« Les commanditaires des disparitions bénéficient de l’impunité »

ALI YAHIA ABDENNOUR:

« LES COMMANDITAIRES DES DISPARITIONS BÉNÉFICIENT DE L’IMPUNITÉ »

Algeria Interface, 15 janvier 2003

Alger, 15 janvier 2003 – La Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) veut mener en 2003 une offensive pour la libération des détenus politiques et d’opinion. Son président, Maître Ali Yahia Abdenour, dénonce la discrimination opérée par les autorités entre les victimes du conflit algérien et impute au président de la république la responsabilité du règlement du dossier des disparus. Il estime par ailleurs que deux tiers des familles de disparus ne portent pas plainte auprès des autorités par peur de représailles ou par méconnaissance des lois. Interview.

Algeria Interface: Avez-vous enregistré des progrès dans le règlement du dossier des disparus, dont le nombre se situerait entre 4.000 et 7.000 personnes?
Ali Yahia Abdennour: Avant de répondre à votre question, il est nécessaire de souligner que la responsabilité des disparitions forcées incombe au pouvoir et aux groupes islamiques armés. Onze années de violence, de terreur, de massacres collectifs, d’exécutions extra-judiciaires, de tortures, de disparitions forcées, de souffrances connues et de détresses muettes, d’exode rural dû à l’insécurité, de régression brutale et continue du niveau de vie de la population, ont installé le peuple algérien dans un interminable deuil.
Dans la guerre qui oppose le pouvoir aux groupes armés islamiques, le peuple est à la fois otage, enjeu et moyen de lutte. Pour le pouvoir, l’enjeu de cette guerre est la population complice des groupes islamiques armés par conviction ou par peur, par choix ou par obligation, qu’il faut reprendre en main, en l’obligeant par l’escalade de la terreur et par la peur, qui est un élément fondamental de la guerre psychologique, à se replier sur elle-même, à se réfugier dans l’attentisme, puis à se rallier. La stratégie de la guerre révolutionnaire consiste à faire souffrir délibérément la population, à la frapper cruellement, à la martyriser, afin qu’elle ne constitue plus «l’eau du poisson», qui privé d’eau, crèvera. La guerre a été dure, cruelle, sans pitié, et la répression féroce. Cela dit, le dossier des disparus s’écrit au jour le jour. Des témoignages accablants pour le pouvoir grossissent chaque jour le dossier. Les enlèvements suivis de séquestrations et de disparitions ont été commis en connaissance de cause, couverts et ordonnés, par les plus hautes autorités de l’État, avec un machiavélisme hors du commun. Il n’y a aucun progrès dans le règlement de ce dossier. Le nombre de disparus est difficile à établir, et ne peut être qu’approximatif. Les fiches individuelles établies par la LADDH et les associations de familles des disparus font ressortir un chiffre entre 7.200 et 18.000.
Chaque fois qu’une famille remplit une fiche individuelle, il lui est demandé de préciser si son parent a été enlevé seul, ou avec d’autres personnes. La réponse est souvent la même: «il a été kidnappé avec 2, 3, voire 5 personnes, toutes identifiées». Mais ces autres familles contactées ne veulent pas porter plainte, par peur, fatalisme ou méconnaissance des lois. Il en résulte qu’en moyenne, une famille sur trois porte plainte, ce qui rend crédible le chiffre de 18.000 retenu par la LADDH.

Une «source autorisée de l’armée» a indiqué au journal Le Monde qu’il «n’y a plus un seul détenu au secret, où que ce soit, dans un local sous contrôle de l’Etat…». Est-ce pour vous une réponse acceptable?
La seule source légale autorisée est celle qui émane du président de la république. Il sera jugé par l’opinion publique sur sa capacité à résoudre le problème des disparus. Les disparus sont-ils, actuellement, vivants ou morts? Telle est la lancinante question. Le pouvoir connaît le sort réservé aux disparus. Seraient-ils toujours en vie, détenus dans des camps secrets et soumis au lavage de cerveau pour les retourner et en faire des repentis? S’ils sont vivants, le pouvoir doit les libérer ou les présenter à la justice. S’ils sont morts, ce qui doit être malheureusement le cas pour beaucoup d’entre eux, il doit localiser les lieux où ils ont été enterrés, et informer leurs familles angoissées qui vivent un véritable calvaire. Les disparus ne peuvent être déclarés morts tant que leurs cadavres n’auront pas été retrouvés. Leurs familles veulent leur retour, ou leurs corps, mais aussi le jugement des assassins, quelle que soit leur étiquette, par une justice autonome.

La même source a affirmé qu’il y avait 3.030 corps enterrés «sous X», de façon anonyme…
Laissons cette source de côté. M. Zerhouni, actuel ministre de l’Intérieur, a déclaré: «Pour les disparus, 2.600 à 2.700 cas ont été élucidés sur 4.600 plaintes. Il s’agit de personnes ayant rejoint les maquis, soit d’autres qui ont été abattues par leurs compères, soit d’individus incarcérés, soit encore de personnes présentes dans les cantonnements de l’AIS» (Armée islamique du salut, en trêve depuis 1997, Ndlr). Il a le droit de se défendre, le droit de mentir pour se défendre. Ce qui est, avec le droit de ne pas s’incriminer soi même, un droit fondamental. D’un autre coté, le président de la CNPPDH (Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme, dirigée par Me Farouk Ksentini, Ndlr), chargé de mission de l’administration auprès des droits de l’homme a déclaré au journal El Khabar – ce qu’il a nié 24 heures après, alors que ce quotidien détient un enregistrement des propos qui lui avaient été attribués – que «la CNPPDH a des preuves sur quelques cas de personnes détenues dans des lieux secrets». Les mères de disparus (…) recherchent la vérité par devoir de mémoire et de justice.

Ces pages sombres de l’Algérie seraient tournées dans le cas d’une amnistie générale soutient Farouk Ksentini, le président de la CNPPDH. Partagez-vous cette opinion?
L’amnistie est collective. Elle réhabilite les condamnés ou les accusés, abolit leurs condamnations, laisse intactes leurs convictions et leur fierté. Elle ne peut intervenir qu’après la vérité et la justice. Quel que soit l’habillage dont on a voulu parer la violence du pouvoir, elle est criminelle. Les commanditaires des disparitions ne seront jugés en Algérie qu’après un changement de régime et non un changement dans le régime. Les conditions politiques et juridiques ne sont pas réunies pour les juger, car ils sont au sommet de l’Etat, bénéficient de l’impunité du fait de leur prééminence au sein du pouvoir, qui les absout de tous les crimes. La justice internationale en marche permet de juger les assassins impunis dans leur pays. Le pouvoir a opéré une discrimination manifeste entre les victimes du terrorisme des groupes armés islamiques et celles du terrorisme de l’Etat, alors qu’elles sont toutes des victimes de la tragédie nationale. Toutes les familles des victimes de la tragédie nationale doivent être traitées sur un pied d’égalité et bénéficier des mêmes droits.

Un nouveau cas de disparition forcée a été signalé en novembre dernier dans la région de Mostaganem. Cela signifie-t-il que l’impunité règne toujours?
L’impunité règne partout en Algérie. Le 13 novembre dernier, les frères Mohamed et Kamel Boudahri ont été enlevés à leur domicile par 7 civils armés. Le même jour, Mohamed a été ramené à son domicile dans un état physique déplorable, il avait été torturé. Le lendemain, les mêmes ravisseurs ont informé la mère de Kamel que ce dernier s’est enfui et a rejoint le maquis de Relizane. Cela continue…

Quelle votre appréciation sur la situation des droits de l’homme en Kabylie?
La Kabylie, cible permanente et privilégiée du pouvoir, est un volcan ouvert qui n’est pas à sa première éruption, car d’autres suivront. La chronologie et le bilan du printemps noir établis par la LADDH depuis avril 2001, fait ressortir 117 morts, plus de mille blessés et des centaines de handicapés à vie. La responsabilité du pouvoir est totale. Les «aârouch», qui sont en danger permanent de manipulation et de récupération par le pouvoir, ne doivent pas servir de tremplin à des forces politiques. Ils doivent servir une ambition collective et non des ambitions individuelles, réparer leurs erreurs et leurs fautes. Car, pour entrer en politique, il faut sortir du populisme.

Quelles sont les perspectives de la LADDH, pour 2003?
Pour l’année 2003, la LADDH a retenu quatre priorités. La priorité de l’heure est de lancer une offensive sans précédent en faveur de la libération de tous les prisonniers politiques et d’opinion. Ensuite, la levée de l’état d’urgence, qui altère et aliène les droits humains, conditionne la libération du champ politique et médiatique, ainsi que l’exercice des libertés individuelles et collectives est la deuxième priorité. La question des disparus sera à l’ordre du jour d’une conférence internationale qui se tiendra prochainement à Alger. Nous nous pencherons également sur la question de la situation dans les prisons.

Interview: Abdelkader Moulay