous égarer ». Le plus important point, affirme l’invité d’El Moudjahid, concerne cette dépendance de plus en plus pesante qui lie les magistrats à leur tutelle. Une pratique qui s’est installée sournoisement avant qu’elle n’en devienne une culture au sein de la justice, a-t-il encore précisé avant de dire, que ces injonctions mettent à mal l’exercice du droit et de la justice.

Le conférencier est revenu à l’époque où, dira-t-il, dans les affaires correctionnelles ou pénales, un cas sur trois des justiciables pouvait bénéficier de sursis ou de relaxe, alors qu’aujourd’hui, seulement un cas sur dix peut avoir la chance de bénéficier de ce genre de mesure.

La détention préventive est citée elle aussi comme exemple de cette pratique dont les magistrats ne peuvent «hélas» s’en défaire et qui consiste à appliquer les lois de la manière la plus restrictive. Le conférencier indiquera qu’il ne connaît pas de cas où un appel contre une décision de détention ait abouti. Sellini soutiendra que les décisions de justice de première instance sont à près de 95 % confirmées par les cours d’appels et ajoutera dans le même chapitre, que 80 % des instructions sont des reprises pures et simples des enquêtes préliminaires de la gendarmerie et/ou de la police.

Les condamnations systématiques de ce qui est appelé « délinquants primaires », le nombre de dossiers que les juges doivent « liquider » pendant leurs audiences, sont autant d’obstacles sérieux qui nuisent au bon déroulement de la justice et par conséquent, à la crédibilité de l’Etat, ajoute le bâtonnier. « Le sentiment d’injustice est terrible et est plus fort que tout autre », soutient Sellini pour avertir des conséquences fâcheuses d’un tel sentiment.

Pour lui, la réforme de la justice appelée à moderniser le secteur de la Justice est, également, sensée apporter des changements dans la pratique de la justice. Le bâtonnier estime qu’il y a lieu de rétablir les équilibres des mécanismes judiciaires existants. La formation des magistrats, selon lui, est perçue comme un élément des plus importants dans la réforme actuelle. Pour ce qui est de la profession d’avocat, Maître Sellini préconise, « par souci d’une meilleure justice », une formation continue pour tous ceux qui viennent au métier. Il déplorera cependant, le fait que beaucoup d’avocats qui viennent à la profession « tombent à la renverse » et quittent aussitôt la profession pour diverses raisons dont la vocation. En ce qui concerne les activités du Bâtonnat d’Alger, il a rappelé que ce dernier est en passe de s’organiser avec notamment un département de formation et un autre de déontologie.

Le bâtonnat, qui compte éditer une revue et un bulletin juridique, a eu à numériser les dossiers des 4.300 avocats d’Alger.


LE BÂTONNIER D’ALGER L’A AFFIRMÉ HIER :

« La justice était plus indépendante à l’époque du parti unique »

Le Soir d’Algérie, 30 mars 2008

«La justice était plus indépendante à l’époque du parti unique», a affirmé hier le bâtonnier d’Alger Me Sellini Abdelmadjid.
Wassila Z. – Alger (Le Soir) – Réélu à la tête du Conseil de l’Ordre des avocats d’Alger pour un troisième mandat, Me Sellini déplore la régression de la profession de magistrat et celle de la qualité de la pratique de la justice de manière générale. En effet, l’invité du forum d’ El Moudjahid dresse un tableau peu reluisant de la qualité de la justice algérienne, donc de sa fiabilité. L’Egypte aurait une meilleure justice que nous. C’est l’évaluation que fait le bâtonnier de l’appareil judiciaire algérien, qui «a toujours piétiné les avocats». «Les magistrats égyptiens jouissent d’une plus grande indépendance avec une Constitution fiable et stable» relève-t-il. En évoquant la détérioration continue des conditions d’exercice de la profession, le conférencier a insisté sur la nécessité de la refonte de la justice et sa réorganisation. Cela passe essentiellement par la mise en place de mécanismes répondant aux aspirations des magistrats pour une meilleure équité. Le magistrat aurait perdu son pouvoir de décision et est souvent influencé par le parquet, laisse entendre Me Sellini. S’élevant contre «l’ingérence» constatée et la pression appliquée aux magistrats, il affirme que «les juges d’instruction ne jouissent pas d’indépendance.» «Plus de 90% des décisions dans les cours sont des confirmations», ce qui serait abusif et remettrait en cause l’utilité des cours d’appels. Le taux susmentionné explique amplement la surcharge des prisons. Selon Me Sellini, 90% des décisions des juges d’instruction sont «de simples reprises des P-V de gendarmerie ou de police». C’est donc la «précipitation» qui caractérise la prise de décision. Toutefois, l’homme de justice a dénoncé l’abus dans l’application de la détention préventive. Particulièrement lorsque l’accusé n’a pas d’antécédents juridiques et qu’il n’a pas commis de crime. Les juges devraient être plus souples avec cette catégorie de personnes, suggère-t-il, puisque «la prison fabrique les délinquants». S’agissant de la régression de la profession d’avocat, elle serait en partie liée à la qualité de la formation dispensée aux universitaires. Ferme, Sellini approuve le fait que «l’université ne donne plus le même produit». D’où la nécessité de favoriser la formation «continue ». Encore une fois, l’intervenant n’a pas omis de rappeler le manque d’équité entre magistrats et avocats. Mieux lotis, les magistrats profitent de formations et de cycles de perfectionnement pour améliorer leur niveau et leurs compétences. Ainsi, pour pallier «le manque terrible que subissent les avocats» en la matière, la réalisation d’une grande école d’avocat est le cheval de bataille du bâtonnier. Un projet qui stagne, faute de moyens.
W. Z.