Le «qui tue qui ?» de nouveau agité

Assassinat des moines de Tibehirine en 1996

Le «qui tue qui ?» de nouveau agité

par Amine L., Le Quotidien d’Oran, 7 juillet 2009

Une fois de plus, le «qui tue qui ?» ravageur est agité: un an après la publication par le journal italien Stampa d’un article citant un haut fonctionnaire occidental dévoilant dans l’anonymat (quel professionnalisme et crédibilité !) sa «vérité», accusant «les militaires algériens de tuer par bavure les moines de Tibehirine», certains journaux français prennent le relais et se déchaînent pour agiter les mêmes accusations. Une simple question: pourquoi un an après et surtout pourquoi maintenant ? Premier acte: 6 juillet 2008. Le journal italien Stampa titre en manchette: «Les moines en Algérie tués par les militaires». Les éléments ? «Après douze années un haut fonctionnaire occidental dévoile la vérité: un hélicoptère de l’armée algérienne mitrailla le bivouac où ils (les moines, ndlr) étaient retenus». Un an plus tard jour pour jour, une dépêche de l’Agence France-Presse (AFP) citant «une source proche du dossier» relate: «Un général français entendu par la justice a affirmé que le massacre des moines de Tibéhirine en 1996 était une «bavure» de l’armée algérienne. Auparavant, le Figaro, Mediapart et l’Express avaient publié la même version.

La même dépêche AFP donne les détails: «Attaché militaire de l’ambassade de France à Alger à l’époque des faits, le général François Buchwalter, aujourd’hui à la retraite, avait recueilli les confidences d’un ancien militaire algérien, dont le frère avait participé à l’attaque, a-t-on précisé de même source. «Les hélicoptères de l’armée algérienne ont survolé le bivouac d’un groupe armé et ont tiré, s’apercevant ensuite qu’ils avaient non seulement touché des membres du groupe armé mais des moines», a expliqué cette source, rapportant les propos du général Buchwalter entendu le 25 juin par le juge antiterroriste Marc Trevidic. Le général Buchwalter «a appris les faits quelques jours après les obsèques» des moines et «a écrit des rapports au chef d’état-major des armées français et à l’ambassadeur qui sont restés sans suite», a-t-on précisé de même source.

Selon la version des faits retenue jusqu’alors, les moines qui partageaient leur potager avec les habitants de la région et refusaient de partir en dépit de l’insécurité croissante – onze religieux tués entre 1994 et 1995 – avaient été enlevés par une vingtaine d’hommes armés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996. Quelques semaines plus tard, les têtes des sept moines avaient été retrouvées, après que le Groupe islamique armé (GIA) eut revendiqué les séquestrations. Le témoignage d’un ancien général français mettant en cause les autorités algériennes dans la mort des sept moines de Tibéhirine en 1996 est une «preuve qu’il y a eu dissimulation» de la part d’Alger et de Paris, a affirmé lundi l’avocat des parties civiles, Me Patrick Baudouin. «C’est la preuve qu’il y a eu dissimulation de la part des autorités algériennes et certainement de la part des autorités françaises», a déclaré à l’AFP Me Baudouin.

L’enlèvement et la mort des sept moines, dont on n’a retrouvé que les têtes, a longtemps été attribué au Groupe islamique armé (GIA) qui avait revendiqué les séquestrations. Mais le 25 juin le général en retraite François Buchwalter, ancien attaché militaire à l’ambassade de France à Alger, a déclaré à un juge antiterroriste que les moines avaient été victimes d’une «bavure» de l’armée algérienne. Il a ajouté en avoir informé peu après l’ambassadeur de France et sa hiérarchie, selon une source proche du dossier, confirmant des informations du Figaro, Mediapart et l’Express. Pour Me Baudouin, ce témoignage est «crédible» et «constitue une avancée très significative dans ce dossier». «C’est la confirmation de ce que nous disons depuis l’origine, que c’est l’omerta qui a prévalu au nom de la raison d’Etat», a-t-il estimé. L’avocat a indiqué à l’AFP qu’il s’apprêtait à demander la levée du secret-défense «pour obtenir les rapports envoyés (par François Buchwalter, ndlr) au chef d’état-major des armées et à l’ambassadeur». Il compte également demander les auditions d’Hervé de Charette, à l’époque ministre des Affaires étrangères, celle d’agents des services de renseignement français ainsi qu’une nouvelle audition de Michel Lévêque, ambassadeur à Alger au moment des faits.» Voilà pour le contenu de la dépêche de l’agence de presse française.

Autre «dossier» évoqué par le général Buchwalter, celui de l’assassinat de l’évêque d’Oran, Pierre Claverie en 1996. Selon l’ancien attaché militaire, «les autorités n’appréciaient pas sa liberté de ton tant à l’égard des islamistes que du pouvoir algérien». Selon lui, Mgr Claverie «pensait à l’implication du pouvoir algérien» dans la mort des sept moines de Tibehirine. «Je pense qu’il y a un lien entre l’insistance d’Hervé de Charette à aller à Tibehirine et cet assassinat. J’ai été témoin de la fureur du ministre algérien des Affaires étrangères quand Hervé de Charette a modifié le planning prévu pour aller à Tibehirine», a déclaré François Buchwalter.

C’est donc la fameuse agitation juridico-médiatique du «qui tue qui ?» qui est une fois de plus remise au goût du jour. Pourquoi maintenant ? Tentative de réponse: depuis quelques mois, Paris n’hésite plus à tourner le dos à Alger en affichant ouvertement son soutien à Rabat dans le dossier du Sahara Occidental. Récemment, le représentant français à l’ONU a bataillé fermement contre un texte de résolution élargissant le mandat du contingent des casques bleus au Sahara Occidental (Minurso) à la surveillance des droits de l’homme dans les territoires sahraouis occupés et dans les camps de réfugiés sahraouis à Tindouf. Le Front Polisario, qui administre les camps de Tindouf, était favorable à cet élargissement. Mais Rabat, accusé de violer les droits de l’homme dans les territoires sahraouis occupés, était opposé à une telle surveillance. La France s’est rangée dans le camp du Maroc. Au risque de froisser l’Algérie.

Cet épisode illustre le peu d’intérêt accordé par Paris à sa relation avec Alger. Les autorités françaises ne prennent même plus les précautions nécessaires pour éviter de froisser les Algériens sur des dossiers sensibles, comme la mémoire, le Sahara Occidental, l’immigration… et bien sûr la fameuse agitation «qui tue qui ?». Les diplomates et les hommes politiques français ne commentent plus par exemple les demandes algériennes sur la repentance. Ils ne commentent pas non plus les critiques régulièrement formulées par Alger sur le projet d’Union pour la Méditerranée (UPM). De même que les demandes algériennes concernant les visas et la circulation des personnes ne semblent pas avoir été entendues en France.

Après un bon départ qui a suivi l’élection de Nicolas Sarkozy, puis sa visite d’Etat en Algérie en décembre 2007, les relations algéro-françaises sont retombées dans le froid. Une relation soufflant entre le tiède et le froid à laquelle personne n’arrive à donner du contenu. «Les relations entre les deux pays sont très complexes. L’UPM a montré qu’elle ne pouvait pas constituer une solution à cette situation de crise récurrente. Depuis quelques mois, les deux pays se parlent très peu. Les visites ministérielles se sont raréfiées. Autre exemple de ce manque de froid entre les deux pays: l’ambassadeur de France à Alger avait indiqué le 22 avril dernier que le président Bouteflika réservait toujours sa réponse concernant une invitation à se rendre en visite dans l’Hexagone. Mais dès le lendemain, Mourad Medelci affirmait le contraire, en indiquant que le président Bouteflika avait donné son accord. «Il n’y a plus de suivi. Les rares échanges se passent entre l’Elysée et la présidence algérienne. On ne sait pas par exemple pourquoi le président Bouteflika avait reporté sa visite prévue initialement au début de l’année ni s’il va vraiment aller en France en juin prochain», reconnaît un diplomate algérien. La visite du président Bouteflika en France devait avoir lieu en juin dernier mais elle est reportée.