La page oubliée du 20 Août à Skikda : ‘Stade Cuttoli’, l’antichambre du massacre

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La page oubliée du 20 Août à Skikda : ‘Stade Cuttoli’, l’antichambre du massacre

El Watan, 20 août 2016

Soixante-et-un ans après, l’histoire du 20 Août 1955 à Skikda reste encore à raconter. Tout n’a pas été dit. Volontairement ou pas.

Il suffit juste de se défaire, l’instant d’une commémoration, des clichés habituels de l’Algérie officielle pour trouver encore, dans chaque rue, dans chaque café et dans chaque maison de la vieille ville, mille et une histoires à narrer.

Que ce soit pour les anciennes générations ou les nouvelles, on ne peut aujourd’hui évoquer cette date historique sans se référer, instinctivement, à quelques repères. Les rafles des Arcades, les assassinats au stade communal, l’accrochage de la rue de Paris, les tueries d’El Alia, de Fil-Fila, de Sidi Ahmed et de Zef Zef représentent les bastions phares de cet événement historique.

Quant aux images des massacres perpétrés au stade communal, elles ont fini par s’incruster dans la mémoire collective nationale au point de résumer, à elles seules, toute la tragédie du 20 Août 1955.

Mais il demeure encore des lieux, des faits et des hommes qui sont restés en marge de l’Histoire. Le stade Cuttoli constitue, indéniablement, l’un de ces maillons manquants dans l’histoire du processus global de répression mis en place par les militaires français. Ce qui s’est passé dans ce lieu n’a jamais été évoqué. On s’est toujours limité à citer ce stade sans assumer le devoir de s’y incruster pour mieux comprendre et en témoigner.

Retour au stade 61 ans après !

Le stade Cuttoli, d’autres le désignent sous l’appellation de Kessler, porte aujourd’hui le nom de stade du 8 Mai 1945. C’est en fait ce petit terrain de basket-ball situé au cœur de la ville, juste en face de la salle Aïssat Idir. Avant l’indépendance, son enceinte était beaucoup plus grande et englobait un large espace allant jusqu’aux environs de Dar El Mouallim.

Son étendue et sa proximité des casernes et des quartiers populaires de la ville de Skikda semblent avoir encouragé les militaires à en faire le premier lieu de regroupement de tous les interpellés. Ici, des centaines d’Algériens ont séjourné dans d’atroces conditions plusieurs jours durant. Certains seront relâchés, d’autres déportés et plusieurs autres se verront reconduits au stade communal, loin de moins d’un kilomètre au sud pour y être assassinés.

Il fallait donc revenir sur ces lieux, même 61 ans après. Juste pour comprendre. Pour savoir aussi ce qui s’y était passé. Mais encore fallait-il trouver des témoins qui ont séjourné dans ce stade pour mieux faire la part des choses. «La peur se transmettait d’un visage à un autre. La peur nous étranglait», témoigne Salah Sid, un ancien champion national de natation. Le 20 Août 1955, il avait juste 17 ans. Bouhadja Chaâbane, dit Mabrouk, lui avait 28 ans à cette date. Tous deux ont «séjourné» au stade Cuttoli. Ils acceptent, ici, de faire le flash-back et revenir sur ce qu’ils ont vu, senti et enduré.

Salah Sid témoigne : «Je rentrais du port où je travaillais. J’étais en compagnie de Lamine Bekkouche et de Boughlita Aliouat. Il était midi et on s’est retrouvés au cœur des événements. Mes deux compagnons furent blessés. Ils ont tenté de fuir, mais ils furent achevés non loin des escaliers des Zig-Zag. On n’entendra plus jamais parler d’eux.»

Lui, il tentera de regagner son domicile au quartier Zkake arabe (quartier arabe). Il sera arrêté dans une gargote du quartier avec plusieurs personnes qui s’y cachaient pour éviter la folie furieuse des soldats français. Tout le monde est conduit directement au stade Cuttoli . Salah y passera 8 jours. «Oui, on a passé 8 jours sans manger. On dormait à même le sol. Le stade était plein. On nous scindait en plusieurs groupes. Moi, je faisais partie de ceux qui devaient être déportés vers un centre de concentration au sud du pays. Le stade ne désemplissait jamais. Certains partaient, on ne sait où et d’autres venaient les remplacer.

Il était impossible d’imaginer la moindre tentative d’évasion. Juste en face et sur le perron de l’actuelle salle Aïssat Idir, il y avait en continuité des CRS qui tenaient une pièce de 12-7. Des fois, il leur arrivait même de tirer en l’air pour faire disperser les centaines de parents. Ces derniers prenaient place sur le monticule situé non loin du stade pour essayer de voir si l’un des leurs était parmi les arrêtés», rapporte Salah.

La peur pour communiquer

Il faut rappeler que les militaires avaient peur de ces rassemblements d’Algériens. Ils avaient peur que les choses dégénèrent encore. D’ailleurs, à partir du 21 août, une instruction interdisait tout rassemblement d’Algériens. «On n’avait droit qu’à une discussion à deux. Si on voyait trois Skikdis se parler, ils devenaient automatiquement suspects et risquaient des représailles», rapportent ceux qui ont vécu cette période.

Dans son témoignage, Salah répétait et à plusieurs reprises deux ou trois événements qui semblent l’avoir profondément marqué. «Au deuxième jour de mon séjour, les militaires avaient emmené un groupe de 15 hommes qu’ils ont placés au centre du stade pour éviter tout contact. Ils étaient mouillés comme s’ils venaient d’être trempés dans de l’eau de la tête aux pieds. Je me souviens de leurs regards apeurés. On apprendra plus tard qu’ils avaient été arrêtés à El Alia.»

Il évoque aussi les exactions commises par les militaires et par les CRS. «L’intimidation et l’humiliation faisaient partie de notre quotidien. On tentait de nous briser. On avait même notre lot de travaux forcés. Au cinquième jour de mon séjour au stade Cuttoli, les militaires sont venus m’emmener avec d’autres personnes vers le cimetière chrétien. On nous a ordonné de creuser une tranchée de 15 m de longueur et de 1,5 m de profondeur. On était affamés et à bout de forces, mais il fallait creuser. L’un de nous, un jeune que je ne connaissais pas, n’en pouvait plus. Les militaires sont venus lui intimer l’ordre de reprendre le travail et comme il n’y arrivait plus, ils l’ont conduit en bas du cimetière et l’ont abattu…»

Hamid Boudoukhana, le guerrier entêté

Comme pour profiter de la détresse de ceux qui gisaient au stade, chaque matin, des colons venaient leur proposer un travail aux champs. «Aucun Algérien n’acceptait cet offre. Aucun !» témoigne Salah.
Salah se rappelle aussi d’autres souffrances. «On avait l’impression d’être des jouets vivants pour des militaires qui n’avaient rien à faire, alors ils s’amusaient à nous humilier. Je me souviens de Teffahi Bachir qui faisait partie de mon groupe. Les militaires l’obligeaient à faire des pompes sous leurs coups de crosse.»

Salah Sid évoque longuement l’histoire de Hamid Boudoukhana, un Skikdi connu pour ses activités nationalistes : «Hamid était un homme très courageux. Il était obstiné et ne se laissait pas faire. Il avait une belle montre que lui avait donnée son ami Mohamed Tarfaya. Les militaires ne cessaient de l’intimider en vue de lui prendre son bien. Il avait compris et comme les militaires devenaient plus insistants et menaçants, il enleva sa montre et l’écrasa devant eux. Il subira par la suite des représailles. On est allé jusqu’à lui taillader le crâne avant de décider de le sortir du stade pour le liquider. Il a connu le même sort que Khaldi, dit Keli, et d’autres encore.»

Bouhadja Chaabane dit Mabrouk narre presque les même faits même s’il faisait partie d’un autre groupe. Lui a été arrêté à El Kobbia alors qu’il rentrait de Ramdane Djamel où il travaillait. Le 20 août 1955, il avait 28 ans. «Au stade Cuttoli, il y avait beaucoup de monde. Il y avait des Skikdis que je connaissais et d’autres personnes étrangères à la ville», raconte-t-il. Effectivement, en ce 20 août 1955, Skikda grouillait de monde. Il y avait des Algériens qui venaient juste de débarquer du navire Sidi-Okba en provenance de Marseille, en plus de tous ceux venus des hameaux et des villages pour prendre part à l’offensive.

Mabrouk poursuit son témoignage : «On devait constamment rester assis. Même pour aller aux sanitaires, il nous fallait ramper. C’était dur. Au bout de deux jours au stade, j’ai fini par comprendre qu’il allait éviter de faire partie du groupe des corvées de bois. Tous ceux qui ont été désignés par les militaires pour faire ces corvées ne sont jamais revenus. On apprendra plus tard qu’ils avaient été emmené aux maquis d’El Alia pour y être assassinés.»

Mabrouk ne manque pas d’évoquer le souvenir de ses amis qui, eux, n’auront pas la chance de sortir indemnes du stade : «Je me souviens de Allouche, dit Moumouh, que les militaires étaient venus chercher vers minuit. Je me souviens aussi de Zada, qui était à l’isolement et constamment surveillé par deux militaires. Lundi 22 août, on est venu le chercher. On ne l’a plus jamais revu depuis…»
Khider Ouahab