Ce qu’en dit le juge Marc Trévidic dans Au cœur de l’antiterrorisme

Affaire des moines de Tibhirine

Ce qu’en dit le juge Marc Trévidic dans Au cœur de l’antiterrorisme

Qui est Marc Trévidic ? Comment instruit-il ses dossiers liés au terrorisme international ?
Les, réponses à ces questions nous sommes allés les chercher dans le livre du juge français, Au cœur de l’antiterrorisme , qui instruit l’affaire des moines de Tibhirine assassinés en 1996.

Paris, De notre correspondante, El Watan, 11 février 2012

Dans cet ouvrage publié aux éditions J.-C. Lattès (février 2011) dont nous reprenons des extraits, Marc Trévidic évoque pour la première fois les victimes des attentats de 1995, les moines de Tibhirine, raconte ses «face-à-face avec des apprentis kamikazes prêts à se faire exploser en Irak, ou avec des terroristes chevronnés impliqués dans les attentats du 11 Septembre».
Après Eva Joly et Eric Alphen, celui que l’on surnomme le «juge batailleur» représente «la nouvelle génération des magistrats charismatiques et frondeurs». Il est aussi «le nouvel emblème de leur lutte pour l’indépendance» de la justice (il est président de l’Association française des magistrats instructeurs), selon la note de présentation de son éditeur.

Marc Trévidic, 45 ans, est magistrat depuis 1990. Depuis 2006, il est juge d’instruction au prestigieux pôle antiterroriste installé dans la galerie Saint-Eloi du tribunal de grande instance de Paris. Il est présenté comme étant l’un des meilleurs spécialistes des filières islamistes. Ses dossiers, outre l’assassinat des moines de Tibhirine, concernent l’affaire de l’attentat de Karachi et le génocide rwandais, entre autres. Il a été formé par Jean-Louis Bruguière, surnommé «l’Amiral».

Extraits choisis de Au cœur de l’antiterrorisme de Marc Trévidic Page 32 / Vivre entouré de gardes du corps ou recevoir des menaces font partie de l’univers d’un juge antiterroriste, mais ce n’est pas le plus difficile à supporter. Le plus éprouvant, c’est l’attitude de son propre camp, les luttes internes. Le stress le plus insupportable est généré par l’impression de n’être pas soutenu. Cette pression-là, on ne la laisse pas au bureau quand on rentre chez soi. C’est ce poids qui fait que l’on dort mal, que l’on cogite : on dort terroriste, on parle terroriste, on lit terroriste, on vit terroriste, on mange terroriste. Et le terrorisme nous ronge.

Page 50 / Au début de l’année 2000, Jean-Pierre Dintilhac (nouveau procureur de la République de Paris, ndlr) m’a convoqué dans son bureau pour m’y proposer un poste à la section antiterroriste, m’expliquant que celle qui la dirigeait, Irène Stoller, recherchait un profil comme le mien. De gros dossiers d’instruction arrivaient à leur terme et elle cherchait un bon régleur, c’est-à-dire un moine-écrivain de la République capable de pondre des documents de deux cents à cinq cents pages. Les dossiers antiterroristes peuvent avoisiner cent tomes !

…Le système antiterroriste reposait sur sa centralisation à Paris. Il n’y avait qu’une section du parquet et une seule galerie d’instruction sur l’ensemble du territoire. J’allais découvrir ce qui se cachait derrière les portes du «bunker», ce long couloir situé au dernier étage d’une aile intérieure du tribunal de Paris. C’est là qu’officiait l’Amiral Bruguière, son bras droit Jean-François Ricard, Laurence Le Vert, chargée des dossiers basques et corses, ou encore Gilbert Thiel, qui deviendra plus qu’un collègue, un complice… En arrivant à Saint-Eloi, je ne m’attendais pas à ce qu’Irène Stoller me confie prioritairement le suivi et le règlement des dossiers ayant trait à l’islam radical.

Page 274 et suivantes / Dans toute la mesure du possible, le juge d’instruction doit s’assurer lui-même de la qualité des auditions réalisées à l’étranger, quand celles-ci présentent a priori une importance pour le dossier et en particulier pour les personnes poursuivies dans celui-ci ou susceptibles de l’être. De façon systématique, nous demandons en conséquence aux autorités étrangères l’autorisation d’assister aux auditions que nous avons sollicitées. Dans 90% des cas, cela nous est non seulement permis mais les autorités judiciaires ou policières locales, sous leur surveillance, nous autorisent à mener nous-mêmes, directement, les auditions. Cela nous permet de revenir en France, satisfaits d’avoir pu poser toutes les questions utiles, d’avoir eu en outre ce contact direct qui permet de se faire un avis plus pertinent sur la personne entendue et notamment sur sa crédibilité, et enfin de connaître les circonstances dans lesquelles l’audition s’est réalisée…

Les 10% de cas restants posent en revanche un vrai problème pour le juge d’instruction, mais aussi pour la juridiction de jugement. Il s’agit des cas où nous n’avons pas eu accès à la personne que nous souhaitions entendre.
Une audition nous est bien transmise, mais nous n’avons aucun moyen de savoir dans quelles conditions elle a été réalisée. Cela est d’autant plus inquiétant que ce phénomène concerne toujours les mêmes pays. Il faut alors être particulièrement circonspect sur la valeur que l’on donne à une telle audition…

Il doit faire vérifier par tous les moyens possibles que le contenu de l’audition est exact. Cela revient purement et simplement à démontrer judiciairement la véracité d’éléments qu’il faut décemment considérer comme de simples renseignements. Je me souviens ainsi, dans une affaire dont le rapport d’Human Rights Watch fait d’ailleurs état, et dont Philippe Coirre et moi-même avons poursuivi l’instruction au départ de Jean-Louis Bruguière, du débat autour des déclarations faites en Algérie par Mohamed Benyamina. La DST relatait dans des procès-verbaux les déclarations qu’il aurait faites devant les services algériens.
Or, ces déclarations mettaient en cause plusieurs personnes résidant en France et nous n’avions de surcroît pas entre les mains les déclarations elles-mêmes, mais uniquement ce que les services algériens avaient indiqué à la DST quant à leur contenu. Les PV de la DST constituaient donc des renseignements versés au dossier, mais rien de plus.

Les autorités algériennes ne nous ont jamais autorisés à assister aux auditions de Mohamed Benyamina en Algérie, bien que nous l’ayons demandé de la façon la plus officielle qui soit dans une commission rogatoire internationale. Finalement, à force d’insistance, nous reçûmes un seul et unique PV d’audition devant les autorités algériennes, dans lequel Benyamina revenait en partie sur ses supposées déclarations antérieures et quasi-totalement sur ses accusations concernant deux des personnes poursuivies en France. Il y avait un fossé entre ce que les services algériens avaient rapporté des prétendues déclarations de Benyamina sur ces deux hommes et sur ce qu’il avait déclaré selon le seul procès-verbal auquel nous eûmes accès.

Page 284 et suivantes / Du fait même de la perte de confiance des citoyens dans la politique, le peuple français attend beaucoup de la justice. Parce que le citoyen français a l’impression qu’on lui cache tout, il veut tout savoir et, au cas par cas, affaire par affaire, il demande au juge de lui dévoiler la vérité. Il est évident que là réside la problématique des affaires des frégates de Taïwan, Bettencourt, de l’attentat de Karachi ou de celle des moines de Tibhirine. Ces affaires sont la démonstration du climat de doute qui pollue les affaires d’Etat…

Quelle que soit la vérité dans ces dossiers, le doute, nourri par un système particulièrement opaque, par les dissimulations, génère une paranoïa et un climat délétère qui rendent le travail du juge d’instruction insupportable. La question d’Etat ne peut pas, dans notre système, être posée clairement. L’on ne dispose pas d’une autorité irréprochable, dotée de moyens d’investigation autonomes, à qui l’on pourrait confier le soin de déterminer si, dans certains cas, des vérités doivent impérativement rester cachées. Le pouvoir exécutif, en France, s’est approprié la raison d’Etat. Les lois sur le secret-défense sont là pour nous le rappeler.

Des hommes et des Dieux

Page 290 et suivantes / Je suis allé voir le film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Je sais bien que je ne suis pas le seul mais, puisque j’instruis le dossier des moines de Tibhirine, j’ai un regard forcément différent de celui des autres spectateurs… Je n’étais vraiment pas un spectateur comme les autres ce soir-là. Je travaille régulièrement sur le dossier. Depuis des années je le consulte, je vis un peu avec ces religieux assassinés en 1996, je pense souvent à eux, forcément. Quand la salle s’est rallumée, je ne suis pas sorti tout de suite. J’ai repensé à plusieurs scènes des heures après.

… Personne n’est capable de dire combien de civils algériens ont été tués depuis 1991, des dizaines de milliers sans aucun doute. Personne n’est véritablement capable d’expliquer pourquoi, par quel enchaînement de circonstances, nous sommes arrivés à un tel bain de sang. Nous sommes au contraire capables d’avancer les chiffres des étrangers tués en Algérie. Entre 1993 et 1996, il y en a eu à peu près cent vingt. Tous n’étaient pas chrétiens, loin de là…La volonté de faire fuir les étrangers d’Algérie a été patente. Etait-ce uniquement celle des islamistes des divers groupes armés ou aussi celle des autorités algériennes ? Chacun peut avoir son analyse sur la question. Plus que n’importe qui, les religieux étaient indésirables en Algérie. Le point commun entre tous ces derniers, sans exception, était leur proximité avec la population. Ils représentaient, par leur dévouement, par l’aide concrète qu’ils apportaient et par leur discours pacifique, un antidote à la folie ambiante. Indispensable et dérisoire.

…La peur des moines et leur indécision sur l’attitude à adopter, magnifiquement exprimées par le film, reposaient donc sur des éléments concrets, des assassinats épouvantables (de religieux, de douze Croates à Tamezguida, ndlr), une ambiance irrespirable et un ultimatum terrifiant (ultimatum donné par le GIA à tous les étrangers de quitter l’Algérie avant le 1er décembre 1993).
Xavier Beauvois ne montre que quatre scènes de violence : l’assassinat des ouvriers croates, un barrage militaire, la vision fugace d’un corps ensanglanté sur la route et deux intrusions d’hommes armés dans le monastère.

Une ou deux autres scènes ont illustré la menace latente qui plane et reste assez indéfinie. L’épisode de l’hélicoptère qui survole le monastère avec un angle de prise de vue mettant au premier plan une mitrailleuse ne m’a évidemment pas échappé. Cette scène, d’une grande intensité, est l’une de celles qui m’ont le plus marqué. Entre ces scènes qui évoquent la violence, la peur est nue, sans artifice. Elle est montrée dans tout ce qu’elle a de digne, de profondément humain. Je ne pense pas que les moines avaient peur de la mort en tant que telle. Ils avaient peur de la violence. Et cette épreuve a été si longue. La terreur au quotidien n’est pas aisée à traduire car elle implique que le spectateur se mette à la place de la personne qui a peur.

Or, deux heures de film ne pourront jamais remplacer trois années d’angoisse, une frayeur au quotidien qui vous mine, si votre résolution n’est pas constamment raffermie. Il faut imaginer en effet ce qu’implique le fait d’être terrorisé à toute heure du jour et de la nuit. Une terreur incessante car à tout moment un groupe armé peut franchir les portes du monastère et frapper. Cette terreur qui use durablement, le peuple algérien la connaît depuis des années, et les moines de Tibhirine l’ont partagée à son côté durant trois ans. Je l’ai imaginée pendant deux heures dans une salle obscure et mon cœur a appris une autre réalité du terrorisme. J’ai ressenti physiquement ce que pouvait être cette peur. Et ce que l’on doit éprouver quand la mort, omniprésente, paraît inexorable. Cette affirmation peut paraître étonnante venant d’un juge antiterroriste…

Pour moi, le film de Xavier Beauvois a été la première occasion de faire connaissance avec les morts de mon dossier… de leur vivant. A travers ces acteurs je les ai vu vivre… Après la projection, je me suis demandé s’il était important pour eux que l’on découvre la vérité, que l’on sache qui les avait enlevés et qui les avait tués. Est-ce que cela compterait pour eux ?

…Est-ce que cette vérité leur serait chère ? Xavier Beauvois ne m’a donné qu’un seul indice sur ce point essentiel à mes yeux. Dans son testament, écrit à la fin de l’année 1993, sans doute après le choc de la mort des douze ouvriers croates et celui de l’intrusion du groupe d’Attiya dans le monastère, Christian de Chergé exprime son souhait que ce peuple qu’il aime tant, le peuple algérien, ne soit pas indistinctement accusé de son meurtre. Circonscrire la responsabilité d’un crime aux seuls criminels est la seule façon d’innocenter le peuple algérien dans son ensemble. Que le doute plane, que les criminels ne soient pas identifiés est la pire chose qu’une société ait à supporter. Le peuple algérien n’est pas responsable de la peur des moines.

Cette évidence apparente sera énoncée pour l’éternité lorsque les noms des assassins seront connus. Lorsque les moines ne seront plus seulement les victimes de la situation en Algérie. A la fin du film, deux lignes sur l’écran. Deux lignes qui disent que le mystère demeure, que les auteurs de l’enlèvement et de la mort des sept moines de Tibhirine n’ont pas encore été identifiés… Le film s’arrête là et c’est à la justice d’écrire la suite.

Page 305 et suivantes / Les dossiers algériens figurent en bonne place dans l’héritage bruguiérien. A mon arrivée à la galerie Saint-Eloi, il y en avait encore de toutes les époques et il faut bien dire que ça n’a pas beaucoup évolué depuis. Les dossiers restent désespérément figés dans une attente incertaine. On a posé une chape de plomb sur les années noires et les dossiers d’assassinats de ressortissants français en Algérie commis entre 1993 et 1996 ne progressent pas… L’histoire des GIA algériens reste à écrire. Des pans entiers de vérité sont aujourd’hui inaccessibles. Ce n’est pas la Justice, avec ses faibles moyens, qui est apte à démêler seule des écheveaux aussi serrés. Mais elle peut y participer utilement et elle le doit… Le terrorisme international est une matière intimement liée aux fluctuations géopolitiques.

Un dossier totalement verrouillé peut se débloquer dix ans plus tard si la situation politique dans tel ou tel pays a évolué, si un régime en a remplacé un autre ou encore si la France elle-même a modifié sa politique vis-à-vis de ce pays… De manière générale, il n’est pas bon de laisser un crime impuni. Que dire alors d’un crime terroriste qui représente non seulement un crime contre des individus, mais aussi contre un modèle de société et bien souvent contre la démocratie ? Il n’est pas inutile en outre de signifier aux terroristes d’aujourd’hui que la France ne lâche rien, qu’elle n’abandonne aucun dossier, qu’elle entend rechercher, arrêter et condamner les auteurs d’attentats, même trente ans plus tard ! Aucune impunité ne doit exister en matière terroriste et il faut se donner tous les moyens nécessaires pour identifier les criminels.

… Il faut travailler, prendre chaque dossier et lister consciencieusement ce qui a été fait, ce qu’il reste théoriquement à faire, ce qui pourra être fait rapidement, ce qui pourra peut-être un jour être fait. Il faut être logique et imaginatif. Il faut tout d’abord être logique… Dans l’affaire des moines de Tibhirine, il est impossible de ne pas se poser la question essentielle : pour quelle raison seules les têtes nous ont été rendues ? La décapitation est employée fréquemment par les islamistes puisqu’on trouve la trace de cette méthode d’exécution dans la sunna. Pour autant, je n’avais jamais entendu parler d’une affaire où les terroristes auraient pris soin, après la décapitation, de cacher les corps. La logique, malheureusement, ne suffit pas toujours à trouver les réponses. Il faut aussi de l’imagination.

Nadjia Bouzeghrane