Le Pen et la torture : l’enquête du « Monde » validée par le tribunal

Le Pen et la torture : l’enquête du « Monde » validée par le tribunal

Le Monde, 28 juin 2003

Le président du Front national avait attaqué le quotidien pour des articles parus en 2002 faisant état, sur la foi de témoignages concordants, de sa participation à la torture pendant la guerre d’Algérie. La 17e chambre correctionnelle de Paris a reconnu « la crédibilité certaine » des faits.
Cinquante pages : par son ampleur exceptionnelle, le jugement est de poids. La 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris a relaxé Le Monde, jeudi 26 juin, et débouté Jean-Marie Le Pen de ses poursuites en diffamation. Le président du Front national s’estimait atteint dans son honneur et sa considération par des articles sur la torture en Algérie publiés les 4 mai et 4 juin 2002, avant le premier tour de l’élection présidentielle et le deuxième tour des législatives. Signés par Florence Beaugé, spécialiste de l’Algérie au Monde, ils faisaient état, sur la foi de témoignages concordants, de la participation de M. Le Pen à la torture pendant la guerre d’Algérie. Alors jeune député poujadiste, le lieutenant Le Pen s’était engagé volontairement en Algérie en janvier 1957 et y était resté trois mois, en pleine bataille d’Alger, en tant que chef de section d’une compagnie d’appui au 1er régiment étranger de parachutistes (1er REP).
Les faits étant amnistiés et prescrits, il ne s’agissait pas, pour le tribunal, de dire si Jean-Marie Le Pen avait effectivement torturé en Algérie mais si Le Monde disposait d’éléments suffisants pour le croire. Seule pouvait donc être jugée la bonne foi du journal : les écrits doivent alors, selon la jurisprudence, obéir à un but légitime, ne pas être inspirés par une animosité personnelle, respecter la prudence dans l’expression et être le fruit d’une enquête sérieuse et approndie. Après avoir étudié ces quatre critères, le tribunal, présidé par Edith Dubreuil, conclut dans son jugement que Le Monde doit « bénéficier de l’excuse de bonne foi, compte tenu du caractère concordant des témoignages que la journaliste a rapportés et des vérifications auxquelles elle a personnellement procédé, son travail n’ayant nullement consisté, comme il a déjà été dit, à établir la preuve de la vérité des faits exposés par elle – impossible en tout état de cause – mais à informer ses lecteurs sur des circonstances qui lui paraissait dignes d’intérêt et offrant une crédibilité certaine ». M. Le Pen a fait appel de la décision.
Selon le jugement, la « légitimité du but poursuivi » par le journal n’est « pas contestable dès lors qu’il s’est agi d’informer les lecteurs du journal, à la veille d’élections majeures pour le pays -l’élection présidentielle et le premier tour des élections législatives-, sur le passé d’un homme politique, candidat à la magistrature suprême, désormais en lice avec un seul autre concurrent, et également leader d’un parti politique présentant, sur le territoire national, de nombreux candidats à la députation ».
Le tribunal constate que le journal « n’a pas fait preuve d’animosité personnelle particulière » à l’égard de Jean-Marie Le Pen, même si la raison d’être d’une publication,  » dans une société démocratique, est à coup sûr d’informer ses lecteurs mais aussi de faire des choix d’opinion ». Le tribunal constate également que Le Monde a respecté le principe du contradictoire et est resté prudent dans l’expression, Florence Beaugé ayant rapporté les déclarations des témoins « sans assortir leurs dires du moindre commentaire ».
Pour relaxer Le Monde, le tribunal constate surtout que le journal a effectué une enquête « particulièrement sérieuse et approfondie ». Le jugement rappelle les conditions dans lesquels Florence Beaugé a indiqué avoir travaillé. A la barre, elle a déclaré avoir consacré une grande partie de son temps aux événements d’Algérie. Alors qu’elle couvrait l’actualité, le passé surgissait sans cesse, et avec lui des noms, dont celui de Le Pen, « associé à une très grande violence ». Elle a recueilli des témoignages de victimes de la torture, puis de tortionnaires : les révélations du général Massu, les dénégations du général Bigeard, les aveux du général Aussaresses. Ces témoignages sur les exactions qu’aurait commises la section du lieutenant Le Pen, la nuit du 2 au 3 février 1957 dans la casbah, ont été publiés.
Pour appuyer ses dires, Le Monde a produit à l’audience un poignard sur le fourreau était écrit : « J.M. Le Pen 1er REP ». Ce poignard avait été remis au journal par Mohammed Cherif Moulay, le fils d’Ahmed Moulay, haut responsable politico-militaire du FLN. Il l’avait retrouvé dans la maison où son père avait été torturé à mort en présence de Jean-Marie Le Pen, dans la nuit du 2 au 3 mars 1957, alors que lui-même était âgé de 12 ans.
A la barre, il a raconté qu’une unité de parachutistes dirigée par un homme qu’il avait identifié plus tard comme étant le lieutenant Le Pen avait surgi dans sa maison de la casbah. Il a aux juges avoir vu son père subir le supplice de l’eau, qui consiste à noyer la victime en lui administrant de force des litres d’eau savonneuse, puis de l’électricité. Il l’avait ensuite retrouvé criblé de balles, le ventre encore gonflé. Le tribunal remarque que ce poignard produit à l’audience « apparaît semblable à ceux que portaient les officiers en activité appartenant à d’autres régiments également placés sous le commandement du général Massu -dont dépendait le 1er REP-« .
L’avocat de Jean-Marie Le Pen, pour qui les témoignages recueillis à l’audience sont d’odieux mensonges, avait déclaré à l’audience qu’étant chargé de « l’exploitation du renseignement et des arrestations », le lieutenant n’avait jamais eu pour mission de procéder à des interrogatoires et ne s’était jamais rendu dans la casbah, laquelle n’était pas dans le secteur d’affectation du 1er REP. Le général Martin, alors capitaine, était venu le confirmer à la barre.
Cependant, le tribunal souligne que le général Aussaresses, en écho aux écrits du général Massu, avait écrit dans une attestation produite à l’audience que les régiments n’étaient pas cantonnés à leur secteur : « On dépassait les vanités personnelles pour donner la priorité au rendement. » De même, assurait le général Aussaresses dans cette même note, les interrogatoires pouvaient être menés « par des officiers qui n’étaient pas forcément des officiers de renseignement. » « Il doit en être conclu,note le tribunal, que si, comme l’a souligné à la barre le général Martin, la ville d’Alger avait bien été à l’origine, divisée en secteurs d’intervention précis réservés à chaque régiment, ce découpage avait très vite été oublié dans la pratique au profit de l’efficacité des recherches à effectuer, à partir des informations obtenues sur telles personnes ou telle opération signalée ».
Le tribunal estime que Florence Beaugé a eu connaissance de nombreux témoignages « allant dans le même sens »
Marion Van Renterghem

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Deux procès pour le général Schmitt

Le général Maurice Schmitt, l’ancien chef d’état-major des armées, sera au centre de deux procès en diffamation, les 4 et 11 juillet, à Paris. Le premier est intenté par Louisette Ighilahriz, militante du FLN, dont le témoignage dans Le Monde, en juin 2000, avait servi de catalyseur d’un débat sur les exactions commises par l’armée pendant la guerre d’Algérie.
Le général Schmitt avait qualifié ce récit, le 6 mars 2002 sur France 3, de « soi-disant témoignage » et le livre de Louisette Ighilahriz, Algérienne (Fayard), de « tissu d’affabulations, de contrevérités ».
Le second procès a été intenté par Henri Pouillot, un ancien appelé, témoin des tortures dans la villa Susini à Alger, qualifié pendant la même émission par le général Schmitt, soit de « menteur », soit de « criminel ». Maurice Schmitt, qui était lieutenant pendant la guerre d’Algérie, est le plus haut responsable militaire à être poursuivi pour une affaire de diffamation liée à l’utilisation de la torture.

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Trois ans qui ont modifié le regard sur la guerre d’Algérie

20 juin 2000
. Témoignage, à la « une » du Monde, de Louisette Ighilahriz, torturée et violée à l’âge de 20 ans, au siège de la 10e division parachutiste, pendant la bataille d’Alger, en 1957. Cette ancienne militante du FLN met en cause les généraux Massu et Bigeard et recherche l’homme qui l’a sauvée, un médecin militaire, le commandant Richaud.

22 juin 2000
. Dans une interview au Monde, le général Jacques Massu exprime ses regrets et déclare que « la torture n’est pas indispensable en temps de guerre, on pourrait très bien s’en passer ». Le même jour, le général Marcel Bigeard dément tout en bloc et qualifie le récit
de Louisette Ighilahriz de « tissu de mensonges ».

31 octobre 2000
. L’Humanitépublie l’appel de 12 intellectuels, parmi lesquels Pierre Vidal-Naquet et Henri Alleg, qui réclament la reconnaissance et la condamnation par l’Etat français de l’usage de
la torture en Algérie.

9 novembre 2000
. Le Monderévèle « l’affaire Mohamed Garne », né d’un viol collectif de sa mère par des soldats français, en août 1959 en Algérie. Ce « Français par le crime » demande la reconnaissance par la justice française du préjudice subi.

23 novembre 2000
. Premiers aveux du général Paul Aussaresses dans Le Monde. L’ancien coordinateur des services de renseignements à Alger révèle notamment avoir abattu de sang-froid 24 Algériens. De son côté, le général Massu déclare que la pratique de la torture devrait être reconnue par la France et condamnée.

28 décembre 2000
. Enquête du Mondesur les troubles psychiques liés à la guerre. 350 000 anciens d’Algérie seraient concernés.

Mai 2001
. publication du livre du général Aussaresses, Services spéciaux Algérie, 1955-1957.

27 juin 2001
. Trois anciens militants du FLN accusent sur France 3 le général Maurice Schmitt, ancien chef d’état-major, d’avoir été le « chef d’orchestre » de leurs tortures,
en 1957, à Alger.

12 octobre 2001
. Publication par Le Monded’une enquête sur les viols pendant la guerre d’Algérie.

22 novembre 2001
. Mohamed Garne se voit accorder une pension de l’Etat français.

26 novembre 2001
. Procès du général Aussaresses au tribunal correctionnel de Paris. Il est poursuivi pour « complicité d’apologie de crimes de guerre » et sera condamné en janvier 2002 à 7 500 euros d’amende (peine confirmée en appel en avril 2003.)

4 mai et 4 juin 2002
. Série d’articles dans Le Monde sur le passé algérien de Jean-Marie Le Pen.

15 et 16 mai 2003
. Jean-Marie Le Pen poursuit Le Monde en diffamation.

ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 28.06.03

Quand le regard sur l’histoire fait évoluer la justice
LE MONDE | 27.06.03 | 13h43
La jurisprudence a changé dans les années 1990
Jusqu’au début des années 1990, la publication dans la presse de témoignages accusant Jean-Marie Le Pen d’avoir torturé en Algérie était considérée par la justice comme diffamatoire. En 1988, Le Monde et Libérationavaient ainsi été condamnés pour avoir publié, trois ans plus tôt, les propos d’un engagé volontaire aux côtés de M. Le Pen, Jean-Maurice Demarquet, qui accusait le dirigeant du Front national d’avoir « torturé personnellement » et « mis la main à la pâte » en Algérie. En 1989, la Cour de cassation avait également confirmé que l’honneur de M. Le Pen avait été atteint par la publication, dans Le Canard Enchaîné en 1984, et dans Libérationen 1985, de témoignages de victimes algériennes sur des tortures dirigées ou pratiquées l’ancien lieutenant.
En 1985 pourtant, en première instance, le responsable d’extrême droite avait perdu contre Le Canard enchaîné. M. Le Pen « ne saurait à la fois approuver la conduite de ceux qui ont commis les actes qui lui sont imputés et affirmer que cette imputation le déshonore », notait le tribunal. Cette appréciation de l’atteinte à l’honneur et à la considération a cependant été écartée en appel. Depuis 1975, la Cour de cassation interdit en effet aux juges toute évaluation subjective de ces notions, qu’elle soit le fait de la personne mise en cause ou du public conduit à poser un regard sur elle.
Bien que le cadre juridique reste inchangé, l’approche politique et historique de la guerre d’Algérie se modifie. En 1993, un arrêt de la cour d’appel, confirmé en 1994 par la Cour de cassation, relaxe pour la première fois définitivement le Canard enchaîné. Un numéro des Dossiers du Canardconsacré à M. Le Pen avait publié sur deux pages une enquête de Louis-Marie Horeau, titrée « Monsieur sans gégène », et sous-titrée « Ne parlez plus à Le Pen de torture, ça lui fait mal et il poursuit tous ceux qui osent ».
La Cour de cassation a ensuite confirmé en novembre 2000 la relaxe de Michel Rocard, qui avait déclaré à la télévision : « En Algérie, -M. Le Pen- a torturé », puis, en juin 2001, celle de l’historien Pierre Vidal-Naquet, qui évoquait, dans son ouvrage Le Trouble et la lumière, les « activités tortionnaires de Jean-Marie Le Pen ».
Nathalie Guibert
ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 28.06.03