Me F. Benbrahem: «La victime peut prétendre aussi à une révision du procès pénal»

Me F. Benbrahem s’insurge contre les dysfonctionnements de la justice

«La victime peut prétendre aussi à une révision du procès pénal»

Par Nissa Hammadi, La Tribune, 22 mai 2005

En dépit des réformes engagées par les pouvoirs publics, la justice reste à la fois muette et injuste dans bien de situations. Les décisions de justice sont contradictoires, d’un tribunal à un autre, d’une audience à une autre. Certains experts judiciaires, notaires, huissiers de justice, magistrats, procureurs s’adonnent à la corruption, à la sous-traitance des dossiers, à la surenchère avec les justiciables, en toute impunité. Tel est le constat terrible de Me Benbrahem qui confie que «le citoyen se rend de plus en plus compte que la justice n’est rien d’autre qu’une mascarade qui s’achète et se vend». L’avocate rejette le concept de réforme de la justice et plaide plutôt en faveur de la réforme de l’organisation judiciaire qui aurait permis «de corriger les dysfonctionnements au niveau des organes de la justice et des personnes formant et rendant la justice». Voir la réalisation du souhait de la victime de se pourvoir en cassation dépendre de la volonté du procureur est, pour elle, d’«un ridicule extraordinaire». «Pourquoi n’applique-t-on pas dans la pratique» ce qu’autorise la loi ? Elle estime que la victime autant que l’inculpé doivent ouvrir droit à la révision du procès pénal s’ils s’estiment lésés par le premier jugement

Dimanche 22 mai 2005

Par Nissa Hammadi

LA TRIBUNE : Les réformes engagées dans le secteur de la justice ne semblent pas avoir l’effet escompté. Le citoyen, même s’il est dans son droit, rentre toujours au tribunal la peur au ventre. Pourquoi, selon vous ?

Me F. Benbrahem : Le fond du problème n’est pas réglé. C’est une réforme de surface, simplement pour faire plaisir aux orientations internationales. La population n’a rien compris, jusqu’à présent, à cette réforme parce que la justice reste injuste. Ce sont les propos des citoyens. Quand la rue tient ce langage, cela fait froid dans le dos car la justice est faite justement pour conforter le citoyen dans sa citoyenneté et dans les lois de son pays. Ce n’est pas en créant des tribunaux et en faisant beaucoup de bruit autour de la réforme qu’on va prouver qu’on a apporté des solutions aux maux de la justice.

Où se situent les dysfonctionnements ?

Le premier dysfonctionnement vient du fait que l’appareil judiciaire est composé d’organes judiciaires. Ces organes judiciaires sont coordonnés par des hommes. Donc, le facteur humain est très important pour régler les problèmes de justice. On parle beaucoup ces derniers temps de la réforme de la justice. Dès le début, je n’étais pas d’accord avec cette appellation. La justice est un idéal, on n’a rien à réformer. Ce sont les gens qui doivent réformer leurs mentalités pour s’adapter à cet idéal qu’est la justice. A mon avis, une réforme de l’organisation judiciaire aurait été plus indiquée. Parce qu’une réforme de l’organisation judiciaire aurait permis de corriger les dysfonctionnements au niveau des organes de la justice et des personnes formant ou rendant la justice plus exactement. C’est-à-dire l’institution et les hommes. On a beau créer les meilleurs textes de loi, si l’homme ne les suit pas, cela ne sert à rien. Dans le cadre de cette réforme de la justice, on s’est énormément attardé sur la situation du magistrat aux dépens des autres problèmes. Bien entendu, il fallait se pencher sur cette question : un magistrat percevant un petit salaire et devant la masse de travail qu’il a pourrait être appelé à démissionner, pas dans le sens d’abandonner sa carrière professionnelle, mais de démissionner de sa réflexion face aux dossiers. Il est certain qu’on ne peut pas contraindre un magistrat à connaître cent cas par semaine si son cerveau ne peut en retenir que 25 ou 30. En ce qui concerne la formation, effectivement, le magistrat comme l’avocat ont besoin de se recycler. Aujourd’hui, nous sommes à la veille de la mondialisation de la règle de droit. Nous devons comprendre que la loi, ce n’est pas seulement la loi interne, c’est également la loi internationale. La formation peut améliorer la qualité de la justice. Les moyens mis à la disposition du magistrat sont encore faibles. Dans des pays européens, l’outil informatique est devenu l’allié du magistrat. Le magistrat peut naviguer, peut s’instruire, faire ses recherches, se familiariser avec la justice pour mieux la rendre tous les jours. Aujourd’hui, d’un tribunal à un autre, d’une audience à une autre, on a des décisions contradictoires. Comment expliquer que le même magistrat, sur les mêmes faits, peut trancher différemment d’un jour à un autre.

Justement, deux avant-projets de loi viennent d’être déposés au niveau du Parlement, l’un portant sur l’organisation du métier d’huissier de justice et l’autre sur celui du notaire. L’apport de ces deux corps est important dans la quête de la vérité. Pourtant, des hommes de loi pensent que leur rôle n’est pas toujours positif…

On a parlé des huissiers, des notaires, des magistrats, des avocats et on a oublié un corps qui est indispensable à la réalisation et l’obtention de la vérité : c’est le corps des experts judiciaires. Hélas, jusqu’à présent, les experts judiciaires fonctionnent sans code de déontologie, sans éthique. Pourtant, le code de l’expertise existe. Les règles de la profession sont tout à fait établies et doivent être respectées. Si cela est le cas sur le plan international, cela doit être de même sur le plan national. J’ai été moi-même expert judiciaire international et j’ai occupé des postes extrêmement importants. J’ai été chef de trois grandes sections internationales et je sais que dans tous les pays du monde, il y a une véritable organisation car on considère le corps des experts comme une véritable colonne vertébrale de la justice. La justice a tellement évolué, le nombre de procès tellement augmenté, qu’il existe une prolifération de procès techniques qui se pose aujourd’hui au juge qui se voit obligé de solliciter l’avis d’un expert judiciaire. Je me souviens d’une affaire en France ; des enfants sont partis en colonie de vacances et sont revenus avec des poux sur la tête et des boutons sur le corps. Le tribunal civil de Paris avait ordonné par ordonnance de référé à l’époque la désignation d’un expert pour déterminer si c’était des poux ou des morpions qu’il y avait sur la tête des enfants et si les taches sur leurs corps provenaient de la morsure des morpions ou du passage des poux. C’est devenu un problème de santé publique qu’il fallait absolument résoudre. Tous les secteurs de la vie humaine ont besoin d’une technicité pour aboutir à la vérité. L’introduction de l’expertise judiciaire a chamboulé les règles classiques de preuves. A l’origine, il y avait l’aveu spontané, le témoignage, la preuve par écrit… C’était là les modes de preuves existants dans le droit classique. Aujourd’hui, l’expertise est indispensable. Dans un cas de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort ou une incapacité à court ou à long terme, sans expertise médicale, le magistrat ne va pas pouvoir trancher, ni quantifier la réparation du préjudice subi par la victime. Prenons également le cas de Marie Bernard. Cette dame a été accusée à tort d’avoir empoisonné son mari. Après vingt-cinq ans de détention, le dernier des experts s’est rendu compte que c’était le sol sur lequel était enterré son mari qui contenait du cyanure. C’est donc une expertise qui a conduit cette femme à la prison et une expertise qui l’a innocentée. Le problème est que chez nous, les experts ne sont pas organisés en corps professionnel. On a une liste, mais elle date de 1927. Il est ridicule de ne pas se pencher sur le corps des experts.

Comment ?

Il faut absolument qu’ils soient répertoriés en trois grandes catégories : de simples experts, experts de haut niveau et experts de très haut niveau. Les experts de très haut niveau sont spécialisés dans des questions très pointues qu’on ne trouve pas toujours devant les tribunaux. Il peut s’agir d’un problème nucléaire et d’autres cas très très rares. Ils peuvent également être consultés sur des dossiers politiques. Les experts de haut niveau sont tous ceux qui ont un diplôme dans ce domaine, plus dix ans d’expérience et il y a des experts tout court. C’est une catégorie de petits techniciens, de métreurs vérificateurs, etc., avec lesquels la justice a fonctionné. Chez nous, on fonctionne avec une vingtaine de rubriques. On est loin de l’organisation internationale des experts, qui a retenu 148 spécialités. Les experts judiciaires non contrôlés peuvent s’adonner à la corruption, à la sous-traitance des dossiers, à la surenchère avec les justiciables ; qui paie le mieux aura le meilleur rapport. Pourtant, c’est sur la base de ce rapport que le magistrat qui n’a pas les moyens intellectuels de discuter un rapport d’expertise prendra sa décision. Les avocats aussi vont tomber dans le guêpier et demander l’homologation purement et simplement de ce dossier qui aura une force exécutoire et le citoyen va se rendre compte que cette justice n’est rien d’autre qu’une mascarade qui s’achète et se vend. Dans le cas d’un traumatisme crânien, il est certain qu’un orthopédiste n’a pas la compétence de «pondre» une expertise. Mais au niveau des tribunaux, on vous dira que c’est tout ce qu’on a sous la main.

Mis à part ce problème de spécialité, l’expertise décrit l’état de santé du malade au moment de l’examen et si son état venait à s’aggraver par la suite…

Effectivement. L’expert, dans un cas de coups et blessures volontaires, peut déterminer l’IPP à 30% sans penser prévoir une dégradation de l’état de santé de la victime. Et bien justement, si on avait une bonne formation des experts et si le ministère de la Justice s’intéressait un peu plus à la question, on dirait que l’expertise déterminée tel jour est de tant et que vu les séquelles, le cas peut s’aggraver à l’avenir. On va ainsi ouvrir une parenthèse de lien à causalité. Un lien entre les blessures reçues aujourd’hui et l’état de santé désastreux auquel peut arriver la victime demain. Tant que l’expertise n’est pas codifiée, tant que le magistrat dans son enseignement n’a pas appris à laisser cette parenthèse ouverte, ce vide judiciaire demeure. On est dans une situation où le magistrat qui juge une affaire estime qu’il en est dégagé par la suite. Et si ce dommage physique causé par coups et blessures volontaires entraînait quelques années plus tard la mort ?Or, si on venait à discuter des raisons de la mort de la victime, on se rend compte qu’elle est liée à la blessure qu’elle a subie il y a quelque temps. Donc, on est bien dans un cas de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort quelques années après. Il faut réfléchir et combler ce vide. Quels sont les moyens et voies de recours pour la victime ou ses ayants droit pour dire que ce vous avez jugé pour simples coups et blessures volontaires à telle année a, en fait, été la cause de la mort de la victime. Dans ce genre de cas, la loi reste muette.

Il n’y a vraiment aucun moyen pour ouvrir un autre procès ?

Il existe effectivement un article qui prévoit la révision du procès. C’est un article qui n’a été introduit dans le code de procédure pénale que récemment, mais il est très important et il nous appartient à tous de réfléchir sur son utilisation. Car, à mon sens, la loi n’est pas statique, elle est dynamique. Elle évolue en fonction des personnes, de l’évolution des états et des situations qui sont présentées à la justice. La justice a toujours été quelque chose d’ouvert vers l’avenir. Le préjudice peut ne pas être déclaré au moment des faits, mais par la suite. Je pense personnellement qu’un procès pénal ne peut avoir lieu que s’il y a un préjudice, une victime et un prévenu. Ce sont les trois grands acteurs qui font un procès pénal. L’article en question parle de demandes en révision et de l’indemnisation de l’erreur judiciaire. L’indemnisation de l’erreur judiciaire touche les prévenus qui ont été injustement condamnés et qui ont bénéficié d’un acquittement. Mais quand on dit demandes en révision et indemnisation judiciaire, cela veut dire qu’il y a d’abord une demande en révision d’un procès avec tous ses acteurs. L’intitulé de cet article est, pour moi, très satisfaisant. D’un côté, on a l’ouverture du procès avec l’ensemble des parties impliquées dans le procès et, de l’autre, l’erreur judiciaire. On est bien dans un cas où il y a, d’un côté, un prévenu, de l’autre une victime et un préjudice entre les deux. Cela doit être valable pour le cas d’une personne jugée pour coups et blessures volontaires et, par la suite, il s’est avéré que la victime est décédée de la suite de ses blessures. Quelles sont les voies de recours dont elle dispose pour rouvrir le dossier ? Les partisans de l’inculpation du prévenu vous diront attention, ce texte ne peut prévoir la révision du procès que pour l’inculpé. Mais dans ce texte, on ne me dit pas que sont exclues de la révision du procès la partie civile et les victimes. Donc, il n’y a pas de limite à l’application de ce texte. En parlant de procès pénal, logiquement, cela doit concerner aussi bien la partie civile, la victime que le prévenu.

Dans le cadre de la réalisation de ce dossier sur la justice, beaucoup de citoyens se sont plaints du verrou que constitue le procureur. Ils affirment que si le procureur ne demande pas, avec la victime, un pourvoi en cassation, celle-ci n’ouvre pas droit à un autre procès pénal…

Il est très juste de le dire et vous faites très bien d’aborder cette question. Parce que, souvent, on a tendance à ne penser qu’au condamné. On ne pense pas au condamné qui condamne par ses agissements une autre personne. Voir la volonté de la victime de se pourvoir en cassation dépendre de celle du procureur est d’un ridicule extraordinaire. Je n’ai jamais compris pourquoi dans un procès pénal, on vous dit que si le procureur n’a pas fait appel, vous n’avez pas le droit à l’appel. Soyons des juristes et voyons le texte de l’appel. Il est stipulé clairement que la faculté d’appel appartient au prévenu, à la partie civilement responsable, au procureur de la République, au procureur général, à l’administration publique dans le cas où celle-ci exercerait l’action publique et à la partie civile. Donc, j’ai le droit, suivant ce texte de loi, en tant que victime de faire appel sans avoir besoin de m’adjoindre à l’appel du parquet.

Dans la réalité, cela se passe autrement…

Justement. Expliquez-moi pourquoi dans la pratique, on ne veut pas appliquer ce qu’il y a dans la loi. Pour la réparation civile, vous avez le droit de faire cassation vous-mêmes. Cela veut dire que si cette victime a les moyens de prouver la culpabilité de cette personne qui a été acquittée soit par complaisance du magistrat soit par le fait d’une excellente plaidoirie de l’avocat, soit du fait du manque de preuves en temps voulu, elle ne peut pas prétendre à l’ouverture d’un autre procès. Toutes ces questions doivent être revues, cas par cas. On doit mettre sur un pied d’égalité la partie civile et le prévenu. La présomption d’innocence présentée par Isabelle Guiguou en France a justement apporté la solution à ces problèmes qui se sont posés. Elle et son équipe ont pensé à protéger la victime des aléas de la justice qui peuvent aller de l’acquittement à la relaxe. Elles ont tenté d’arriver à une sorte d’équilibre entre les droits des victimes et les droits des inculpés. Je voudrais attirer votre attention sur le principe de la présomption d’innocence. Certains pensent que la présomption d’innocence n’œuvre que dans le sens du prévenu. Et bien non. Je peux mettre à votre disposition une étude sur la présomption d’innocence dans laquelle on s’intéresse avant tout aux droits de la victime. Il faut garder à l’esprit que le prévenu est innocent, mais en protégeant et en préservant les droits de la victime. En France, avant d’introduire la notion de présomption d’innocence, on a été d’abord contraint de réviser la notion de réouverture de procès pénal. La possibilité de révision du procès peut profiter à la victime si elle n’arrive pas en temps voulu à présenter les preuves nécessaires de la responsabilité criminelle de son bourreau mais qu’elle les a ensuite. Pourquoi ne pas permettre chez nous aussi à cette victime de bénéficier de la révision du procès ? On vous répondra que rien ne vous empêche d’en formuler la demande.

Est-ce que cette démarche aboutit ?

Toute la question est là. On n’a pas encore de cas de révision de procès à la demande de la victime. Et même dans son droit à la réparation matérielle, la victime est lésée. Avant, le condamné qui ne paie pas les indemnités est contraint par le corps. C’est-à-dire qu’il est condamné à une peine de prison qu’on estime équivalente à la réparation matérielle. Mais on s’attend à ce que cette disposition de la loi soit annulée d’un moment à un autre, puisque l’Algérie vient de signer une convention internationale n’autorisant pas la contrainte par le corps. En évacuant ces différents paramètres, on a évacué les intérêts civils des gens. On fait aujourd’hui avec une justice tâtonnante, boiteuse qui va peut-être donner beaucoup plus de facilités à l’inculpé d’échapper à la justice. La victime, quant à elle, devra subir l’injustice, dans son corps, son âme et sa moralité.

N. H.