« Le Crime de Tibhirine. Révélations sur les responsables », de Jean-Baptiste Rivoire : l’enquête impossible

« Le Crime de Tibhirine. Révélations sur les responsables », de Jean-Baptiste Rivoire : l’enquête impossible

Le Monde, 20 septembre 2011

Revenue avec force sur le devant de la scène française en 2010 avec le film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux, la tragédie des sept moines trappistes de Tibéhirine, enlevés et assassinés en 1996 en Algérie, continue, quinze ans après les faits, d’alimenter la chronique. Un nouveau livre, accompagné d’une version documentaire diffusée lundi 19 septembre, sur Canal+, apporte des témoignages supplémentaires, tous à charge contre le régime algérien. Un seul d’entre eux, toutefois, possède une identité et parle à visage découvert. Présenté comme un ancien agent du département du renseignement et de la sécurité algérienne, (DRS), Karim Moulaï, résidant aujourd’hui à Glasgow, en Ecosse, a été repéré par le journaliste Jean-Baptiste Rivoire à travers « plusieurs sites Web » qui évoquaient un homme, exilé depuis 2001, « prêt à faire des révélations ».

Et quelles « révélations » ! Selon Karim Moulaï, les moines, dont on n’a jamais retrouvé les corps mais seulement les têtes, auraient non seulement été enlevés par de « faux » islamistes agissant pour le compte du DRS, irrité par les soins que les religieux prodiguaient aux « vrais » islamistes, mais ils auraient été exécutés par un commando des services algériens. De surcroît, leur assassinat – revendiqué à l’époque par le Groupe islamique armé (GIA) dans un communiqué du 21 mai 1996 – ne serait pas intervenu ce jour-là… mais un mois plus tôt. « Dans mon souvenir, c’était le 26 ou le 27 avril », affirme M. Moulaï, en désignant quatre de ses anciens camarades comme les auteurs supposés de l’exécution, dans des locaux même de la sécurité algérienne, à Blida. « Ils ne me dirent rien avant, ils me parlèrent à leur retour. Ils étaient bourrés (…), ils me dirent de fermer ma gueule… », assure l’ancien agent.

Cette thèse de l’implication du DRS est confortée par un autre témoignage, celui d’un dénommé Rachid, anonyme celui-ci, qui aurait, selon ses dires, fait partie du groupe de ravisseurs. « On leur disait « Marchez » ! « Marchez ! » », relate cet homme en décrivant la nuit où les moines furent enlevés dans leur monastère. « Avec le froid, le Frère Luc demandait tout le temps de pisser, poursuit-il. Mais on n’avait pas le temps, il fallait sortir le plus vite possible de la zone de Benhadjar (un « vrai » responsable du Front islamique du salut), c’était dangereux ! (le Frère Luc) n’arrivait plus à marcher. Il prenait un médicament, (pour l’asthme), il était gris… » Le Frère Christian de Chergé, prieur de la petite communauté cistercienne de Tibéhirine, poursuit-il, pleurait, à cause de Luc, il disait : « Laissez-le partir, on fera toutes les déclarations que vous voulez ! »

Ces accusations, graves, s’ajoutent à d’autres, déjà lancées par deux anciens officiers algériens, dont Abdelkader Tigha, réfugié aux Pays-Bas. Mais outre que les versions se contredisent parfois, notamment sur le parcours des moines durant leur capture, les éléments apportés par Jean-Baptiste Rivoire s’avèrent impossibles à recouper, comme il en convient lui-même. Dès lors, les « témoignages » produits se révèlent fragiles, et incitent à la prudence quant à la thèse développée, dans un dossier où les manipulations en tout genre sont légion. Et l’on ne peut que conclure avec l’auteur : saura-t-on un jour la vérité ?

L’instruction judiciaire, ouverte à Paris en 2004, confiée au juge antiterroriste Marc Trévidic, n’a pour l’instant pas permis de trancher sur ce qui s’est réellement passé. L’enquête du juge, alors que des pièces du dossier classées secret-défense devraient être à nouveau déclassifiées, se heurte encore au mutisme courroucé et obstiné d’Alger.
LE CRIME DE TIBHIRINE. RÉVÉLATIONS SUR LES RESPONSABLES de Jean-Baptiste Rivoire. La Découverte, 336 p., 20 €.

Isabelle Mandraud